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Philippe Simonnot, l’Invention de l’Etat (introduction)

Un article du blog de Copeau

vendredi 22 avril 2005

Cet ouvrage, ainsi que son second tome, sont des jalons majeurs de la pensée libérale contemporaine, un peu à l’instar de Libéralisme de Pascal Salin. A la différence près que Simonnot aborde un aspect injustement méconnu en France, l’économie du droit, que Posner a vulgarisé aux Etats-Unis il y a déjà plus de trente ans.

Voici d’ores et déjà une analyse de l’introduction de l’ouvrage, soit tout de même 120 pages environ.

L’introduction de l’ouvrage de Philippe Simonnot est consacrée à l’histoire de la pensée politique. Plus exactement, Philippe développe quelques aspects, qu’il considère cruciaux, de grands penseurs antiques ou plus récents. Cet « état des lieux » est celui de l’histoire de l’économie du politique. Mais cet état des lieux est aussi des plus imparfaits, des plus lacunaires même, et c’est à profit qu’on consultera, pour plus, beaucoup plus, de précisions, les deux tomes de l’Histoire des idées politiques de Philippe Némo, parus aux PUF (Fondamental).

Les Temps Anciens

Quoi qu’il en soit, Philippe fait partir l’histoire de la vision économique de l’Etat à Hésiode. Celui-ci est le premier à avoir abordé la notion fondamentale de rareté. La démonstration de Philippe ne me convainc guère, Hésiode étant pour moi un Proudhon des temps anciens. Laozi, que tout le monde appelle Lao-Tseu, ce que Philippe aurait pu mentionner, est le premier à avoir donné une définition de l’Etat minimal. Le fondateur présumé du taoïsme est l’auteur de lignes majeures, qu’il convient de citer ici.

Le gouvernement, avec toutes ses lois et ses règlements plus nombreux que les poils d’un buffle, est un oppresseur vicieux de l’individu est doit être plus craint que des tigres cruels.

Plus il y a d’interdits, plus le peuple est pauvre (...) Plus croissent les interdits, et plus augmentera le nombre des voleurs et des brigands.

Il prône donc un art de gouverner non-interventionniste. Ce qui l’opposera à Confucius, qui, lui, prônait un certain dirigisme. Ainsi le confucianisme vaincut en Chine le taoïsme, lequel se réfugia en Asie du Sud.

Zhuangzi marque une étape supplémentaire ; il était partisan d’un ordre spontané, de l’absence de gouvernement. Il fut le premier à comparer ce dernier à une bande de malfaiteurs. Il écrivait justement :

Un petit voleur est mis en prison. Un grand brigand devient chef d’Etat.

ou encore :

Le monde n’a pas besoin de gouvernement ; en fait, il ne devrait pas être gouverné

Démocrite est le premier penseur de la propriété privée. Platon, son antithèse (quid de Socrate ?). Après avoir fondé l’Académie, et instruit Denys II, Platon définit la justice, comme un état dans lequel chacun occupe la fonction sociale qu’il mérite par l’ensemble de ses qualités physiques, intellectuelles et morales (La République). Il prône une société fortement hiérarchisée (Les Lois), qui, pour les classes supérieures (philosophes et guerriers), doivent former une communauté de biens, de femmes et d’enfants absolue. Aucune liberté de penser ou de parler. Le bonheur individuel ne compte pas, il n’est rien comparé à celui de la cité. L’éducation et la religion servent d’opium du peuple. La toute-puissance de l’Etat a donc comme corrolaire l’absence de toute propriété privée.

Aristote a commis pas mal de bourdes. Citons, notamment, sa formule opaque, que des générations de commentateurs tenteront d’éclaircir sans succès :

Des échanges réciproques auront lieu quand on aura rendu les objets égaux, et cette égalité doit être proportionnelle

Condillac, nous le verrons plus loin, corrigera cette aberration. Aristote considère par ailleurs que le commerce n’est pas productif, et plus encore que la monnaie est un bien stérile, qui ne peut donc pas porter intérêt. Toutefois, il a bien perçu que la monnaie est une marchandise qui tire sa valeur de la matière qui la constitue et de l’usage que l’on en fait, pas d’une convention sociale ou d’une décision de l’Etat [1] Malgré ses quelques erreurs, Aristote fut un bien plus grand penseur que son aîné. Sa théorie de la propriété privée reste valable. Elle se décline en cinq points :

- la propriété privée encourage à une plus grande productivité, et donc au progrès
- A contrario, la propriété collective engendre des disputes infinies
- La propriété privée correspond à la nature de l’homme, à son amour-propre
- elle donne la possibilité d’agir moralement, c’est-à-dire d’être bienveillant ou philantrope
- elle est naturelle ; elle seule a existé en tout temps et en tout lieu.

Il a bien perçu que le sens de la rationalité économique, qu’il appelle prudence.

Epicure fonde sa réflexion sur le bien être. Le plaisir est le bien, la douleur le mal. Ce faisant, la distance de l’économie d’avec la politique s’en trouve considérablement agrandie. Epicure, comme on le sait, exclut le divin du monde. La source de la connaissance, c’est la sensation, et elle seule. Le plaisir est le souverain bien. Ce qui ne signifie pas que la raison n’a pas sa place ; elle intervient quand il s’agit de se procurer un plaisir plus stable et plus durable que la jouissance immédiate. Epicure et son ‘’Jardin’’ n’attendent plus rien de la politique. Ainsi l’individualisme naît, et même l’individualisme apolitique. Seul compte le salut individuel de l’homme. La justice, en ce sens, ne peut être que conventionnelle : rien n’est juste par nature, il faut éviter le crime parce qu’on ne peut éviter la crainte. Ce qui signifie que la justice est une convention issue d’un contrat entre les hommes, et rien d’autre. Mais une fois la convention passée, il faut la respecter. Certes, on peut toujours espérer échapper au juge, mais on vit alors dans la terreur d’être pris et rien ne garantit qu’on ne sera pas finalement capturé. Donc, ce n’est pas la morale qui pousse à être juste, mais la recherche du plaisir ou de l’intérêt, comme le diront dans les années soixante les Chicago Boys !

Les stoïciens inventent, quant à eux, le concept de loi naturelle. Cette loi qui gouverne le monde peut être découverte par la « droite raison » humaine. Elle est absolue et universelle par le fait même qu’elle est cosmopolite. Les lois positives sont jugées à l’aune de cette loi naturelle. Si bien que la question reste posée, et le restera jusqu’à nos jours, de savoir qui est autorisé à faire parler la loi naturelle, par la traduire en loi positive. L’individualisme stoïcien est donc très différent de celui de l’épicurisme : il est soumis à une loi supérieure qui s’impose à lui. Cette loi, parce qu’elle est naturelle, est incontestable et indiscutable (au sens poppérien). C’est pourquoi elle est, selon moi, une poche d’absolutisme potentiel.

Le sacerdotalisme médiéval

Thomas d’Aquin est un héritier direct d’Aristote. Il tente de concilier sa raison, avec la foi chrétienne. Il a bien sûr commis les mêmes erreurs que son maître, et même plus encore : la propriété privée est, chez Thomas, subordonnée au bien commun, qui n’est autre que celui de la Cité. Et celle-ci est soumise, bien sûr, à la loi divine. Mais qui est chargé de transcrire la loi divine en loi humaine ? qui traduira la volonté et le bien de la Cité ?

A mon sens, on a repété la formule de Saint Paul, que tout pouvoir vient de Dieu, beaucoup moins pour inviter les sujets à l’obéissance envers leur souverain que pour inviter le pouvoir... à l’obéissance envers Dieu. Si le souverain remplissait mal sa mission, l’Eglise disposait à son égard de sanctions (l’Empereur Henri IV vint s’agenouiller devant Grégoire VII dans la neige de Canossa). Cette souveraineté divine pris fin sous une double attaque : d’une part, le roi, pour briser l’Eglise, eut recours à la tradition juridique romaine (qui attribue la souveraineté... au peuple !, cf. Marsile de Padoue) ; d’autre part, la révolution religieuse de Luther permit d’opposer Dieu au peuple cette fois. Ainsi les princes, rompant avec l’Eglise de Rome, en profitèrent pour s’attribuer comme propriété le droit souverain qui jusqu’alors ne leur avait été reconnu que comme mandat sous contrôle.

Pierre de Jean Olivi reprendra ces remarques. A la différence près qu’il s’agit ici d’un auteur génial, et injustement méconnu. Il affirme qu’on peut légitimement transférer une propriété rien que sur un coup de dé. Son contractualisme sera, de nos jours, appliqué non seulement au jeu, mais aussi aux assurances ou encore à la spéculation. Pourquoi, nous dit Olivi, le profit du joueur est légitime ? parce qu’il prend des risques. Le marchand, de même, pourra vendre plus cher qu’il n’achète parce que les risques qu’il prend sont utiles à la collectivité. C’est également de cette façon qu’Olivi explique le taux d’intérêt : il intègre non seulement le dédommagement en cas de perte subie (damnum emergens), mais aussi le coût d’opportunité, c’est-à-dire les affaires que le prêteur manque du fait qu’il ne dispose plus des sommes prêtées (lucrum cessans), et enfin le risque encouru du fait de l’incertitude irréductible des gains futurs (periculum sortis).

Machiavel est le grand théoricien de l’Etat. Il montre fort bien à quel point celui-ci est au service de sa propre conservation. L’homme d’Etat n’a donc pas la logique de monsieur tout le monde. Il doit avoir une éthique bien… particulière. Il sera avare, cruel s’il le faut, sans aucun respect pour une quelconque propriété privée, fidèle ou parjure, selon les circonstances. Surtout, quelle que soit la manière dont il arrive au pouvoir, le prince doit faire en sorte que les citoyens dépendent de l’Etat. C’est le prince qui crée une demande d’Etat chez les citoyens, comme les théoriciens du Public Choice l’expliqueront au XXe siècle !

Surtout, Machiavel comprend quel est le principal ennemi de l’Etat. Ou plutôt, les deux principaux ennemis : ce sont le christianisme et l’économie. Pourquoi ? parce que Machiavel est le premier à avoir compris que les deux sont liés ! En tant que religion privée, le christianisme substitue la verticalité du rapport à Dieu à l’intensité du rapport horizontal avec les autres. Affaire privée, la religion n’oppose plus de barrage efficace aux tendances imprimées dans le corps social par l’ambition individuelle. Cette ambition individuelle, c’est celle qui mène tout naturellement à l’économie privée.

Jean Bodin est à mon sens le dernier sacerdotaliste. Je note au passage que pas un mot n’est dit par Simonnot sur l’école de Salamanque. Bodin, c’est le théoricien de la souveraineté. Il expose que les Etats ne sont pas les cimes ultimes du pouvoir. Le prince ne peut pas être soumis à l’Etat, car sinon il n’est plus prince. Pour autant, Bodin ne prône pas un absolutisme total. Il a au contraire le souci de penser l’action politique en termes de droit. C’est enfin un précurseur du positivisme juridique, car il donne à la loi positive la primauté sur la loi naturelle, ce qui est l’inverse du stoïcisme. La loi trouve sa raison d’être dans la volonté de son auteur. Le droit n’est plus que positif. Dans ces conditions, le droit de propriété par exemple, n’a plus rien de naturel et ne peut plus être opposé à la puissance de l’Etat.

Les Modernes

Hobbes est le premier des modernes, car il a pensé le contrat social.

Hobbes comprend qu’on ne peut fonder le pouvoir uniquement sur la force. On lui en sait gré. Mieux que la force en effet, il y a le consentement. Les hommes sont mus par la vanité. C’est elle qui rend la vie proprement invivable, une guerre de tous contre tous dans l’état de nature. L’Etat n’est donc pas naturel, il est même l’artefact parfait. La création anti-naturelle par excellence.

Les hommes sont égaux dans l’état de nature, pour une raison simple selon Hobbes : parce que, quelle que soit la force du plus fort, le plus faible sera toujours assez fort pour porter un coup mortel à celui-là. Dans ces conditions, chacun a un droit sur toute chose, y compris sur le corps des autres. Dans De Cive, Hobbes pensait un peu bêtement qu’il suffisait de transférer les droits de propriété des individus à l’Etat pour sortir de l’état de guerre de tous contre tous. Dans Léviathan, il change de vocabulaire : il ne s’agit plus de transfert de droits, mais d’autorisation. Je trouve que sur ce point, Philippe est un peu rapide. Disons que les hommes transfèrent d’un commun accord au Souverain leur libre-arbitre de manière inconditionnelle et définitive. C’est un mécanisme à crémaillère, sans espoir de retour. Le souverain ne peut donc plus être déposé, puisque la convention originelle a été conclue sans lui. Elle n’a pas en effet été conclue verticalement entre le souverain et le peuple, mais horizontalement au sein du peuple lui-même. Il n’y a plus de justice, ni de propriété, puisque ces concepts sont définis par le souverain, à qui on ne peut les opposer. L’impôt est donc pleinement légitime.

Philippe note à juste titre l’étendue des contradictions de Hobbes [2]. Il ne dit en revanche rien sur le fondement de sa conception, sinon par la formule classique : Quis custodiet ipsos custodes ?

Spinoza, parti d’un fondement opposé, aboutira au même résultat que Hobbes, à la souveraineté illimitée du prince. A ceci près que chez lui, c’est la nature, ou plus exactement la loi de la nature, qui fonde le contrat social. Cette position est peut-être fausse, mais elle a bien plus de cohérence que celle de Hobbes.

Philippe consacre ensuite plusieurs pages (bien trop) à Colbert. Comme si un robin du Roi pouvait se hisser à la hauteur de plus grands penseurs des temps anciens. Comme le dit toutefois Philippe, et à juste titre bien sûr, Colbert

est en grande partie responsable de la récession économique et même démographique qu’a connue la France à partir de 1680, la misère du peuple et la famine étant masquées par les fastes de Versailles.

Plus que Colbert, il me semble important de s’arrêter un peu sur la doctrine que le « colbertisme » ne fait que reprendre, à savoir le mercantilisme. Cette dernière est flatteuse pour les administrations qui sont en train de naître, en confondant l’Etat et la nation : la richesse de l’un est considérée comme synonyme de la prospérité de l’autre. C’est une macro-économie avant la lettre, qui conçoit le commerce international comme un jeu à somme nulle, où il faut absolument être gagnant si on ne veut pas être perdant. Colbert a donc institué des droits de douane sur les importations, et a interdit les sorties d’or à l’étranger. On ne pouvait donc arriver qu’à un blocage complet du système, ce qui sera le cas en 1672, lorsque éclate la guerre contre la Hollande, que Colbert appelait chaleureusement de ses vœux. Colbert n’a pas compris ce que les lecteurs de Copeau savent déjà : que la balance des paiements d’un pays est globalement toujours équilibrée. Tout obstacle tarifaire ou autre dressé contre des importations aura pour seul effet de réduire les exportations. De même tout encouragement aux exportations aura pour effet d’encourager les importations.

Enfin, la politique de Colbert, qui constitua de véritables monopoles d’Etat, générant de formidables rentes, a eu comme conséquence évidente d’empêcher les innovations, comme les métiers à tisser, qui auraient risqué de générer une production de masse. Quant aux salaires des ouvriers des manufactures d’Etat, ils étaient bien sûr réduits au plus bas niveau possible, de manière à ne pas compromettre la soi-disant compétitivité des produits français à l’export. Colbert n’était pas seulement un nul, c’était un criminel. Et aussi un ancêtre. Un ancêtre de la « politique industrielle » de Mitterrand et Mauroy durant les années 80. Celle des années Bull, si vous préférez.

Auteur suivant, Locke. Je ne m’attarderai pas trop sur lui, tout a déjà été dit sur Catallaxia. Je dirai simplement que Locke considère que l’état de nature soumet les hommes à l’obligation de se conserver. Et pour y parvenir, les hommes sont contraints de travailler. Quelle conséquence tire Locke de ce travail nécessaire ? l’existence du droit de propriété. En effet, dit Locke, le travail appartient à l’ouvrier, dès lors que ce qui reste commun suffit aux autres, en quantité et en qualité. Cette restriction, c’est le proviso lockéen. De là découle une grossière erreur, décidément fréquente, celle de la valeur-travail.

Pourquoi les hommes sortent-ils de l’état de nature ? pour deux raisons. D’une part, le risque de guerre, qui pèse comme une épée de Damoclès sur la tête des hommes de la nature ; d’autre part, le rôle accumulateur de la monnaie. En effet, cette dernière n’est pas seulement le produit spontané d’un consentement tacite, comme nous l’avons dit plus haut, mais c’est aussi le vecteur qui rend possible l’accumulation des richesses. De là Locke trouve le rôle de l’Etat : il doit protéger la propriété des hommes de la nature, qui choisissent d’entrer en société. C’est exactement l’inverse de Hobbes, qui croyait que le droit de propriété naissait après l’Etat. Le droit de propriété au sens de Locke vient donc s’opposer aux ambitions des gouvernants.

Philippe parle ensuite d’un auteur que personnellement j’adore, Cantillon. A la manière des samizdats, son essai circule sous le manteau, tant il est sulfureux. Un Copeau des temps anciens, si vous préférez… Il fonde l’individualisme méthodologique. L’Etat n’a pas d’existence en soi, il n’est qu’une collection d’individus. Il comprend, le premier, le vrai sens de la valeur : elle provient de l’évaluation subjective qu’en font les consommateurs. Le travail, plus généralement le coût de production, a un rôle, mais ce n’est pas celui de fixer le prix d’une marchandise. C’est celui d’indiquer si l’entrepreneur peut faire des profits ou s’il va encourir des pertes. Cantillon comprend d’ailleurs le premier quel rôle a l’entrepreneur : il équilibre les demandes et les offres dans le futur, si du moins il parvient à prévoir correctement l’avenir, et si on le laisse faire dans cette tâche.

Cantillon est un auteur génial. Il comprend que la croissance de la population est déterminée tout à la fois par les ressources naturelles, les facteurs culturels et le niveau technique. Ce qui signifie que les peuples adaptent leur croissance démographique à leurs ressources économiques. Ce qui est déterminant, c’est la manière dont les riches consomment. Les innovations pénètrent toujours par le haut.

Quelle est pour Cantillon l’origine du droit de propriété ? c’est, dès lors qu’on dépasse le stade nomade, le droit du conquérant de répartir son butin comme il l’entend, terres comprises, entre ses favoris. C’est un argument peu convaincant, je trouve. Mais il permet à Cantillon de pointer du doigt l’essentiel : la loi de la concentration du capital foncier. Dans tous les cas de figure, dit Cantillon, l’inégalité finira par prévaloir, car les propriétaires devront employer des fermiers et des laboureurs. Il faudra leur assurer la subsistance. Et pour le reste ? le propriétaire le versera au prince ou à l’état, sous forme de revenu foncier.

De Cantillon, nous passons à Condillac. Je crois que Philippe l’aime beaucoup. C’est le premier à penser explicitement les rapports entre l’économie et la politique. Murray Rothbard et l’école de Chicago sont les héritiers directs de notre abbé (car il était abbé). Plus fort que Cantillon, Condillac explicite des notions jusque-là floues et incomplètes. Il fonde la valeur sur l’utilité. La valeur est donc subjective, et même deux fois subjective : elle répond aux besoins du sujet, et elle ne devient valeur que par une estimation subjective. Ce sont donc nos besoins qui déterminent la valeur des choses. Evidemment, on sent moins les besoins dans l’abondance que dans la rareté, mais le fond du nœud est bien là. Comme le dit Condillac dans un éclair de génie,

Une chose n’a pas une valeur parce qu’elle coûte, comme on le suppose ; mais elle coûte, parce qu’elle a une valeur.

On passe de la valeur au prix par l’échange. C’est là où Condillac est vraiment génial. Il dit :

Il est faux que dans les échanges on donne valeur égale pour valeur égale.

(en se référant implicitement à Thomas d’Aquin. Bien au contraire :

Chacun des contractants en donne toujours une moindre pour une plus grande.

L’inégalité des valeurs subjectives est le moteur de l’échange. Et cet échange, s’il est librement consenti, améliore forcément le bien-être des deux parties, qui, sinon, n’échangeraient rien du tout !

Le seul déplacement d’un objet de la personne A à la personne B augmente le bien-être de l’ensemble des deux personnes si B accorde plus de valeur que A à cet objet ! C’est l’échange qui révèle les prix, car aucun prix n’est absolu, tous sont relatifs. Ils n’apparaissent absolus que parce qu’ils sont exprimés en monnaie, mais même dans ce cas, ils sont relatifs au prix de la monnaie.

Chez Condillac, la liberté humaine est fondée sur l’efficience économique, pas sur la morale ou sur la religion. L’échange profite aux parties parce qu’il est libre. La plus petite contrainte exercée sur l’une ou l’autre aboutirait à un moindre bien-être. Il propose de restaurer la liberté des échanges pour réduire les disettes et stabiliser les prix, ce qui, comme le rappelle justement Philippe, est aussi scandaleux au XVIIIe siècle, que de vouloir aujourd’hui libérer de ses réglementations (SMIC, 35 heures, etc) le marché du travail pour réduire le chômage.

Dans son grand tableau, l’Etat a une place : celle de l’Etat gendarme, dont l’impôt constitue le salaire de protection des propriétaires. Mais le souverain ne peut être protecteur que s’il n’a pas de préférences propres. C’est là le trou noir du raisonnement de Condillac : comment empêcher l’Etat d’avoir ses propres préférences, et à partir de là comment l’empêcher d’interférer sur les préférences des particuliers ? Condillac ne le dira pas.

Adam Smith est un auteur mineur. Simonnot le pense, moi aussi. La Richesse des Nations est remplie d’erreurs et de contradictions. C’est Smith qui donnera une grande aura à la valeur-travail, malgré Condillac. Chez Smith, l’entrepreneur est un zombie, qui n’a aucune influence sur ses concurrents, ses fournisseurs, ses clients. Son entreprise est identique aux autres entreprises. Il ne court aucun risque, jamais. Cet entrepreneur-bureaucrate, comme le dit Philippe, est en fait un technicien supérieur juste capable d’administrer une entité quelconque.

On nous dit : oui, mais Smith a créé le concept majeur de toute la pensée économique libérale, la main invisible. Outre que ce n’est pas l’inventeur de cette idée, mais simplement de la formule, Smith n’y croyait en réalité qu’à moitié. Toutes sortes d’activités n’y relèvent pas, chez lui, du laisser-faire : la défense nationale, la navigation au long cours, les ponts, les ports, les routes, la poste, la construction des murs coupe-feu, la conservation des hypothèques, l’exportation de blé, etc. Par ailleurs, Smith continue à prôner un plafonnage à 5% des taux d’intérêt, alors qu’à la même époque ses « confrères » français, Cantillon et Turgot, qu’il connaît, plaident pour une déréglementation totale du marché de l’argent. En réalité, et Philippe reprend presque texto l’un des premiers chapitres des 39 leçons, la main invisible cache chez Smith la main, bien visible, de l’économiste d’Etat, au service du Prince bienveillant. Une sorte de souverain-économiste, comme Platon rêvait à un souverain-philosophe.

Philippe évoque ensuite Daunou, et ne dit pas un mot sur Bastiat. Puis vient Marx qui, dans sa jeunesse, a développé une idée intéressante : celle d’un Etat recherchant son propre intérêt, ou plus précisément composé d’individus recherchant leur propre intérêt [3]. Cette idée, il l’a abandonnée ensuite, ne voyant plus, dans Le Capital, dans l’Etat que la force armée au service de la classe dirigeante. Commons, bien moins connu, et auteur dispensable, cherchera, lui, à prouver que le jeu libre du marché ne peut produire aucun ordre, car l’Etat précède le marché, et non l’inverse. Il rend possible le marché, en assurant la compatibilité mutuelle des conduites. Il ne comprend pas ce que nous verrons plus loin, à savoir qu’un droit est concevable – et a existé – sans Etat.

Bizarrement, Philippe achève son introduction par l’école de Chicago. Pourquoi tant de trous, d’oublis volontaires ? je l’ignore. Il évoque Frank Knight, fondateur de l’école et de sa liberté de ton si particulière. Sa matrice ? le fait que la recherche de l’intérêt individuel se manifeste dans tous les secteurs de la vie en société. Milton Friedman prendra la relève, en démontrant que la crise de 1929, et son aggravation, revient non pas au marché, mais à ceux qui ont prétendu le réguler. Coase, lui, a montré qu’il est efficient de laisser pollueur et pollué négocier entre eux, plutôt que de taxer le pollueur à tous les coups. Posner a lancé, avec Coase, l’analyse économique du droit. Becker, enfin, a lui aussi frappé très fort, en montrant notamment que les gens avaient du goût pour la discrimination contre les Noirs, et étaient prêts à payer pour cela. Le résultat paradoxal est que la discrimination raciale nuit aux capitalistes blancs et aux travailleurs noirs, alors qu’elle profite aux capitalistes noirs et aux travailleurs blancs.

Nous verrons ensuite, bien plus rapidement, le livre 1er de l’ouvrage, consacré aux outils de l’économiste.


- Article paru initialement sur le blog de Copeau


[1On sait en effet qu’en Mesopotamie, n’importe quel marchand pouvait créer de la monnaie, c’est-à-dire découper des morceaux de métal qu’il s’était procuré dans l’échange et s’en servir pour ses achats. Ce n’est qu’aux alentours du VIe siècle avant J-C, en Asie Mineure, qu’on lui a substitué la monnaie signée et frappée, encore utilisée de nos jours.

[2Hobbes nous dit que les hommes ne sont pas capables de coopérer dans l’état de nature. Mais alors pourquoi le sont-ils assez pour convenir entre eux d’un pacte social ? D’autre part, alors qu’il écrit (chapitre 18) que la violence est nécessaire, il la répudie au chapitre 28 !

[3Voir le 18 Brumaire, par exemple

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