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Information, échange et catallaxie

samedi 6 septembre 2008

Une première étape consistera à se référer aux investigations théoriques antérieures menées par Hayek, dans sa critique sur les théories de l’équilibre économique. Ses principaux résultats sont utilisés pour considérer le problème des coûts de transaction, du point de vue de l’information. Ceci requiert une distinction claire entre les coûts de transaction anciens et courants d’une part, et les coûts de substitution d’autre part.

« But let us be honest. How much more do we know about market process than Adam Smith knew that is of practical relevance. »

J. M. BUCHANAN , 1980

Réflexions sur les concepts-clés de la théorie évolutionniste du marché [1]Manfred E. Streit et Gerhard Wegner [2]

En particulier, les coûts de transaction courants serviront à mettre en lumière les limites explicatives des théories de l’équilibre. En utilisant des coûts de transaction en terme d’information, de même type que ceux de Coase, on peut montrer que ces limites peuvent être repoussées par une extension de la théorie de l’équilibre général. Finalement, l’interprétation hayekienne de la coordination à travers les transactions marchandes, comme ordre spontané plutôt que créé, est reconsidérée à la lumière de notre concept de coût de transaction.

Par ce moyen, nous voulons montrer que certains problèmes soulevés par la théorie évolutionniste du marché ne peuvent pas être résolus par une extension du cadre de l’équilibre général ; en revanche, ils nécessitent une approche théorique originale.

2. Un débat sans réponse

Alors que la théorie walrassienne de l’équilibre s’établissait solidement au sein du courant néoclassique dominant, certains courants continuaient à s’intéresser aux théories évolutionnistes. Ceci était particulièrement vrai pour l’école autrichienne [3].C’est principalement Hayek qui a critiqué l’équilibre général et les théories du « welfare » en insistant sur le problème de l’information lors de la coordination des décisions individuelles.

Cependant, ce défi des années 30 n’a pas été relevé. Même lorsqu’on en parlait, le concept de concurrence comme processus de découverte, et les problèmes théoriques qu’il soulève, n’ont pas fait l’objet de recherches sérieuses.

2.1. Equilibre et Evolution

Comme Hayek le faisait remarquer (Hayek-1937), l’idée de base dans le modèle d’équilibre général était de reconstruire un processus d’affectation en fonction de l’offre et de la demande sur tous les marchés. Il devient alors possible de démontrer la stabilité du modèle d’équilibre. Les préférences individuelles, les dotations en ressources, et les fonctions de production étaient considérées comme des données.

Cela permet également de définir le but de la théorie du welfare, c’est à dire d’analyser la qualité de l’ajustement à travers le processus du marché, grâce au critère de Pareto.

A partir de l’idée de base du modèle walrassien, Hayek pouvait montrer que la combinaison de prix et de quantités qui caractérise l’équilibre général devait être considérée comme indéfiniment reconductible, de période en période. A l’équilibre, les plans des participants au marché sont mutuellement compatibles.

De fait, les agents économiques ne sont pas incités à réviser leurs plans. Sous ces conditions, il est seulement possible de provoquer des changements en introduisant des chocs exogènes, qui entraînent un nouvel ajustement vers l’équilibre.

Ce qui est important, dans ce raisonnement bien connu, c’est que tout changement provoqué par un choc exogène demeure inexpliqué. Hayek rejeta cette conception parce que, explique-t-il, le processus de coordination à travers un marché concurrentiel contient lui-même une capacité à générer des chocs qui modifient le résultat final.

Le virage qu’il convient d’accomplir à partir de la position néoclassique a été décrit par Hayek en ces termes (Hayek -1979, p.181 ) :

« ... la théorie économique semble parfois barrer la route à une véritable appréciation du processus de concurrence, parce qu’elle part de l’hypothèse que les ressources rares sont des données. Mais quels sont les biens rares, et qu’est-ce qu’un bien ?

Leur rareté et leur valeur sont précisément les choses que la concurrence doit faire apparaître ».

2.2. Information et coordination

Le problème de la connaissance se pose à propos de l’équilibre général. Celui-ci suppose que les individus soient parfaitement informés de leurs propres préférences et des prix de tous les biens qui interviennent dans leur fonction d’utilité. Sous cette hypothèse, et si le consommateur maximise son utilité, il est théoriquement possible de construire des plans de production et d’échange qui soient mutuellement compatibles.

L’hypothèse d’information parfaite est sujette à une critique somme toute bien connue. Cette critique trouve une réponse si l’on introduit l’incertitude, sans changer les concepts de base.

Une telle réponse n’est pas opposable à l’objection d’Hayek qui va bien au-delà d’une simple querelle sur les hypothèses. Il ne conçoit pas l’information imparfaite comme une déviation par rapport à un modèle idéal. Pour lui, l’imperfection de l’information est inhérente au système d’échange qui résulte de la division du travail entre des individus autonomes. Elle doit constituer le point de départ de tout modèle explicatif, et non un cas particulier, ou une extension du modèle de base.

Dans le cadre du modèle néoclassique, l’imperfection de l’information peut uniquement être présentée comme une déviation de la situation initiale où l’information est supposée parfaite.

La coordination à travers les transactions marchandes reflète pour Hayek non seulement une division du travail, mais aussi une division de la connaissance (Hayek -1937, p.49). L’imperfection de la connaissance doit être considérée de manière concomitante avec la division du travail, et non comme un obstacle.

D’un point de vue informationnel, le processus du marché reflète un échange inter -individuel basé sur la connaissance personnelle de chacun ; mais la totalité du savoir ne peut jamais être maîtrisée par qui que ce soit. Ceci implique une vision du problème de l’information irréconciliable avec la théorie de l’équilibre. Citons Hayek de nouveau (Hayek -1945. p.530) :

« Le problème ne serait en rien résolu si l’on arrivait à montrer qu’un individu (l -observateur-économiste) disposant de toute l’information possible, parvienne à déterminer la solution optimale.

Nous devons plutôt expliquer comment une solution émerge de l -interaction sociale, chacun ne possédant qu -une partie du savoir total. Supposer que toute la connaissance soit donnée à un seul individu, ou qu’elle appartienne à tout le monde revient à occulter le problème ».

Le défi lancé par Hayek impliquait un rejet sans compromis de l’équilibre général, comme théorie explicative de la coordination des décisions économiques décentralisées. La présentation en terme d’équilibre général est la manière dont on explique le processus de coordination des décisions.

La manière dont la théorie néoclassique présente l’équilibre comme s’il résultait d’une connaissance parfaite des données essentielles signifie qu’elle ne fait pas de distinction entre :

- le problème relatif à la manière dont l’individu coordonne efficacement son activité, et

- le problème de la coordination globale des activités résultant de tous les agents individuels à travers les transactions sur le marché.

Le premier problème concerne l’agent économique individuel qui tente de dresser des plans lui permettant de coordonner ses propres activités en fonction de ses objectifs. Dans l’univers néoclassique, le second problème est également résolu en termes d’organisation, comme si l’équilibre résultait d’un dessein humain qui embrasse tous les objectifs (la fonction de bien-être) et les activités de tous les individus.

Hayek, en revanche, nie la possibilité d’employer le même concept dans les deux cas. Reprenant une expression classique, il explique comment l’affectation finale résultant du marché est en réalité « le résultat de l’action de l’homme, mais non de son dessein » (Hayek -1967, p.96).

La négligence de cette différence conceptuelle entre l’organisation strictement individuelle et la "catallaxie", comme un ordre spontané particulier (Hayek -1976, p.107 et suivantes), ou comme un système auto-organisé, a aussi influencé l’économie dans son ensemble, et a permis d’introduire une pléthore de cas où le marché conduisait à l’échec. Au même moment, il était possible de déterminer les interventions gouvernementales opportunes, sous information parfaite, qui pouvaient résoudre les déficiences du processus marchand.

2.3. Coûts de transaction et catallaxie

Plus récemment, l’économie néoclassique du bien-être s’est développée d’une manière qui restait toujours hermétique au problème de la connaissance soulevé par Hayek. On insistait sur les coûts de l’échange marchand et sur ses conséquences quant à la rencontre de l’offre et de la demande. En dernier lieu, Coase et Demsetz ont répertorié tous les cas d’échec du marché résultant des approches pigouviennes qui négligeaient les coûts de transaction [4]. Leur analyse conduisait à des résultats originaux et à une critique de l’économie néo-classique du bien-être. Leur critique était sans aucun doute tout aussi virulente que celle de Hayek. Mais elle fut mieux acceptée.

Il était plus facile d’admettre la critique de l’école de Chicago parce que cela ne remettait pas en cause la théorie de l’équilibre général en tant que telle. Il s’agissait plutôt d’une extension du cadre néoclassique [5]. Les coûts de transaction ont été intégrés dans les modèles d’équilibre partiel. L’approche néoclassique restait fondamentalement intacte. Par ailleurs, les critiques issues de l’école de Vienne insistaient sur la nécessité d -une « théorie de la complexité » (Hayek1964/1967) afin d’éviter le déterminisme : ils proposaient de mettre en place une véritable théorie de la catallaxie, comme source d’ordre dans un contexte en évolution [6].

L’objectif central de cet article sera de montrer que l’approche de Chicago laisse la plupart des enjeux relatifs aux coûts de transaction inexplorés, à cause du concept d’équilibre. Si les conséquences attachées aux coûts de transaction sont examinées avant le problème de la limitation de la connaissance, il est évident que le modèle d’équilibre engendre des conclusions inadéquates. Une modification radicale de cette méthodologie servira de base pour forger une théorie évolutionniste du marché.

3. Coûts de transaction, équilibre et évolution

Dans une première étape, il sera nécessaire d’introduire le concept de coût de transaction. II apparaîtra qu’il n’existe pas d’accord général sur le contenu et l’usage de ce concept. Il sera montré que ceci est une conséquence du fait que l’on a déformé le concept pour l’adapter à sa théorie de l’équilibre général. Nous montrerons que les coûts de transaction reflètent un usage de ressources pour coordonner l’affectation à travers le processus de marché. Les coûts de coordination entre les entreprises, ou d’autres organisations ne seront pas traités. Toutefois, cela ne veut pas dire que l’assimilation de coûts d’organisation à des coûts de transaction (Coase, Williamson) ne soit pas pertinente du point de vue de l’acquisition et de l’échange d’informations.

3.1. Les coûts de transaction non récupérables ou sunk costs

D’un point de vue institutionnel, les transactions marchandes engendrent des accords sur l’échange de droits de propriété, ou sur des fractions de ces mêmes droits. Ceci implique que ces droits et leur échange soient effectifs. Une protection légale est fournie par ce que Lachmann (1963, p.66) appelle des « institutions externes ». Elles représentent un élément important de la constitution des pays à économie de marché. Les institutions externes consistent essentiellement en des affirmations légales relatives à :

- la définition sans équivoque des droits de propriété,

- l’application des contrats d’échange,

- la procédure de résolution des conflits relatifs à la définition ou à l’échange des droits de propriété.

Définir ces institutions comme externes au marché rend compte du fait qu’elles représentent un cadre légal dans lequel les individus agissent. On supposera que ces règles ne peuvent pas être changées, même en cas d’accord mutuel. Un changement ne peut être accompli que par le processus parlementaire, auquel les individus participent par l’intermédiaire du vote.

Les institutions internes du marché sont différentes, par le fait qu’elles se développent de manière autonome durant le processus d’échange des droits de propriété. Les institutions internes les plus importantes sont, par exemple, les conditions générales du commerce. En fixant des normes et des règles de comportement, les institutions internes réduisent les négociations inhérentes à chaque contrat.

Du point de vue de l’affectation des ressources, la mise en place des institutions internes et externes engendre des coûts non récupérables.

Les institutions externes peuvent en fin de compte être assimilées à une infrastructure publique [7]. Mais les institutions internes ont aussi des propriétés de bien public, dans la mesure ou elles peuvent être utilisées de manière répétitive au cours du temps. Elles émergent fréquemment de la coutume, ou de la pratique commerciale et sont donc spontanées par essence. Les coutumes elles-mêmes sont le produit d’un processus dynamique par lequel les règles apparaissent en raison de leur aptitude à engendrer un ordre mutuellement avantageux.

3.2. Coûts non récupérables et équilibre général

Les coûts de transaction non récupérables ne posent pas de problèmes particuliers dans l’équilibre général tant qu’on les considère comme des données. Cependant, cela suppose que l’on nie la possibilité qu’une demande de changement des institutions puisse naître de manière endogène. Dans le cas des institutions externes, une telle demande pourrait être négligée sur la base du fait que tout changement relève d’une décision politique.

La négation de tout changement des institutions internes est beaucoup plus difficile à défendre. Il faut supposer que l’économie en question soit caractérisée par uin double optimum

- un optimum institutionnel, dans lequel les coûts de transaction nonrécupérables sont à leur minimum, et ne peuvent plus être réduits ;

- un optimum parétien, qui interdit l’émergence de nouveaux objets ou de nouveaux modes de transaction.

Ces hypothèses impliquent que les agents économiques soient incapables de développer des institutions tout autant que des innovations techniques.

Si ces hypothèses sont acceptées, les coûts de transaction non récupérables ne remettent pas en cause les conditions de l’équilibre général. On peut montrer que les coûts supportés en opérant à l’intérieur d’un cadre institutionnel diminueront dans le temps et donc, que toute distorsion dans l’affectation des ressources sera abolie. Ainsi c’est l’ensemble des règles et de l’apparition des règles qui seront éliminées de l’analyse en terme d’équilibre. De plus, on peut supposer que les institutions (exogènes par hypothèse) contribueront à renforcer la stabilité de l’équilibre. Ceci se produirait par le fait que l’incertitude sur les conséquences économiques d’un cadre institutionnel se réduirait peu à peu au fur et à mesure des échanges. A la fin de l’ajustement, le comportement économique deviendrait prévisible à l’intérieur du contexte institutionnel donné ; il ne serait plus alors une source d’incertitude. Toutefois, si les hypothèses mentionnées ci-dessus sont rejetées, l’analyse néoclassique ne tient plus, et il devient possible de développer une théorie évolutionniste des institutions.

En conséquence, les questions suivantes vont se poser :

- Quelles sont exactement les propriétés régulatrices des institutions internes et externes, et quel est leur impact en terme d’affectation des ressources ?

- Quelles sont les forces spontanées qui vont expliquer les changements institutionnels [8] ?

La branche institutionnelle de l’économie évolutionniste ne sera pas davantage développée. Pour notre propos, il est important de garder en mémoire :

- que l’investissement en institutions internes et externes représente des coûts de transaction non récupérables du point de vue de l’affectation des ressources ;

- que le cadre institutionnel a un contenu informationnel, dans ce sens qu’il stabilise le comportement des agents économiques, avec pour conséquence de réduire l’incertitude ;

- que le cadre institutionnel est fondamentalement ouvert à l’innovation et aux modes de transaction qui pourraient se révéler plus profitables [9] ;

- que les coûts de transaction non récupérables ne représentent pas un obstacle à l’équilibre général si l’on suppose qu’ils sont à leur minimum absolu, et que le cadre institutionnel est fermé à l’innovation.

3.3. Les coûts des transactions marchandes

Dans ce qui suit, nous examinons les coûts de coordination qui correspondent au cas le plus courant des coûts de transaction. Ces coûts diffèrent des coûts non récupérables parce qu’ils résultent des échanges individuels de droits de propriété, ou d’un changement dans la composition de ces droits. Le lien avec les transactions individuelles a été clairement établi par Coase dans sa brillante contribution (Coase -1960, p.15) :

« Pour réaliser une transaction, il est nécessaire de trouver un échangiste, de l’informer de ce que l’on souhaite vendre ou acheter et à quelles conditions, de mener à bien la négociation afin d’obtenir un accord de rédiger le contrat, de réaliser les inspections nécessaires, d’être sûr que les termes de l’échange sont observés, et ainsi de suite. »

Comme ces exemples le montrent bien, ces coûts résultent du fait que les individus ne savent pas exactement

- qui sera leur partenaire,

- dans quelles conditions un échange sera mutuellement acceptable,

- si l’objet de l’échange correspond bien à la description faite par le vendeur (cf. Schüller -1983, p.158).

La rencontre d’une offre et d’une demande suppose une recherche, un signalement, et l’établissement des termes de l’échange, ce qui rend nécessaire une négociation, un contrat et un contrôle de l’exécution du contrat.

De manière plus précise, tous les efforts destinés à résoudre ces problèmes viennent du fait qu’il existe une lacune en terme d’information. L’acquisition et l’échange de l’information sont donc indispensables. On peut dire que les coûts de transaction courants représentent, en fait, des coûts d’information, ou mieux, des coûts de communication [10].

3.4. Coûts de transaction courants et équilibre général

Dans une perspective néoclassique, ces coûts sont également considérés comme des coûts d’information. Ceci est particulièrement vrai à propos des coûts de recherche et du publicité, comme cela a été démontré, par exemple par Stigler (1961/1971). Un pas supplémentaire a été accompli en assimilant l’information à un bien (Arrow -1962/1971, p.147). II devient alors possible d’optimiser les efforts d’information. Dans le cas d’une information sur les prix, par exemple, il est possible pour un vendeur d’égaliser le coût marginal de la recherche d’information au gain marginal espéré (Stigler -1961/1971, p.66).

L’implication pour l’analyse de l’équilibre résidait dans le fait que l’on pouvait traiter les coûts de transaction comme des coûts de substitution. Par exemple, si l’on assimile les coûts de transaction à des coûts de transport, il n’y a plus aucun problème [11]. De ce point de vue, les coûts de transaction empêchent l’égalisation des taux de substitution. Mais il est possible de réaliser le calcul économique en terme d’optimum.

La réponse néoclassique au problème de l’information se heurte à « un paradoxe fondamental, pour ce qui concerne la détermination de la demande d’informations : sa valeur pour l’acheteur est inconnue jusqu’à ce qu’il ait l’information ; mais lorsqu’il l’a obtenue, il a déjà supporté le coût » (Arrow1962/1971, p. l47). Par conséquent, une optimisation des efforts d’information par l’égalisation du coût marginal et de la recette marginale devient impossible. L’analogie d’Arrow avec un bien ne s’applique pas [12].

A la différence d’un bien ordinaire, la mesure de l’utilité de l’information est inséparable de son usage.

L -individu est donc confronté à un double problème de décision : premièrement, il doit décider du montant d’information à récolter, en étant incapable d’opérer une quelconque optimisation. Après avoir récolté un certain montant d’information, il peut faire des choix. Dans le cadre de l’équilibre néoclassique, le seul moyen dont on dispose pour intégrer les coûts de transaction courants conduit de fait à une approche inadéquate et paradoxale.

3.5. Coûts de transaction courants et choix rationnel

C’est un autrichien, von Mises, qui a le premier insisté sur le fait que les décisions économiques devraient être interprétées comme des problèmes de pure logique d’arbitrage.

Cependant, il est difficile de voir comment cette logique peut être appliquée aux efforts relatifs à la collecte d’information. La limitation de l’information diminue les possibilités de gain dans l’échange. Mais les décisions relatives à l’acquisition d’information supplémentaire ne représentent pas un choix rationnel au sens microéconomique du terme. Un individu ignorant peut décider de consacrer des ressources à l’acquisition clé connaissances, mais il est inapte à choisir entre des quantités spécifiques d’information, tant qu’il ne sait pas ce que cette information lui apportera. Il ne peut pas faire de choix rationnel, mais il peut choisir de se renseigner. S’il se comporte ainsi, il ne peut pas être certain de trouver quelque chose qui lui apportera un gain net, soustraction faite des coûts d’information.

Le choix qui doit résulter de cette recherche d’information peut ainsi, d’un point de vue non - néoclassique, être abordé en terme de logique pure. Mais on ne pourra mesurer la rationalité de ce choix ni la comparer à la rationalité du choix d’un observateur parfaitement informé.

Le modèle olympien de rationalité (Simon -1983, p.23) n’est plus soutenable. Ce qui demeure, c’est un concept de rationalité subjective.

Face au problème de la recherche, on pourrait concevoir l’existence d’un système stationnaire en supposant que la masse totale des informations disponibles que les individus recherchent est constante, invariable, et exogène. Dans cette optique, il faudrait supposer que l’information est constituée de données objectives auxquelles les agents économiques doivent s’ajuster. Cependant, l’individu doit décider si son stock de connaissance est suffisant, ou nécessite des éléments supplémentaires (sans être capable de recourir à une logique de choix). Dans ce cas, il gagne une autonomie informationnelle qu’il ne pouvait avoir lorsque sa situation était comparée avec le modèle microéconomique conventionnel. En conséquence, le stock exogène d’information ne peut pas être considéré comme objectif pour les individus. Ce qui importe, ce n’est pas le stock de données, mais quels éléments du stock l’individu va valoriser le plus.

L’autonomie subjective ne peut pas trouver de solution à travers la théorie traditionnelle. L’individu est le seul à pouvoir évaluer son savoir et les informations manquantes. S’il peut utiliser des informations tirées des expériences passées, il est possible que sa recherche d’informations s’inscrive dans une dynamique temporelle dont l’approche néoclassique ne peut rendre compte (Witt-1987, p.142 et suivantes).

La subjectivité de la recherche et de la découverte est encore plus radicale qu’elle ne le parait a priori. Les opportunités de gain que l’individu peut tirer de l’échange ne sont pas connues d’avance.

Comme Boulding l’a fait remarquer (Boulding -1956/1977, p.84) : « Les opportunités n’ont pas la propriété de se ranger toutes seules dans l’ordre afin d’éclairer nos décisions ». Elles doivent être découvertes à travers un acte cognitif subjectif et créatif. Cet effort consiste à connecter un nouvel élément d’information avec toutes les autres informations déjà rassemblées sur l’environnement. Ce processus cognitif est totalement distinct de l’approche traditionnelle. Les opportunités de gain ne peuvent pas être « trouvées ». Elles doivent être développées par des - actes cognitifs qui sont eux-mêmes innovateurs et contribuent à l’évolution économique.

De plus, il est important de noter que, contrairement à la présentation de l’information-marchandise, la recherche dans le sens employé ici ne peut pas être exempte de risque. Si un individu découvre de nouvelles opportunités d’échange, celles-ci peuvent ne pas conduire à un gain net. Cependant, ce résultat ne peut pas influencer la décision de rechercher de l’information ex-ante. Et ex-post, il et impossible de revenir en arrière lorsque les frais de recherche ont été engagés. L’information sera de toutes façons employée ex-post, quel que soit son coût de recherche.

Un moyen de simplifier le problème de la recherche d’information est de supposer l’ensemble des éléments d’information disponibles fermé. II est alors possible d’introduire une mesure paramétrique de l’incertitude en définissant une fonction de densité de probabilité relative à cet ensemble fini. Que les probabilités soient qualifiées d’objectives ou de subjectives ne change rien par rapport à cette approche. On suppose ainsi que l’individu connaît pratiquement tout ce qu’il est possible de savoir ; à cela prêt que chaque élément d’information est, aux yeux de l’individu, indissociable de (et limité par) la probabilité qui lui est attachée. Dans cette optique, l’autonomie individuelle se trouve considérablement réduite. L’hypothèse est inadéquate, puisqu’en situation de recherche, l’individu sait seulement qu’il pourrait y avoir quelque chose qu’il ne connaît pas ; le fait que cet élément existe, et si c’est le cas, qu’il puisse servir à l’individu, ne peut être révélé qu’une fois l’effort de recherche accompli [13].

Finalement, l’impossibilité de traiter des coûts de transaction avec la théorie traditionnelle peut aussi être mise en évidence grâce à d’autres types de coût. C’est le cas des coûts de négociation. Même si la recherche du partenaire dans l’échange a abouti, il n’est pas possible d’adopter une approche en terme de choix rationnel entre diverses opportunités de transaction pour déterminer parfaitement les coûts de négociation. II est évident qu’un grand nombre d’institutions internes ont émergé précisément pour réduire cet élément très incertain ; c’est le cas des contrats-types, et des conditions générales de vente. Dès que ces institutions ont été acceptées, on a assisté à une transformation des coûts de transaction courants en coûts non récupérables.

3.6. Coûts de transaction et coûts de substitution

La dernière remarque permet d’opérer quelques éclaircissements sur la relation entre les coûts de transaction (courants et non récupérables) et les coûts de substitution.

Les coûts de transaction non récupérables peuvent être considérés comme les coûts d’émergence des institutions externes et internes. Le contenu informationnel de ces institutions consiste en des limitations pesant sur le comportement individuel. Les agents économiques, pour respecter ces institutions, vont réduire leur espace de choix, soit de manière obligatoire (institutions externes), soit de manière volontaire (institutions internes). De ce point de vue, les institutions réduisent l’incertitude. Cela signifie que par rapport à une situation où ces institutions n’existeraient pas, les coûts de transaction sont considérablement diminués. Les coûts résultant de la mise en place de ces institutions sont non récupérables.

Toutefois, pour agir dans un tel contexte, les individus doivent bien connaître ces institutions. Les coûts attachés à l’information sur les institutions existantes sont non récupérables, et sont supportés une fois pour toutes. Ce qui demeure une source de coût de transaction courant, c’est le fait de réaliser des transactions quotidiennes à l’intérieur du cadre institutionnel. Par exemple, le fait de bien connaître le droit commercial ne dispense pas les individus de négocier, et de formuler les termes d’un contrat, c’est-à-dire, de supporter des coûts de transaction.

Il reste à analyser les effets économiques des coûts de transaction courants, comparativement aux coûts de substitution. Dans l’approche néoclassique, on ne fait pas la différence parce que l’information est traitée comme un bien. En conséquence, les coûts de transaction accentuent le désajustement des taux de substitution. Comme les coûts de substitution, les coûts de transaction courants sont considérés comme des obstacles à la concurrence pire et parfaite, parce qu’ils altèrent la transparence du marché. Dans ce sens, les agents économiques paient l’information, au même titre qu’ils paient des frais de transport. Ainsi, ils exploitent toutes les occasions de substitution qui génèrent un gain supérieur aux frais de transport et d’information.

Dans cette optique, les individus savent exactement ce qu’ils ont besoin de savoir. Compte tenu des coûts de substitution et de transaction, ils agissent de telle sorte qu’il ne reste plus aucune opportunité de gain.

D’un point de vue autrichien, au contraire, c’est le problème de la connaissance qui fait la différence entre les conséquences économiques des coûts de transaction courants et des coûts de substitution. Les coûts de transaction laissent des occasions de gain inexploitées, et en nombre indéterminé. Ces occasions. dont certaines sont découvertes, ne seront exploitées que dans la mesure où elles procurent un gain net, compte tenu des coûts de substitution. Mais cela, on ne peut le savoir qu’ex-post, après avoir supporté les coûts de transaction.

De ce point de vue, le concept de coût de transaction n’est en aucune façon une déviation par rapport à une norme idéale que serait la concurrence pure et parfaite. Bien au contraire, les coûts de transaction sur le marché sont inséparables de la solution au problème de l’information.

Comme nous tentons de le montrer dans le paragraphe suivant, il est très difficile d’opérer une comparaison entre deux conceptions de la concurrence aussi éloignées : d’un côté, une vision statique de la concurrence, définie par un observateur extérieur parfaitement informé ; de l’autre une approche évolutionniste et subjective, dans laquelle la concurrence est perçue comme un processus de découverte.

De cette dernière conception, nous pouvons dégager la remarque suivante : les coûts de transaction courants sont le prix à payer pour obtenir une chance, et non pas une garantie, de découvrir une opportunité de gain. Ce gain de ré-affectation est d’un montant potentiel totalement indéterminé [14]. L’ensemble des gains peut être considéré comme ouvert, parce que l’innovation y est présente.

Selon la théorie d’Hayek, le processus marchand rend accessibles les fragments d’information dispersés. Le problème de « l’utilisation de la connaissance dans la société » est analysé du point de vue de l’individu qui réalise des échanges grâce à ses connaissances très limitées. Cette approche subjectiviste non seulement s’accorde avec les interprétations évolutionnistes, mais constitue également une différence essentielle avec l’analyse de Schumpeter, souvent cité pour ses travaux sur la dynamique du capitalisme. Dans sa Théorie du développement économique, Schumpeter a retenu le modèle walrassien pour interpréter les variables endogènes habituelles : les prix et les quantités. Cela supposait qu’il acceptait les hypothèses néoclassiques concernant l’information. En conséquence, le développement économique pouvait seulement découler de chocs exogènes. Ces chocs étaient définis par Schumpeter comme résultant de l’entrepreneur dynamique, capable d’innovation et d’imitation.

En acceptant le modèle walrassien, Schumpeter définissait l’innovation comme ayant une source exogène. Il mettait en lumière le contenu technologique de l’innovation, mais négligeait l’élément informationnel [15]. L’entrepreneur schumpeterien avait simplement comme fonction d’injecter l’innovation, mais négligeait l’élément informationnel [16]. Son entrepreneur était seulement une extension, sans remise en cause, de l’analyse néoclassique. L’éviction du problème de la connaissance a été signalé par Hayek (1945, p.530) qui déplorait l’usage par Schumpeter de la notion de « donnée », comme barrière à la compréhension du processus marchand.

4. Echange, connaissance et catallaxie

L’approche évolutionniste insiste sur l’indissociabilité du marché et du problème de la connaissance. Il est donc important d’analyser les conséquences de l’échange, face à l’éparpillement de la connaissance.

4.1. Interprétation statique et dynamique de l’arbitrage

Il est nécessaire d’insister sur les différences entre ces deux approches relativement au problème de l’arbitrage. D’un point de vue néoclassique, les opportunités d’arbitrage ne peuvent exister qu’en situation de déséquilibre. Ceci n’est possible qu’en cas d’imperfection de l’information.

Sous l’angle évolutionniste, l’imperfection de l’information ouvre des opportunités de gain et par la même des opportunités de profit pour l’entrepreneur. Si de telles opportunités de profit sont découvertes, le processus d’arbitrage conduira à leur disparition [17]. Ce type de raisonnement ne diffère pas de manière radicale de la première analyse. Ce modèle conduit à un équilibre compétitif si l’information est considérée comme un bien. Pour pouvoir rapprocher l’optique évolutionniste de l’approche néoclassique, il faudrait que l’ensemble des gains potentiels fût borné. Si cet ensemble est soumis à un processus de découverte occasionnant des coûts de transaction, on peut s’attendre à ce que l’économie s’approche de l’équilibre compétitif par un processus d’essais et d’erreurs. Afin d’amorcer un tel processus de découverte, il suffit d’introduire un nouvel ensemble d’opportunités, c’est-à-dire exposer le système à un choc exogène causé par de nouvelles technologies, de nouveaux besoins, etc.

On peut supposer qu’en situation de déséquilibre, les individus supportent des coûts de transaction lors du déplacement vers l’équilibre. Ces coûts n’existeraient pas si l’on pouvait atteindre l’équilibre sans nouveaux chocs (cf. Wegehenkel -1981, p.19). De ce point de vue, il semble possible d’introduire une approche évolutionniste, quoiqu’il s’agisse toujours d’un ajustement néoclassique. Comme procédure, c’est une approche habituelle de l’école autrichienne, mais souvent, on s’aperçoit que le processus d’ajustement a fréquemment été considéré comme un élargissement du modèle néoclassique.

Il est donc nécessaire de vérifier si cette extension est possible sans recourir à des hypothèses trop restrictives et par conséquent inadéquates. Si l’on suppose qu’une économie peut évoluer vers plus de transparence, comme cela est suggéré par les présentations néoclassiques en dynamique, alors, les agents vont peu à peu acquérir l’information jusqu’à un stade de parfaite connaissance. II devient donc possible de considérer la connaissance comme un stock de capital. L’activité de recherche d’information menée par les entrepreneurs conduit à l’accumulation d’un stock d’information ; durant cette période cette information devient progressivement un bien public (cf. Arrow -1962, p.148).

Cependant, le concept de coût de transaction courant ne permet pas une telle analogie. Si un individu acquiert de l’information en supportant des coûts de transaction, la valeur de l’information dépend du moment où elle a été obtenue.

La découverte d’une opportunité d’échange profitable reflète une information sur le présent. Cette information est vite obsolète d’un point de vue évolutionniste, mais pas d’un point de vue néoclassique. Il n’est donc pas possible d’ajouter des éléments de connaissance présents à des éléments passés. Autrement dit, pour additionner une information supplémentaire au stock existant, il faut connaître le taux de dépréciation. La question relative à l’actualité du stock de connaissance ne doit pas être évacuée [18].

Cette analogie peut faire apparaître le caractère restrictif des hypothèses : les individus deviennent parfaitement informés des données marchandes. Mais par quel processus recueillent-ils cette information ?

La réponse la plus simple, mais aussi la plus irréaliste, consiste à supposer que les coûts de transaction interviennent une seule fois, après quoi toute l’information valide est dévoilée. Une seconde interprétation consiste à envisager une succession de découvertes relatives à l’information. Le problème est de savoir si l’information est statique, ou si elle évolue en réponse à l’effort de recherche. On peut supposer qu’au fur et à mesure que des opportunités de profit sont découvertes et exploitées, d’autres apparaissent et seront à leur tour découvertes. Il y aurait en quelque sorte un renouvellement perpétuel du stock.

4.2. Contenu informationnel des effets externes pécuniaires

Dans le paragraphe précédent, nous avons traité des relations entre l’approche en terme d’équilibre et le processus du marché. La différence entre l’école autrichienne et l’école néoclassique peut à nouveau être illustrée grâce à la notion d’arbitrage. Par exemple, dans le cas de plusieurs entreprises, un processus d’arbitrage se déclenchera si l’une d’entre elles découvre une opportunité d’échange qui réduise ses coûts de production. Les profits additionnels résultant de cette opportunité constitueront une incitation pour cet entrepreneur à accroître son échelle de production. L’effet inattendu de cette attitude sera une baisse des prix sur le marché, due à l’augmentation de l’offre ; les concurrents seront alors dans une position plus difficile. D’un point de vue néoclassique, les concurrents seront incités à imiter l’innovateur. Les signaux du marché révèlent les diverses incitations, soit à imiter le « pionnier » soit à se retirer du marché.

Il existe en réalité trois différences essentielles entre l’approche néoclassique et l’approche évolutionniste.

- Pour mener une approche dynamique, il n’est pas nécessaire de supposer l’existence d’un nombre fini et borné de marchés avec seulement certains types de contrats possibles. Bien au contraire, il est important de laisser la porte ouverte à de nouveaux types de transactions, ou à de nouveaux marchés.

- L’approche évolutionniste ne se polarise pas sur la ré-affectation physique des ressources, mais plutôt sur le processus d’information qui est concomitant.

- Les signaux du marché sont abstraits, dans le sens où ils apparaissent en réponse à un changement dans la valeur des droits de propriété. Toutefois, ces signaux ne donnent pas d’information sur les causes de ces changements.

Ceci fait référence à un concept théorique qui est généralement absent de rapproche néoclassique : l’effet externe pécuniaire de Scitovski.

Ce concept ne requiert pas que l’on sache d’avance qui doit échanger avec qui. Il n’exclue pas la possibilité qu’une découverte puisse entraîner la création d’un nouveau marché. Il permet que des changements dans la valeur marchande des droits de propriété ou dans la composition de ces droits soient considérés comme de « l’information codée », au sens de Hayek (1976, p.117) et non selon la conception de Marshall [19].

En conformité avec Hayek, les mouvements de prix incluent de l’information abstraite. Ils synthétisent une multitude de conditions relatives à l’offre et à la demande, qu’aucun individu ne peut à lui seul connaître, ou a besoin de connaître. L’individu qui réalise une perte dans la valeur marchande de l’un de ses droits de propriété ne sait rien, en règle générale, de la cause de cet effet pécuniaire négatif. De même, il ne sait pas comment réagir à cette situation. Dans un environnement où la connaissance est dispersée, ce type d’information ne peut pas être automatiquement diffusé. Il doit être découvert.

Le fait que l’information soit envoyée sous forme codée à travers les effets externes pécuniaires n’est pas compatible avec le concept d’optimisation paramétrique par les prix relatifs, concept qui est requis pour aboutir à l’équilibre général. Si des coûts de transaction courants sont présents, ils s’ajoutent et se confondent avec les prix relatifs sans que ce soit le résultat d’un signal du marché. C’est seulement après la découverte du prix de chacun des produits qu’il est possible de faire des comparaisons. Les prix qui n’ont pas été découverts doivent nécessairement être laissés en dehors de toute considération.

Cela est d’autant plus vrai pour les prix qui n’existent pas encore : les prix des innovations. Les individus innovateurs peuvent fréquemment interpréter les mêmes signaux de manière différente ; ils peuvent aussi s’ajuster sur un prix qui est différent de celui qui sert ordinairement de référence pour les autres.

Ce qui est découvert sur le marché, en réalité, n’est pas un vecteur de prix objectif, mais plutôt un ensemble de termes d’échange. Les prix et les autres conditions de l’échange sont eux-mêmes des objets de négociation dans un environnement concurrentiel. Et l’intensité de la concurrence dépend de la volonté des individus de découvrir et de propager l’information sur les anciennes et les nouvelles possibilités de substitution. Un tel processus séquentiel de formation des prix est tout simplement hors de portée de l’équilibre général [20].

4.3. Arbitrage, imitation et innovation

Les effets externes pécuniaires, lorsqu’ils sont négatifs, procurent une incitation à chercher une meilleure combinaison de droits de propriété, mais cela engendre des coûts de transaction. Comme cela a été précisé plus haut, les efforts d’information correspondants ne produiront pas de résultats certains. Ainsi, on peut dire que les effets externes pécuniaires induiront une réponse qui n’est prévisible ni par l’individu lui-même, ni par un observateur extérieur. C’est précisément cette ignorance qui constitue la dynamique endogène d’une économie de marché [21].

Cela ne veut pas dire que les entrepreneurs efficaces sont ceux qui se bornent à imiter les autres. Il est également possible de découvrir une innovation en réponse aux effets externes pécuniaires. C’est seulement dans un univers stationnaire où les prix révèlent une connaissance prédéterminée et spécifique, que le comportement d’imitation est le plus approprié.

En conséquence, les théories stationnaires du marché conduisent à une séquence d’événements prédéterminée : utilisation optimale d’une découverte-imitation-équilibre-nouvelle découverte-etc. Schumpeter a bâti sa théorie de l’innovation dans cette optique. Cependant, cette évolution cyclique n’est pas convaincante du point de vue des coûts de transaction [22]. Les effets externes pécuniaires, comme l’information codée, et les coûts de transaction courants constituent une possibilité d’évolution qui a été largement ignorée : pour qu’un nouveau processus d’arbitrage apparaisse, il n’est pas nécessaire que le processus ait abouti. Il y a une continuité du processus d’arbitrage.

Du point de vue de la connaissance, cette réponse marchande, à travers l’imitation et l’innovation, signifie que la nouvelle information obtenue ne devient pas obsolète uniquement par la modification des conditions du marché. L’obsolescence résulte aussi des efforts de l’individu lui-même. En univers walrassien, les agents économiques stockent l’information en engageant des efforts de recherche. Mais dans un processus évolutionniste, ils peuvent très bien apprendre quelque chose de nouveau sans savoir si cette information constitue réellement un gain net pour leur connaissance.

5. Conclusion

Nous espérons avoir montré qu’il est essentiel pour la théorie évolutionniste du marché de tenir compte des deux éléments suivants :

- la dispersion de la connaissance, parallèlement à la division du travail ;

- la relation entre les coûts de transaction et la dispersion de la connaissance en économie de marché.

Dès que l’on introduit ces concepts-clés dans l’analyse économique, on se rend compte des limites explicatives de la théorie de l’équilibre général ; ces limites peuvent seulement être déplacées, mais non supprimées, si l’on a recours à certaines hypothèses qui sont inadéquates pour résoudre le problème de la connaissance.

La théorie requise pour traiter correctement de ces problèmes nécessite un renouvellement du vocabulaire employé ; certains termes ont déjà fait l’objet d’une redéfinition.

De plus, l’interprétation du processus de coordination - la catallaxie - en terme d’information suppose que l’on utilise une analyse du déséquilibre économique.

Ce qui semble être à l’origine de déséquilibres économiques est en réalité à la source même de la dynamique économique. L’imperfection incontournable de la connaissance à propos des échanges d’une part, et le fait que les signaux du marché constituent une information codée d’autre part, font que le système est ouvert au processus évolutionniste. C’est seulement dans ce cadre que l’interprétation hayekienne de la concurrence, comme procédure de découverte, a une valeur analytique. II en est de même de l’entrepreneur schumpeterien, si on ne le conçoit pas comme un « deus ex machina » injectant au hasard de nouvelles technologies dans un système stationnaire walrassien [23].


R


[1Nous remercions P. Golz, H. Lohmann et H. Wenzel pour les critiques et suggestions émises.

[2Lehrstuhl für Volkswirtschaftslehre. Universität Mannheim.

[3Lachmann et Kirzner ont particulièrement développé les approches évolutionnistes, de même que O’Driscoll, Rizzo et Langlois. Toutefois, tandis que Lachmann se démarque toujours des analyses en tenues d’équilibre général, beaucoup d’approches restent attachées à une tradition de l’équilibre remontant à von Mises (cf. les contributions dans Kirzner -1986. et particulièrement l’analyse critique de Fehl dans cet ouvrage).

Une approche mathématique des problèmes évolutionnistes est proposée par Nelson/Winter -1982. Mais alors qu’ils critiquent l’approche néo -classique (particulièrement la théorie de la firme), ils ne parviennent pas à présenter un modèle convaincant qui aille au delà de l’équilibre général.

D’autres ont dénoncé la manière dont les problèmes liés à l’évolution économique étaient occultés dans l’approche traditionnelle (Boulding -1981, Georgescu -Roegen -1976). Mais leurs critiques et leurs suggestions sont restées sans écho.

Parmi les économistes germaniques, les thèses évolutionnistes ont fait des adeptes. Cela est particulièrement dû aux efforts de Rôpke -1977. Fehl -1983. Hutter -1986, Blaseio -1986, et Witt -1987, de même que des auteurs comme Heuss -1965, Krüsselberg -1969, et Hoppmann -1980.

[4Coase 1960. Demsetz -19664,1968,1969. Pour une présentation synthétique de la théorie des droits de propriété, voir Krüsselberg- 1983.

[5Cf. Furubotn,Pejovich -1972, p.1138 et p.1157.

[6Une réponse à la question « Quelle est la distance entre Vienne et Chicago ? » a été tentée par Paqué-1985 qui analyse la méthodologie des deux écoles libérales.

[7Pour une analyse plus large, on lira Buchanan -1975, chapitre 7. Une brève présentation est fournie par Streit -1987, p.3 et suivantes.

[8Grâce à une approche basée sur la théorie de la communication de Luhmann -1987, Hutter -1986 essaye d’analyser l’interdépendance entre l’économie et le système juridique. II part de la proposition suivante : « l’économie, en produisant le droit, produit ses propres structures de fonctionnement » (Hutter -1986, p.2).

[9A l’évidence, cette proposition ne s’applique qu’aux sociétés qualifiées par Max Weber (1922/1985, p.399) de « sociétés par contrat » et par Franz Böhm -1960 de « sociétés du droit privé ». Les sociétés constituées de structures féodales ne semblent pas avoir un fort potentiel d’évolution, elles reposent sur un droit assez rigide (matériel), par opposition à un droit flexible (formel) qui est caractéristique des sociétés par contrat (cf. Röpke -1983).

[10Hutter-1986, p. 19 et suivantes. Dahlmann-1979, auquel Hutter se réfère aussi ,a été probablement le premier à proposer cette idée.

[11Après avoir assimilé les coûts de transaction à des coûts d’information, Dahlmann-1979 fait une distinction très nette entre ces coûts et les coûts de transport. Cependant, lorsqu’il tente de relier les coûts d’information à l’existence ou à l’inexistence de l -optimum de Pareto, il abandonne cette distinction. Puisque l’équilibre général ne permet ni d’expliquer le processus du marché, ni l’incertitude, Dahlmann perd la trace de sa distinction initiale dès qu’il discute les conditions de l’optimum (p.152). On observera curieusement la même démarche dans l -analyse de Bössmann -1982 sur la théorie des coûts de transaction. Elle insiste d’abord sur le consensus relatif â la distinction entre les coûts de transaction et les coûts de production (p.665). Mais après avoir remarqué la pertinence de l -économie de l -information, elle se met à expliquer les effets de l -imperfection de l’information sur les propriétés de l’équilibre (p.666). Poser la question de cette manière revient à nier la distinction entre les coûts de transaction et les coûts de transport. C’est précisément la conclusion de Bössmann (p.669).

[12Arrow lui-même néglige cette implication du paradoxe, tandis qu’il s’y réfère en traitant l’information comme un bien.

[13Pour une présentation critique des modèles dans lesquels la recherche est optimisée, cf. Witt -1987, p.139 et suivantes. Witt défend l’idée selon laquelle l’optimisation est envisageable uniquement lorsque l’ensemble des événements possibles est fini. C’est seulement dans ce cas que les individus peuvent calculer des probabilités. Toutefois, s’il existe une fonction de densité de probabilité, il n’y a plus de place pour la prospection ; ce qui peut être découvert est déjà connu. De même, il est possible de critiquer les modèles néoclassiques de l’innovation, dans la tradition de Dasgupta et Stiglitz, Kamien et Schwartz, ou encore Reinganum. (Pour une présentation de ces modèles, cf. Kamien/Schwartz -1982, chapitres 4 -5). Le choix de l’analogie, la course, montre que ces modèles sont déterministes par nature. Si les entreprises en compétition et les prix sont donnés, le problème se réduit à un jeu dans lequel le seul paramètre est le niveau de R & D. Nous sommes d’accord avec Witt (1987. p.62) lorsqu’il explique que les modèles ainsi définis excluent pratiquement tout ce qui fait l’incertitude et l’indétermination de l’innovation.

[14Cette présentation représente une différence cruciale avec celle de Kirzner et de ceux qui s’inscrivent dans son approche (O -Driscoll). Comme ils conservent toujours l’équilibre général comme système de référence, un observateur extérieur peut supposer qu’un montant de profit potentiel pré -existe, et qu’il est accessible par l’entrepreneur. Ce résultat est issu de l’affinité avec l’idée d’ « arbitragiste », idée que l’on retrouve en particulier dans l’entrepreneur de Kirzner.

[15Pour une discussion du problème de la connaissance à propos de la politique industrielle, cf. Streit-1984. a.

[16Le biais technologique qui domine dans les analyses néo-schumpeteriennes est mis en lumière par Kamien/Schwartz -1982, p.107. Les questions soulevées tournent autour de l’affectation de R &D dans le cas de produits pour lesquels la concurrence est très vive. Notons le degré d’abstraction nécessaire pour introduire les dépenses de R&D comme input. En réalité, ceci une fois de plus permet le recours à la théorie conventionnelle de la firme, qui est une boîte noire ajustable aux exigences de l’équilibre général. Cette approche est aussi critiquée par Kamien et Schwartz eux-mêmes.

[17Une telle interprétation néoclassique des coûts de transaction est proposée par Wegehenkel -1981, p.2 et suivantes. Il suppose que les coûts de transaction sont un passage obligé pour atteindre l’équilibre en partant d’un déséquilibre. Mais à l’équilibre, les coûts de transaction doivent être nuls et toutes les préférences révélées (ibid., p.27). Ceci est en droite ligne de la tradition kirznerienne. Cependant, il reste à expliquer pourquoi en situation de déséquilibre, les coûts de transaction devraient être égaux aux profits, comme cela est suggéré par Wegehenkel. De plus, il est difficile de défendre la thèse selon laquelle Hayek, en fin de compte, aurait adhéré à ce point de vue (Wegehenkel -1981, p.27). Enfin, on peut douter du caractère évolutionniste de cette approche. Le fait de s’intéresser à chacun des changements concernant les données ne suffit pas pour obtenir une analyse évolutionniste.

[18Stigler (1962, p.97) a déjà signalé le phénomène d’obsolescence de l’information. Mais en comparant la connaissance à un stock de capital, il ignore la dépréciation, probablement parce qu’un tel phénomène ne conduit plus à l’équilibre.

[19Une tentative pour exprimer la présentation de Marshall de manière formelle a été lancée par Radner-1979 dans le contexte de l’équilibre d’anticipation rationnelle. Pour arriver à un « équilibre révélateur d’information », il faut répartir les signaux du marché entre plusieurs vecteurs de prix. Ceci permet d -extraire de l’observation du prix du marché (public) l’information (privée) incluse dans le vecteur de prix. ( Pour une critique de cette démarche, et des résultats analytiques dans le cas des marchés à terme, cf. Streit -1984.1), p.392 et suivantes).

[20Cf. Röpke -1980, p.145 et suivantes, et Streissler -1980, p.54 et suivantes. Witt -1985 a tenté de dresser un modèle incluant certains éléments de ce processus, par exemple, l’apparition de l’innovation.

[21Hayek a insisté à plusieurs reprises sur le caractère non-paramétrique des signaux du marché, dans le sens où ils sont abstraits et n’indiquent pas une ligne de conduite précise. Mais, parfois, il semble négliger cette importante différence par rapport aux approches en terme d -équilibre. II écrit (Hayek-1976, p. 116 et suivantes) : « Les rémunérations déterminées par le marché ne sont pas reliées de manière fonctionnelle avec ce que les individus ont fait, mais seulement avec ce qu’ils devaient faire. Elles sont des incitations qui, comme les règles, guident les individus vers la réussite : mais elles engendrent un ordre viable seulement parce qu’elles déçoivent souvent les anticipations qu’elles ont entraînées, quand les circonstances ont changé de manière impromptue.

[22Pour une présentation et une critique de l’innovation cyclique chez Schumpeter, cf. Witt -1987, chapitres 11.2 et 11.3.

[23Il semble cependant qu’il soit difficile d’abandonner un secteur entier de la science économique. La théorie évolutionniste du marché n’a pas la même rigueur formelle que les approches en terme d’équilibre. Rappelons toutefois ce que disait Schumpeter à propos des analyses nouvelles (Schumpeter -1934/1968, p.16) : « L’histoire de la science confirme le fait qu’il soit très difficile d’adopter un nouveau point de vue scientifique ou une nouvelle méthode. Ainsi, elle se confirme éternellement dans un cadre de réflexion toujours identique, même si celui-ci est devenu désuet, et si d’autres grilles de lecture semblent s’appliquer plus facilement. La véritable nature des habitudes de pensée, c’est qu’elles s’installent dans le subconscient, qu’elles épargnent de l’énergie, et qu’elles conduisent à des résultats automatiques, imperméables à toute contestation extérieure. Mais c’est précisément à cause de cela qu’elles deviennent des entraves lorsqu’elles ne sont plus justifiées. Il en est de même dans le domaine de l’économie. »

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