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La France et les Balkans au XXe siècle

jeudi 16 novembre 2000

Nous examinerons ici la façon dont les Français, tout au long du XXe siècle, ont compris les problèmes balkaniques. Précisons d’abord de quels Balkans et de quels Français il s’agit.

Quels Balkans ? La France (de même que l’Angleterre) a toujours abordé la péninsule par le sud maritime, contrairement aux puissances germaniques et à la Russie, qui y accédaient par le nord continental. Les seuls partages familiers au négoce et à la diplomatie française ont été longtemps la Grèce et les détroits : l’archipel, Salonique et Constantinople. Dans le public aussi, il y avait un intérêt pour les turqueries, et un puissant mouvement philhellène. Ce versant méridional, aujourd’hui Grèce et Turquie, a eu au XXe siècle encore un destin particulier, puisqu’il a échappé au communisme, et de ce fait gardé avec la France des relations suivies, qui ressortissent plutôt à la politique méditerranéenne que balkanique. Nous n’en parlerons pas ici, et nous nous limiterons au nord et au centre de la péninsule, aux aires danubienne et dinarique, jadis terrains d’action russe et autrichien, qui ont été longtemps terra incognita pour les Français, et le sont presque redevenues à l’époque communiste : Albanie, Bulgarie, Roumanie, Yougoslavie.

Quels Français ? Nous aurons affaire à deux types de réactions à ces questions : d’une part celle des dirigeants politiques, dont la perception détermine les décisions qui constituent ce qu’on appelle " la politique balkanique de la France " ; de l’autre celle de l’opinion française dans son ensemble, et plus particulièrement de ceux qui expriment et aident à se former cette opinion, les " intellectuels " au sens large, ainsi que les journalistes (au début du siècle on dit " la presse " et à la fin " les médias "). Ces deux ensembles, le pouvoir et l’opinion, entretiennent dans une démocratie des rapports complexes et changeants qui, sur le problème qui nous occupe, varieront plusieurs fois en un siècle et sous trois républiques. L’histoire du regard français sur les Balkans est rythmée par les hauts et les bas de ce couple franco-français en même temps que par les événements extérieurs, balkaniques et mondiaux.

Cette évolution complexe peut être sommairement divisée en quatre périodes : deux décennies d’engagement, deux autres de gestion, un demi-siècle de désintérêt et un décennie finale d’incertitudes.

L’engagement (1900-1920)

Le pouvoir

La politique française avait surtout cherché dans les Balkans " l’alliance de revers " qui pouvait l’aider dans sa lutte contre la Maison d’Autriche. D’où l’alliance turque depuis François Ier et, au XIXe siècle encore, le soutien apporté à l’Empire ottoman, manifesté en particulier dans la guerre de Crimée. D’autre part, la France avait activement soutenu l’indépendance grecque et joué un rôle continu dans ce pays. On ne peut signaler au XIXe siècle que deux incursions dans le nord des Balkans, toutes deux imputables aux Bonaparte, la première éphémère, l’autre plus durable : la création des " provinces illyriennes " par Napoléon Ier et le soutien à l’indépendance roumaine par Napoléon III.

Avec la fin du siècle les conditions changent peu à peu. Le recul ottoman a été constant, les cinq petits royaumes orthodoxes indépendants apparus au cours du siècle n’ont cessé de s’agrandir. Les capitaux français ont commencé à s’investir dans chacun d’eux. Au niveau européen, les antagonismes et les coalitions se sont solidifiés avec l’hostilité franco-allemande, devenue permanente depuis 1870, et les alliances germano-autrichienne et franco-russe. La France se trouve ainsi mêlée aux querelles austro-russes concernant le nord des Balkans.

Au tournant du siècle, quelques événements vont précipiter l’engagement français : en 1898 le voyage de Guillaume II à Istanbul annonce la montée de l’influence allemande en Turquie ; en 1903, la révolution du palais de Belgrade remplace les Obrenovic, qui menaient une politique proautrichienne, par Pierre Ier Karadjordjevic, prorusse et francophile ; et en 1908 l’annexion de la Bosnie par l’Autriche provoque de fortes réactions en Serbie. Désormais, l’adversaire allemand est directement présent sur le terrain balkanique, et pour s’opposer à lui par une " alliance de revers " un nouveau champion possible est apparu : la Serbie, alliée de la Russie et dont les ambitions nationales tendant à une unification des peuples sud-slaves garantissent la pérennité de l’engagement contre l’Autriche.

Comme devait l’écrire un peu plus tard, en 1916, le journaliste Pierre de Lanux :

" La politique de la France en Orient s’est inspirée depuis le XVIe siècle d’une doctrine continue, qu’il n’est nullement question d’abandonner, surtout à l’heure où cette politique peut atteindre son maximum d’efficacité. Depuis François Ier, nous avons appuyé systématiquement la grande puissance balkanique – autrefois la Turquie – parce qu’elle concourait à tenir en échec la Maison d’Autriche. Pour rester fidèle à soi même, cette ligne de conduite doit comporter aujourd’hui le rapprochement le plus net avec la Yougoslavie future, celle-ci offrant des garanties de solidité économique et politique, lesquelles faisaient défaut à l’empire turc en décadence. " (1)

Ce texte, écrit en pleine guerre, définit en fait ce qu’est la politique française avant, pendant et après la Première Guerre mondiale. Notons l’illusion des " garanties de solidité économique et politique " que l’auteur croyait trouver dans la future Yougoslavie.

La France soutient donc les Etats balkaniques en fonction de leur plus ou moins grande hostilité à l’Autriche et à l’Allemagne, et avec le souci de renforcer l’alliance franco-russe en aidant elle-même les pays clients de la Russie. En 1906, 1909 et 1913 elle accorde à la Serbie des emprunts d’un montant total de 495 millions de francs pour l’achat d’armes sur le marché français (2). En 1912, elle appuie diplomatiquement contre la Turquie les quatre alliés balkaniques, et en 1913, contre la Bulgarie, elle soutient la Serbie, le Monténégro et la Grèce ; elle favorise le tracé de frontières le plus favorable possible à ces trois derniers pays au détriment de la Bulgarie vaincue et du nouvel Etat albanais dont la création a été parrainée par l’Autriche.

En 1914, la France se voit déclarer la guerre par l’Allemagne. Elle n’a donc pas eu à choisir de soutenir la Serbie. Mais le conflit était bien la conséquence de la solidification des blocs soutenant l’un l’Autriche, l’autre la Serbie dans la crise issue de l’attentat de Sarajevo.

Dans la guerre, la France trouve quatre alliés balkaniques. Mais la Grèce n’entre dans l’alliance que du fait de son " viol ", la Roumanie n’intervient qu’en 1916 et se retrouve presque aussitôt vaincue et occupée, du Monténégro on parle peu. C’est la Serbie, agressée dès le début, qui devient l’alliée privilégiée (si l’on ose dire, compte tenu de ses pertes écrasantes). Toute une série d’épisodes héroïques constitue l’épopée franco-serbe pendant cette guerre : les victoires inattendues de la minuscule Serbie sur le géant autrichien dans la première année de la guerre, l’effroyable retraite de l’armée serbe pendant l’hiver de 1915, son sauvetage par la flotte française sur les côtes albanaises, la fraternité d’armes sur le front de Macédoine, la victoire en commun. De plus, si à l’origine l’appui de la Serbie n’était pour ainsi dire qu’un sous-produit de l’alliance franco-russe, après 1917 la Russie est hors jeu et c’est la France qui devient, plus encore que l’Angleterre, le principal soutien du petit royaume. " Aimons la France comme elle nous a aimés ", dit le monument érigé sur le Kalemegdan à Belgrade.

L’opinion

Car c’est ici qu’intervient un élément affectif dans ce qui avait été jusque-là un froid jeu de puissance, et qu’entre en action l’opinion publique, auparavant assez indifférente aux problèmes balkaniques. Avant la guerre les sympathies étaient partagées. L’insurrection d’Iliden avait provoqué un vaste mouvement de soutien aux insurgés macédoniens et d’indignation contre la Turquie, auquel ont participé entre autres Jean Jaurès, Georges Clemenceau, Anatole France, Ernest Lavisse (4). Mais il ne s’agissait pas alors d’appuyer un Etat balkanique particulier, l’opinion n’avait pas encore conscience des possibles conflits interbalkaniques. Sur ce mêmes problèmes macédoniens, l’helléniste Victor Bérard, futur avocat des Serbes, manifeste dans ses travaux antérieurs aux guerres balkaniques (5) beaucoup de compréhension pour les thèses bulgares. L’assassinat du roi Alexandre Obrenovic et de la reine Draga en 1903 avait révolté l’opinion française et engendré chez elle (quoique moins nettement qu’en Angleterre) une suspicion envers les Serbes, taxés de barbarie (6). Lors des guerres balkaniques encore, c’est un sénateur français, le baron d’Estournelles de Constant, qui a présidé la commission internationale formée par la fondation américaine Carnegie pour " enquêter sur les causes et la conduite " de ces guerres, et le rapport de cet organisme détaille avec impartialité les atrocités commises par tous les acteurs balkaniques sans exception, et n’exprime aucun doute sur le caractère bulgare des Slaves de Macédoine (7).

Mais une fois la guerre mondiale déclenchée, les nuances disparaissent. L’engagement inconditionnel en faveur des alliés serbes est couvert de l’autorité de nombreux intellectuels dont les travaux touchaient plus ou moins aux question balkaniques. Citons plusieurs historiens connus comme Victor Bérard, déjà nommé, qui désormais soutient exclusivement les Serbes, y compris sur la question macédonienne (8) ; Ernest Denis, historien de la Bohème et de l’Europe centrale (9) ; Emile Haumant, slavisant et historien des peuples yougoslaves (10) ; Charles Diehl, historien byzantologue (11) ; Frantz Funck-Brentano, traducteur de la poésie populaire serbe ; Gabriel Millet, historien de l’art serbe ; des universitaires plus jeunes, qui témoignent sur leur expérience de guerre, comme le slavisant Raoul Labry (12) ; des journalistes, comme Pierre de Lanux, Henri Barby. Des écrivains illustres apportent leur contribution par une œuvre de circonstance : Jean Richepin consacre à la Serbie un chapitre de sa Prose de Guerre, Edmond Rostand une poésie " Les quatre bœufs du roi Pierre ", Maurice Barrès un article " A la gloire des Serbes (13) ", et même Pierre Loti, l’amoureux de la Turquie, écrit " pour la Serbie " dans Le Figaro le 14 août 1914. On pourrait ajouter des dizaines de noms (14). A partir de 1915, à l’initiative de Victor Bérard, est organisée chaque année dans toutes les écoles françaises une " journée serbe " où sont lus des textes à la gloire du courageux allié. Il s’agit donc d’un mouvement de grande ampleur, qui ne se comprend que dans l’atmosphère d’une guerre totale où la nation française est entièrement engagée avec toutes ses forces vives. Il ne saurait être question, dans ce contexte, que se fasse entendre une seule voix discordante, qui serait taxée de trahison. C’est ce qu’on a appelé le " bourrage de crânes " (15). Relayé par l’enseignement, prolongé, comme nous le verrons, entre les deux guerres, il devait imprégner toutes les promotions d’élèves scolarisés avant 1940, et laisser encore des séquelles dans les générations plus jeunes.

Cette propagande se borne chez beaucoup d’auteurs à l’exaltation de l’héroïsme des Serbes et à la compassion pour leurs malheurs. Le ton peut atteindre au lyrisme : " La Serbie est un des cinq doigts de la main divine qui fait l’avenir ", aurait répété Ernest Denis dans ses nombreuses conférences (16).

Elle s’accompagne du dénigrement systématique des peuples qui s’opposent aux Serbes : les Bulgares chez qui, selon un diplomate français, " le sang finnois [sic] a transformé le Slave du Sud ; il l’a rendu âpre et violent, arbitraire et dominateur ; calculateur et égoïste (17) ". Ces mêmes Bulgares, selon Ernest Denis, ne pourront retrouver leur place " dans l’humanité civilisée qu’après quelques générations (18) ". Les Albanais sont qualifiés dès l’époque des guerres balkaniques de " race de proie " par le journaliste René Pinon (19). Les Hongrois ne sont pas mieux traités.

Mais l’apothéose et l’invective ne sont pas les seuls registres. D’autres textes ont un contenu plus précis, qu’on peut analyser par exemple dans La Grande Serbie du même Ernest Denis (1915). Ce que cet ouvrage dessine, c’est en fait la future Yougoslavie, mais l’auteur ne distingue pas ce concept de celui de " Grande Serbie " qui figure dans son titre. La trame de son livre est l’histoire serbe présentée dans sa continuité et rapprochée de celle de la France (Etienne Nemanja comparé à Clovis et Dusan à Charlemagne), ce qui préfigure un Etat national et unitaire. Les autres peuples de la future Yougoslavie ne sont introduits qu’au moment où ils interfèrent avec l’histoire serbe : les Croates à propos du mouvement yougoslave au XIXe siècle, les Macédoniens avec les guerres balkaniques, les Slovènes tout à fait à la fin. De proche en proche, la Serbie doit s’agrandir et englober tous ces peuples qui ne font qu’un avec elle. L’auteur démontre que l’indépendance de la Croatie est impossible, et il serbise allègrement les villes dalmates en écrivant : " Il ne serait vraiment pas plus paradoxal de nier l’italianité de Florence que le serbisme de Split ou Chibénik " (20). Cette inattention aux nationalités, cette confusion des notions de serbe et de yougoslave, cette vision unitaire du futur Etat devaient marquer très longtemps la pensée politique française.

Les autres alliés de la France ont aussi leurs avocats. La Grèce n’en a jamais manqué. La Roumanie en trouve de très efficace dans le géographe Emmanuel de Martonne, qui a fait jadis sa thèse sur la Valachie (21), et dans le linguiste Mario Roques, défricheur des études roumaines, membre de l’Académie roumaine, chargé de mission à Bucarest en 1915 (22). Tous deux sont très influents, d’abord dans l’université, comme patrons incontestés l’un de la géographie, l’autre des études romanes (on sait combien chaque discipline est alors centralisée dans l’université française), mais aussi dans la vie politique où Roques est proche du ministre de l’Armement, Albert Thomas, et où de Martonne est conseiller de Georges Clemenceau.

La politique dont ces intellectuels sont les porte-parole, et parfois même en partie les inspirateurs, est ambitieuse. Il s’agit de faire disparaître de la péninsule les influences germanique, ottomane, et à partir de 1917 russe, en utilisant comme instrument contre les anciens empires les revendications nationales des trois pays balkaniques alliés : Grèce au sud-est, Roumanie au nord-est, Serbie au nord-ouest. Ces trois royaumes sont supposés amicaux, et adeptes du modèle unitaire jacobin inspiré par la France. Ce système, pense-t-on, sera stable parce qu’appuyé sur la loi démocratique de la majorité, en lieu et place des anciens droits dynastiques qui asservissaient des peuples entiers : les frontières seront dessinées selon le " principe des nationalités ". Dans le cas de la Serbie, elle pourra s’étendre très loin vers le nord-ouest, jusqu’à la Slovénie, grâce au mouvement yougoslave : les Yougoslaves et les Serbes, c’est tout un. Les Germains, qui avaient rêvé d’accéder à la mer Egée, seront coupés même de l’Adriatique, puisqu’au nord de celle-ci Yougoslaves et Italiens se rejoindront. Le seul problème délicat est la délimitation entre eux, puisqu’il s’agit de deux pays alliés, et qu’on a promis à l’Italie l’Istrie et la Dalmatie. Mais on n’aura besoin d’aucun ménagement pour les peuples ennemis, que la propagande a déconsidérés : Turcs, Bulgares, Hongrois, Autrichiens. On appliquera aux territoires multiethniques du nord des Balkans situés en Autriche-Hongrie la même méthode de partage selon des lignes supposées nationales déjà aoppliquées en 1913 au sud, en territoire ottoman.

Ce programme, complété plus au nord par la reconstitution de la Pologne et la création de la Tchécoslovaquie, implique la fin de l’empire des Habsbourg. Cette issue ne figurait pas dans les buts de guerre initiaux des alliés, mais elle est recherchée avec méthode par les dirigeants français du temps de guerre, en particulier Clemenceau qui fait échouer les négociations de paix séparée esquissées par l’empereur Charles en 1917 (23).
la philosophie politique française favorise les Etats unitaires et minimise les diversités, ce qui est particulièrement grave dans le cas de la Yougoslavie, où les aspirations des peuples non serbes sont négligées

Il faut noter toutes les justifications idéologiques de ces solutions : punition des agresseurs bien sûr, mais aussi triomphe des Slaves et Latins sur les Germains, des petits sur les grands, des nations sur les empires, du droit des peuples sur le droit dynastique, d’Etats homogènes et donc unitaires sur des constructions politiques complexes et " féodales ", de pays à tradition orthodoxe ou hussite, donc supposés hostiles à Rome, sur une monarchie catholique (François Fejtö a bien montré l’importance de ce dernier point). Ce programme présumé démocratique, national, jacobin et laïque était en plein accord avec la philosophie politique des dirigeants français de la IIIe République, issus de l’affaire Dreyfus et des luttes anticléricales. Une grande partie des intellectuels cités plus haut adhéraient pleinement à ces vues, et en tant que spécialistes ils furent les conseillers et les inspirateurs de la politique suivie. Un Ernest Denis, par exemple, manifeste à chaque ligne son hostilité de principe aux Habsbourg et au catholicisme. Il y a dans ce début de siècle, depuis le dénouement de l’affaire Dreyfus qui a vu le triomphe des " intellectuels ", une étonnante osmose entre ceux-ci et le pouvoir, qui disparaîtra dans les années 1930 et ne se recréera plus ensuite. Jamais plus on ne retrouvera en France tant d’hommes de pensée aussi intimement convaincus de servir à la fois leur science, leurs convictions et leur partie en servant leur gouvernement.

Après la victoire, ce sont donc ces principes qui président aux traités de paix, à la préparation desquels participent activement deux géographes : de Martonne et son collègue serbe Jovan Cvijic, dont le livre publié alors en français (24) exerce une grande influence. D’autre universitaires, comme Ernest Denis ou Mario Roques, interviennent en coulisse (25). Les données fournies par les spécialistes permettent de légitimer des solutions qui favorisent territorialement les vainqueurs : de Martonne a joué un grand rôle pour faire reporter plus à l’ouest la frontière hungaro-roumaine. Ainsi sont lésés les vaincus : Turcs, Bulgares et Hongrois. Seuls les premiers prendront immédiatement leur revanche : les autres resteront revendicatifs. D’autre part la philosophie politique française favorise les Etats unitaires et minimise les diversités, ce qui est particulièrement grave dans le cas de la Yougoslavie, où les aspirations des peuples non serbes sont négligées. Un allié est même sacrifié : le petit Monténégro, englobé dans le royaume des Karadjordjevic avec l’aide de la France, malgré les protestations de son roi réfugié à Paris, qu’un auteur français qualifiera de " traître à la cause unitaire " (26).

La gestion (1920-1940)

Le pouvoir

Après la victoire, les projets français ont été réalisés sous leur forme la plus extrême. C’est " la paix française ", selon le titre du livre de Bérard (27). L’Autriche disparue, l’Allemagne et la Russie réduites à l’impuissance, la France est pour quelques années, plus encore que l’Angleterre qui s’est moins impliquée, la puissance dominante dans les Balkans et dans toute l’Europe centrale. Ses alliés du temps de guerre comptent sur sa protection. Ses capitaux sont présents partout. Sa langue est parlée par les élites de tous les pays balkaniques et enseignée dans tous. Elle n’a plus qu’à gérer un statu quo qui lui est favorable. A cet effet, elle renforce ses alliances bilatérales et patronne des réseaux nouveaux : Petite entente dès 1920 et Entente Balkanique plus tard en 1934. Ces ensembles incluent les anciens alliés, ainsi que la Turquie, satisfaite de ses victoires de 1922, mais excluent toujours les mêmes pays, ceux qui ont ou pourraient avoir des revendications territoriales : Hongrie, Bulgarie et Albanie.

La diplomatie française intervient aussi dans la politique intérieure de ses alliés. Ceux-ci ne peuvent jouer leur rôle de rempart contre les révisionnismes que s’ils renforcent leur unité intérieure selon le modèle français, jacobin. C’est vrai particulièrement de la Yougoslavie. Cette politique est étudiée de façon détaillée dans le récent livre de François Grumel-Jacquignon (28), et elle avait été bien analysée par l’historienne serbe Gorbana Krivokapic qui écrit :

Au moment de la création et de la constitution du nouvel Etat yougoslave, les Français ont étroitement lié la politique intérieure du nouvel Etat à son organisation intérieure [...]. On accorderait à la Yougoslavie autant de territoires revendiqués qu’elle se révélerait capable de réunir par un lien administratif et politique solide [...]. Les idées fédéralistes présentes dans l’organisation du nouvel Etat yougoslave (de même que ses séparatismes) ont été perçues comme un aspect de l’héritage politique austro-hongrois, comme le syndrome d’une mentalité politique rétrograde (29).

En conséquence, les diplomates français à Belgrade sont intervenus maintes fois pour déconseiller toute tendance au fédéralisme, et en particulier toute concession aux Croates. En 1920, l’ambassadeur Fontenay s’inquiète de la libération de Stjepan Radic, puis des progrès de son parti en Croatie, qu’il comprend mal, et plus encore des tentations des " vieux radicaux " serbes d’abandonner la Croatie à son sort, et il encourage l’adoption de la constitution unitariste du " Vidovdan " (30). En 1920, la diplomatie française soutient l’instauration de la dictature par Alexandre Ier, seul moyen à ses yeux d’empêcher l’éclatement du pays : " Il faut souhaiter que la dictature subsiste ", écrit l’ambassadeur Dard (31). Le même centralisme est favorisé en Roumanie.
En 1920, la diplomatie française soutient l’instauration de la dictature par Alexandre Ier, seul moyen à ses yeux d’empêcher l’éclatement du pays : " Il faut souhaiter que la dictature subsiste ", écrit l’ambassadeur Dard

L’opinion

Dans l’opinion, les Balkans semblent désormais plus proches. Des dizaines de milliers de jeunes Français en ont une expérience directe, pour y avoir combattu. Des institutions se créent, ainsi en 1920 l’Institut d’études slaves, installé à Paris dans une maison d’Ernest Denis rachetée et offerte à l’université de Paris par les gouvernements tchécoslovaque et yougoslave, et des instituts français s’ouvrent dans les capitales balkaniques. Les échanges culturels se multiplient. Les savants déjà nommés continuent leurs travaux, et l’on voit apparaître d’anciens combattants du front de Salonique : le géographe Albert Mousset ; les linguistes slavisant André Mazon, André Vaillant et Lucien Tesnière, qui étudient respectivement des parlers slaves macédoniens d’Albanie, le serbo-croate et le vieux slave, le solvène. A tous, le système issu de Versailles paraît répondre à la justice, on estime qu’il a apporté la liberté aux peuples. Cette vision optimiste ressort avec une particulière netteté des travaux de Jacques Ancel. Sa thèse sur la Macédoine (32), description minutieuse et parfaitement à jour, présente les faits de colonisation dans les trois Macédoines, consécutifs aux transferts de population, comme un exemple de modernisation imposée à des populations rétrogrades : " les Slaves macédoniens, arriérés et amorphes ", écrit-il ailleurs (33). Son livre Peuples et nations des Balkans (34), en même temps qu’une synthèse géographique exemplaire, est aussi une apologie de l’ordre créé par les traités de 1919. " Ces traités, écrit l’auteur à la page 1, furent une revanche de la Géographie sur l’Histoire " (on pense à la formule de Francis Fukuyama soixante ans plus tard sur " la fin de l’histoire "). Le titre signifie que les " nations " (les Etats nationaux) correspondent désormais aux " peuples ". Les cinq Etats délimités à Versailles, avec les peuples correspondants, servent de cadre à tout l’exposé. Et dans la " Iougoslavie ", l’auteur n’aperçoit que des " Iougoslave ", sauf dans le chapitre intitulé " Les liens du passé " (p. 80-106), le seul où il se penche sur la diversité des " races ", des langues, des empires et des religions ; et dans une très brève étude de l’unification yougoslave (p. 171-176). Ce dernier passage est d’ailleurs entaché d’erreurs en matière linguistique, ce qui est excusable chez un géographe, mais aboutit à l’insu de l’auteur à déformer les rapports entre les peuples yougoslaves (35). Les points de vue courants en Serbie, notamment sous l’influence de Cvijic, affleurent constamment.

Si des spécialistes ont cette vision, il n’est pas étonnant que le grand public en soit encore plus imprégné, et de façon bien plus naïve. A ses yeux, grâce à la défaite des empires, les cinq Etats des Balkans sont comme cinq petites France, des Etats-nations homogènes : la Yougoslavie est peuplée de Yougoslaves, la Roumanie de Roumains, etc. La Grande Guerre a établi la justice, elle a restitué à chacun son dû. La Croatie a été rendue aux Yougoslaves et la Transylvanie aux Roumains comme l’Alsace-Lorraine aux Français. Admiration pour la Serbie héroïque, sympathie pour la Roumanie, sœur latine, et pour la Grèce, mère de notre culture, méfiance envers les autres acteurs balkaniques. Telle est la vision qui est transmise par l’école et par les conversations familiales (36).

On trouve pourtant quelques auteurs pour contredire cette vision idyllique. La dénonciation de l’oppression politique et sociale en Roumanie a un certain retentissement, parce qu’elle émane d’hommes de gauche qui sont aussi des écrivains connus : Henri Barbusse dans Les Bourreaux, et le grand conteur roumain de langue française Panaït Istrati dans toute son œuvre, qui rencontre un grand succès. A propos de la Yougoslavie, des voix critiques se font entendre aussi, mais elles ont beaucoup moins d’écho. Dès le lendemain de la guerre le journaliste Charles Rivet, du Temps, bon connaisseur du pays, avait dénoncé dans un livre la politique grand-serbe (37). En 1934, Robert Schuman (le futur ministre de la Ve République et " père de l’Europe ", alors jeune député), au retour d’un voyage en Slovénie et Croatie, rédigeait pour le Quai d’Orsay une note où il dénonçait le régime dictatorial d’Alexandre Ier et recommandait un système fédéral (38). L’année suivante un autre auteur, Henri Pozzi, dénonçait l’oppression en Croatie et en Macédoine dans son livre La Guerre qui vient (39). Mais tous ces avertissements n’atteignirent qu’à peine le public et eurent peu d’effet.

Cependant, le gouvernement et l’opinion ne pouvaient que constater l’effritement progressif de la " paix française " : l’installation de dictatures dans tous les pays balkaniques l’un après l’autre, puis après l’arrivée au pouvoir de Hitler, la remontée de l’influence allemande. L’assassinat du roi Alexandre en 1934 à Marseille manifestait avec éclat la faiblesse française en même temps que les antagonismes yougoslaves. Tous les pays de la région avaient déjà commencé à réorienter leur politique vers l’Italie et l’Allemagne lorsqu’éclata la Seconde Guerre mondiale.

Le désintérêt (1940-1990)

Le pouvoir

Avec la catastrophe de 1940, tout s’écroule. La France, puis les Balkans, sont tombés aux mains de Hitler. Ni Pétain ni de Gaulle n’ont les moyens d’avoir une politique balkanique.

Après la défaite allemande, la IVe République reste passive aussi. Le partage dit " de Yalta ", qui met fin pour un demi-siècle aux jeux de la politique balkanique classique, se fait sans participation française. La France ne joue plus aucun rôle dans les quatre pays du nord des Balkans, où le pouvoir communiste nationalise les entreprises et les lycées français, coupant ainsi les deux voies d’influence naguère énumérées par Ancel (40) : l’importation des capitaux et celle des idées. La seule initiative française sera en 1946 la déclaration de Georges Bidault en faveur du retour de Trieste à l’Italie. Si la France est choisie alors comme porte-parole des " Trois Grands " occidentaux, c’est justement parce qu’elle est le seul d’entre eux dont les troupes n’occupent pas la ville. Mais c’est en simple spectatrice qu’elle assiste en 1948 au schisme titiste. Dans la suite, elle est en conflit avec la Yougoslavie à cause du soutien de cette dernière au FLN Algérien.

Sous la Ve République, on aurait pu imaginer une conjonction entre la politique d’indépendance de de Gaule et celle de " non-alignement " de Tito. Il n’en est rien, les deux hommes d’Etat sont séparés par une forte antipathie. De Gaulle n’a jamais pardonné à Tito l’exécution de Draza Mihailovic, qu’il avait en 1943 décoré de l’ordre des Forces françaises libres, et en qui, faute d’information, il voyait bien à tort son homologue yougoslave : " C’est comme si Thorez avait fait fusiller de Gaulle ", confie-t-il à Alain Peyrefitte (41). Sur un grief de ce genre, touchant à sa conception même de l’honneur et de la résistance, il ne transigea jamais, ne rencontra jamais Tito et repoussa avec persévérance toutes les avances yougoslaves (42). En revanche, il mit quelques espoirs dans les signes d’indépendance envers l’URSS manifestés par Ceaucescu : on sait qu’en mai 1968 le général était à Bucarest, acclamé par les étudiants roumains, au moment même où les étudiants français le conspuaient.

Dans les années suivantes, les pays communistes des Balkans furent toujours les parents pauvres dans la politique dite " d’ouverture à l’Est ". La Bulgarie et l’Albanie furent toujours ignorées (même si la France était, avec l’Italie et l’Autriche, un des trois seuls Etats occidentaux qui entretenaient des relations diplomatiques avec ce dernier pays). La Roumanie de Ceaucescu devenait de plus en plus infréquentable, et il y eut une intervention publique de François Mitterrand en faveur d’un écrivain roumain dissident. Avec la Yougoslavie, les rapports sont bons, et certains diplomates yougoslaves sont bien introduits auprès de Mitterrrand (43), mais ce pays lui aussi attire peu l’attention. Comme au XIXe siècle, la politique balkanique de la France ne dépasse guère Salonique.

L’opinion

Même indifférence dans le public. Les sympathies et antipathies traditionnelles subsistent à l’état latent. La Seconde Guerre mondiale n’y a pas apporté de changements puisque, sauf dans le cas de la Roumanie, les alliances sont restées les mêmes qu’en 1914. La démonologie ancienne s’est seulement enrichie d’un nouveau réprouvé : la Croatie. Le public français n’en a entendu parler qu’à propos de " l’Etat indépendant " gouverné par les oustachis d’Ante Pavelic, allié des nazis, et des massacres de Serbes qui y ont été commis. La propagande officielle yougoslave, bien relayée en France, illustrée littérairement par les interventions sadiques d’un Curzio Malaparte, gonfle les chiffres, déjà énormes par eux-mêmes, et laisse ignorer les massacres commis par les autres acteurs du drame. Ainsi, dans l’esprit du public, un peuple entier, dont on ignore tout, est assimilé à une bande de tueurs. Ce mythe nouveau, si bien accordé aux anciens, aura la vie dure.

Mais ces représentations sous-jacentes restent sans emploi pendant un demi-siècle. Les préoccupations du moment sont avant tout idéologiques.

Les polémiques au sujet des pays communistes sont permanentes, mais elles se rapportent rarement à ceux des Balkans, sauf peut-être dans les années quatre-vingt où la dictature de Ceaucescu en Roumanie attire fâcheusement l’attention. On ne parle jamais de la Bulgarie. L’engouement de certains groupuscules gauchistes pour l’Albanie d’Enver Hoxda est quantité négligeable. Quant à la Yougoslavie " non-alignée ", elle offre à certains intellectuels de gauche une valeur-refuge à partir de la fin des années soixante, quand le prestige de l’URSS commence à faiblir. L’autogestion yougoslave apparaît comme une voie nouvelle qui permettrait de sortir du capitalisme sans tomber dans l’économie étatisée du modèle soviétique. Joseph Krulic (44) a analysé avec autant de précision que d’humour l’histoire de ce " mythe français ". Prôné d’abord seulement par de petits groupes autour de la revue Autogestion de Claude Bourdet, il est adopté vers 1966 par la " nouvelle gauche ", le PSU et la CFDT, puis devient doctrine officielle du PS au congrès d’Epinay (1971). C’est l’époque où Michel Rocard préface le livre de Milojko Drulovic sur l’autogestion (45). Pendant quelques années cette idée est " verbalement dominante dans la gauche française " (46), puis elle est oubliée quand les socialistes sont au pouvoir et qu’après 1983 ils sont revenus à la " rigueur ". Mais, à aucun moment, les thuriféraires français de l’autogestion n’ont étudié concrètement, dans ses conséquences sociales et économiques réelles, l’expérience menée en Yougoslavie, et ils ont à plus forte raison ignoré tous les autres aspects de la vie de ce pays, et d’abord ses problèmes nationaux.

Les relations culturelles entre la France et les pays communistes des Balkans, mises à mal au début de la guerre froide, ont repris peu à peu et prospèrent. Trois pays balkaniques : Roumanie, Bulgarie et Albanie, sont en Europe parmi ceux où les positions de la langue française restent les plus fortes (après la fin du communisme, ils demanderont à entrer dans la communauté francophone). On s’en réjouit à Paris, sans remarquer que cette conservation de la situation d’avant-guerre est une conséquence de la fermeture de ces trois Etats. En Grèce, en Turquie et en Yougoslavie, l’ouverture a entraîné comme partout dans le monde la prédominance de l’anglais. Dans la recherche française, des travaux de valeur sont menés dans tous les domaines balkaniques, mais dans les études slaves par exemple, à l’inverse de ce qui passait dans l’entre-deux-guerres, l’attention s’est concentrée sur la Russie plus que sur les pays slaves du Sud.

Pour deux générations de Français, gouvernants aussi bien que gouvernés, les Balkans n’ont été qu’une province marginale de la guerre froide, et leurs problèmes propres ont été oubliés.

Les incertitudes (1990-1996)

Le pouvoir

Depuis la chute du mur de Berlin (1989), la politique étrangère française était enfermée dans une contradiction. Mitterrand était depuis toujours fermement attaché à la construction européenne, que devait cimenter le traité de Maastricht alors en préparation. Cette union était fondée avant tout sur une étroite entente franco-allemande, dont lui-même et Helmut Kohl avaient toujours donné l’exemple, elle excluait donc toute manoeuvre française dirigée contre l’Allemagne et vice versa. Mais avec la perspective, puis la réalisation de l’unification allemande, le président était redevenu très sensible au risque d’une hégémonie allemande sur le continent, et la tentation de contrarier la politique allemande et de rechercher des appuis contre elle était réapparue. Comme l’écrit Hubert Védrine, très proche du président :

C’est " l’alliance de revers " franco-russe qui a survécu, sous-jacente, chez Mitterrand comme chez de Gaulle, à l’instauration du communisme soviétique en Russie, à la réconciliation franco-allemande et à la construction européenne. C’est dire sa force ! Certes, il ne s’agit pas d’une préoccupation centrale, ce n’est pas une priorité de la construction mitterrandienne, c’est même quelque peu contradictoire avec ses priorités affichées (47).

D’où les tentatives faites en 1989-1990 de freiner l’unification allemande, les tractations avec Gorbatchev à ce sujet et le voyage à Berlin-Est en décembre 1990, ou encore l’intervention télévisée du 21 août 1991 marquant une résignation si rapide au succès du putsch survenu à Moscou le 19, et qui devait échouer le 22.

Avec la disparition du communisme, la France eut le souci d’éviter la constitution sur ses ruines d’une nouvelle sphère d’influence allemande, d’une " mitteleuropa ". C’est pourquoi elle fut d’abord réticente à l’adhésion à la Communauté européenne des pays d’Europe centrale. L’idée lancée par Mitterrand en juin 1991 de les englober dans une " Confédération " avait pour but avoué de remettre aux calendes grecques (" des dizaines et des dizaines d’années ") leur inclusion dans l’Union. Dans la suite, sous Chirac, l’adhésion de trois pays centre-européens à l’OTAN et à l’UE étant acquise, la France déploya ses efforts pour qu’il y soit admis aussi un pays balkanique, orthodoxe, supposé francophile et plus éloigné de ces mêmes influences : la Roumanie (48).

C’est dans ce contexte qu’en 1991 la diplomatie française découvre soudain la crise yougoslave, dont elle avait totalement ignoré les prémisses : à l’Elysée, les observateurs les plus pessimistes de la situation yougoslave " n’[ont] pas à l’esprit une tragédie, seulement un imbroglio, un blocage institutionnel " (en 1983), et pensent (en 1987) que " cette crise ne paraît pas devoir remettre en cause l’attachement des nationalités à la fédération " (49). Jusqu’en 1991 l’ambassadeur à Belgrade François Châtelet multipliera les propos rassurants (50). Rien donc n’était venu ébranler chez le président et ses conseillers la vision de la Yougoslavie qu’ils avaient hérité de la tradition évoquée plus haut : cet Etat est une donnée permanente, dont le pilier est le peuple serbe, ami de la France ; ses querelles internes sont négligeables (51). Mitterrand était particulièrement sensible à l’amitié franco-serbe, comme le prouvent nombre de ses déclarations (52). Cette attitude, nous l’avons vu, est assez générale chez les Français de sa génération, et elle était renforcée chez lui par son expérience de la Seconde Guerre mondiale, où il avait été témoin du malheur des prisonniers serbes en Allemagne (53). La politique agressive menée depuis 1986 par la Serbie de Slobodan Milosevic était ignorée, les " sécessionnistes " slovènes et croates sont tenus pour seuls responsables d’un éclatement qui paraît en juin 1991 un coup de tonnerre dans un ciel serein.

Or il se trouve que l’Allemagne, où l’on est plus conscient du dommage irréparable de Milosevic, des aspirations des peuples non serbes et du scandale que constitue le recours aux armes, commence dès la fin de juillet 1991 à poser le problème de la reconnaissance de l’indépendance slovène et croate si l’agression continue (54). Il n’en faut pas plus pour que Bonn soit soupçonné de vouloir se tailler une zone d’influence propre dans le nord des Balkans, thème constant de la propagande serbe (55). Encore la Mitteleuropa ! Cette perspective, aux yeux de la France, justifie à nouveau l’appui à la Serbie.

La politique française sera donc, jusqu’à l’automne 1991, un soutien constant à l’idée du maintien de la Yougoslavie, ce qui, dans ces circonstances, représente un encouragement implicite à l’usage de la force par les Serbes pour la rétablir. Quand, en octobre 1991, cette perspective disparaît, la France espère arracher à la Croatie, en échange de son indépendance, des cessions de territoire. Paris rechigne à accepter l’intangibilité des frontières entre les républiques, pourtant proclamée dès le 29 juillet par les ministres européens des Douze (56). En septembre, Roland Dumas les qualifie à la télévision de " frontières administratives " : c’est la terminologie de la propagande serbe (57). Et le 5 décembre encore un document préparé à l’Elysée remet en cause les frontières, puisqu’il prévoit une " délimitation des frontières en partant des réponses de la Commission d’arbitrage " (58).

La France cherche à retarder le plus possible la reconnaissance des indépendances, et après qu’une décision commune de reconnaissance sera prise le 17 décembre, elle fera grief à l’Allemagne d’avoir anticipé de trois semaines sur la date décidée en commun.

Dans toute cette période de la guerre de Croatie, la France se trouve en opposition avec l’Allemagne et on peut craindre un instant que la configuration de 1914 ne soit à nouveau réalisée. Heureusement, les deux dirigeants, Mitterrand et Kohl, ont privilégié l’entente franco-allemande et tout fait pour arriver à une position européenne commune. Le prix en est la tergiversation et l’immobilisme : aucune initiative n’est prise qui puisse arrêter l’agression. La guerre en Croatie cesse seulement lorsque Milosevic, ayant atteint ses objectifs, estime que les Casques bleus seront plus efficaces que l’armée fédérale pour les conserver. (59)

Pendant la guerre de Bosnie (1992-95), la France se met en avant et devient une des principales inspiratrices et exécutrices de la politique menée par la " communauté internationale ". Il s’agit de proposer des plans de paix représentant des compromis entre les parties (un seul Etat de Bosnie selon le voeu des Bosniaques, mais divisé en entités quasi indépendantes pour satisfaire les exigences serbes), mais de ne jamais rien faire pour l’imposer. L’envoi de Casques bleus chargés d’une mission proprement humanitaire, sans aucune action tendant à arrêter la guerre, atténuera les souffrances des populations et rendra la situation plus tolérable pour l’opinion internationale. Mitterrand paie de sa personne pour inaugurer cette politique de diversion en se rendant à Sarajevo assiégé le 28 juin 1992, et c’est la France qui envoie le plus grand nombre de soldats sur le terrain. Il est difficile de ne pas voir que cette attitude passive favorise le maintien du statu quo au profit du plus fort, à savoir les Serbes qui occupent les deux tiers du territoire.

La France en revanche n’a d’abord aucune part aux initiatives qui permettront de sortir de cette situation : l’arrêt des combats croato-bosniaques obtenu par les accords de Washington en mars 1994, la reconquête croato-bosniaque avec aide américaine en août 1995. En revanche, elle participe pleinement en août-septembre aux frappes effectuées contre les positions serbes de l’artillerie franco-britannique (Force de réaction rapide, FAR), puis par l’aviation de l’OTAN, qui seules permettront l’accord de Dayton. C’est qu’à ce moment Mitterrand n’est plus président. Jacques Chirac, plus jeune, est moins imprégné que son prédécesseur de mythologie proserbe, et il est sensible aux humiliations que les hommes de Radovan Karadzic ont fait subir aux Casques bleus français, et désireux de les laver. La paix est donc rétablie.

L’opinion

Ainsi, dans un monde nouveau, la France a mené une politique traditionnelle. Mais cette fois-ci l’action gouvernementale n’a pas rencontré l’appui de l’opinion, elle a au contraire suscité, surtout pendant la guerre de Bosnie, un grand mouvement de protestation " à la française ", conduit par des intellectuels. La partialité proserbe était propre à la vieille génération (dont Mitterrand), mais rare chez les hommes plus jeunes. Elle s’était conservée surtout dans certains milieux professionnels, militaires et diplomatiques, et existait aussi dans les secteurs les plus antieuropéens de l’opinion (communistes, chevènementistes, certains gaullistes), mais elle était naturellement rare chez les Européens convaincus (sauf Mitterrand, et c’est là un de ses paradoxes). L’opinion dans son ensemble est remuée par l’information qu’elle reçoit, grâce aux témoignages de plus en plus précis des journalistes de terrain, montrant que l’agression et les pires atrocités sont le fait des Serbes. Ce courant est encore faible en 1991, lors de la guerre de Croatie, mais il prend une grande ampleur en 1992, avec les événements de Bosnie, le siège de Sarajevo et le nettoyage ethnique massif.

Nous ne ferons pas ici l’histoire de ce mouvement, très bien relatée par Frédéric Martel (60), ni ne donnerons sa bibliographie : plus de cent trente livres sur le conflit, et combien d’articles ! Disons seulement qu’il procède de l’évidence que les Serbes rassemblent contre eux tous les griefs : non seulement la responsabilité initiale de la rupture, le recours aux armes, les pires atrocités, mais aussi le déni du droit à l’autodétermination, puisqu’ils s’opposent à des républiques qui revendiquent l’indépendance, et le refus d’une société pluriethnique, puisqu’ils veulent partager la Bosnie. La première attitude est jugée impérialiste, la seconde raciste. Cependant, les deux principes ainsi défendus : le " droit des petites nations " et le multiculturalisme, ne sont pas toujours faciles à concilier. La défense du premier se manifestera surtout à propos de la Croatie, et restera marginale. Celle du second au contraire, concernant avant tout la Bosnie, mobilisera les foules, en rapport avec les préoccupations antiracistes de la gauche et d’une partie de la droite, actualisées en France même par le débat sur l’immigration. Ces deux mouvements pourraient être symbolisés, parmi bien des noms, par ceux de deux philosophes connus : Alain Finkielkraut pour le premier, Bernard-Henri Lévy pour le second.

Ces courants majoritaires dans l’opinion ne doivent pas cacher l’existence de deux autres tendances : les partisans déclarés de la Serbie et le Front national. Les premiers sont peu nombreux, mais actifs, ils ont leur maison d’édition, L’Âge d’homme à Lausanne, et rassemblent quelques écrivains notoires : dans la vieille génération, l’académicien Jean Dutourd, partisan d’un appui inconditionnel à la Serbie ; dans la nouvelle Patrick Besson, qui fait l’éloge de Radovan Karadzic. De ces pamphlétaires superficiels on distinguera un ancien haut responsable militaire qui a théorisé l’appui français à la cause serbe, le général Pierre-Marie Gallois (61). Pour lui, le danger pour la France vient des Etats-Unis qui, pour dominer le monde, s’appuient sur l’islam et sur l’Allemagne, laquelle cherche à asservir les Français en les enchaînant à l’Union européenne. Contre ces dangers, les alliés naturels de la France sont la Russie, l’Irak, seul pays musulman vraiment laïque, enfin la Serbie. Celle-ci, victime à la fois de l’islam et de l’Allemagne, amie de la Russie, est au carrefour de tous les intérêts de la France. On retrouve ici une version modernisée de " l’alliance de revers " avec Washington dans le rôle de la Maison d’Autriche.

L’évolution du Front national est curieuse, mais logique : en 1991 il défend la Croatie, au nom des " valeurs de l’Occident " ; mais en 1995 il découvre que la lutte pour la pureté de la race est menée bien plus efficacement par les Serbes de Bosnie s’attaquant aux musulmans. Alors Jean-Marie Le Pen se range bruyamment aux côtés de son homologue idéologique serbe, Vojislav Seselj, chef des " radicaux " ultranationalistes, qui a pris part personnellement à l’épuration ethnique en Croatie et en Bosnie (de même qu’en Russie il appuie Vladimir Jirinovski et en Roumanie le mouvement " România mare ").

Ces attitudes sont minoritaires. Les mouvements " pour la Bosnie " ont rencontré un bien plus grand écho au moment où ont été dévoilés les massacres et les horreurs. Mais cette intense émotion a été passagère. Elle n’a pas durablement ébranlé un fond d’indifférence qui subsiste chez les Français. Les hommes politiques qui, lorsqu’ils étaient dans l’opposition, réclamaient une intervention, comme Chirac (et beaucoup d’autres (62)) ont évolué lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir. Les mouvements de l’opinion ont secoué la politique officielle, mais ne l’ont pas vraiment ébranlée.

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Le siècle a connu trois crises balkaniques : 1912-1918, 1941-1945 et 1991- ?. La France a été absente de la deuxième, mais très présente dans les deux autres. A deux reprises, de jeunes Français ont été projetés dans la péninsule : sur le front de Macédoine il y a quatre-vingt ans, en Bosnie et au Kosovo aujourd’hui. Deux fois, un puissant mouvement d’opinion, guidé par des intellectuels, s’est élevé au début du siècle pour exalter les Serbes, victimes héroïques, à la fin pour dénoncer leur agression et leurs exactions. Mais la première fois les intellectuels étaient en communion avec le pouvoir, ce qui pour eux est exceptionnel ; la deuxième fois ils étaient en opposition avec lui, ce qui est plus conforme à leur vocation. Le premier engagement avait été si fort, si unanime, la conjonction du pouvoir et des intellectuels dans " l’union sacrée " avait été si parfaite qu’elle a engendré dans tout le pays des réflexes et des préjugés durables. Les effets de ce " bourrage de crânes " ont survécu pendant plusieurs générations aux intérêts nationaux précis qui les avaient motivés. Ils ont resurgi trois quart de siècle plus tard et parasité la réaction de notre pays à la nouvelle crise frappant la même région. Ils ont ainsi contrecarré les effets des légitimes mouvements suscités par les réalités de la fin du siècle.

Il est surprenant que le poids d’une tradition anachronique ait pesé plus lourd sur les décideurs que sur les intellectuels tant décriés. Les premiers accusent les seconds d’irréalisme. Après un siècle de politique balkanique, le bilan du prétendu " réalisme " laisse sceptique.

La période contemporaine (1996-2000)

Le pouvoir

Après Dayton, la politique française restera caractérisée par la contradiction, signalée par Védrine dans le passage cité plus haut, entre l’adhésion à l’Europe et la poursuite des rivalités interreuropéennes. D’une part, au nom de l’Europe, la France participe à une politique pleinement accordée à celle de ses partenaires, y compris l’Allemagne, mais le plus souvent aussi coordonnée avec les Etats-Unis, qui devrait exclure toute complaisance envers les nationalismes fauteurs de guerre, quels qu’ils soient. De l’autre, certaines de ses initiatives portent encore la marque d’une partialité proserbe héritée de l’histoire que nous avons évoquée plus haut : alliance de revers, souvenirs de la Première Guerre mondiale. L’idée que les Balkans pourraient encore aujourd’hui, comme il y a cent ans, être le champ clos de rivalités européennes et que la Serbie, placée au cœur de la péninsule, pourrait redevenir le foyer de l’influence française, tandis que ses voisins et victimes seraient plutôt des clients de Berlin ou de Washington, est bien présente dans certains milieux militaires et diplomatiques, et a laissé quelques traces même chez les politiques. D’ailleurs, la France nourrit désormais quelques espoirs (sans doute exagérés) de pouvoir attirer ses partenaires européens dans son sillage, et de s’opposer ainsi avec eux aux Etats-Unis.

Certes, Paris ne reviendra plus jamais à la complaisance systématique pour les actions de Milosevic et de ses comparses, caractéristique de l’ère Mitterrand. L’ancienne génération a définitivement quitté le pouvoir. Quand, en 1997, les élections ramènent un gouvernement socialiste, le nouveau premier ministre, Lionel Jospin, écarte les mitterrandistes les plus marqués. La France appuie donc les efforts tendant à appliquer Dayton en rendant vie à un Etat multiethnique en Bosnie. Lorsqu’éclate la crise du Kosovo, elle participe pleinement aux pressions exercées sur la partie serbe, puis aux négociations de Rambouillet et, enfin, à l’action militaire de l’OTAN qui, après trois mois de bombardements (mars-juin 1999), aboutit à l’expulsion des troupes serbes du Kosovo et à l’instauration dans cette province d’une administration internationale. Celle-ci est confiée à un Français, jusque-là membre du gouvernement Jospin, Bernard Kouchner, qui jadis a cherché à intéresser Mitterrand à la défense de la Bosnie.

Mais en dépit de cette ligne de conduite, le penchant proserbe continue à se manifester dans certaines décisions. En 1996, la France, sous le gouvernement d’Alain Juppé, est la première (bientôt suivie par les autres pays occidentaux) à renvoyer un ambassadeur à Belgrade, accordant ainsi une sorte de reconnaissance, juridiquement mal définie, à la " République fédérale de Yougoslavie " (RFY) créée en 1992 par l’union de la Serbie et du Monténégro. Par cette décision arbitraire, qui revient à légaliser la mainmise de la Serbie sur le Kosovo, les pays occidentaux ont par avance enlevé sa légitimité à l’action militaire qu’ils entreprendront trois ans plus tard. La France rechigne longtemps à collaborer avec le TPI (tribunal pénal international) de La Haye, qu’un ministre va jusqu’à qualifier de " justice-spectacle ", retrouvant ainsi un thème favori de la propagande serbe, et la zone française de Bosnie passe pendant quelque temps pour le refuge favori des criminels de guerre serbe (63). Pendant la guerre du Kosovo, la France intervient pour que certains objectifs soient épargnés. Lors de l’installation de la force internationale au Kosovo (Kfor), c’est dans la zone française, à Mitrovica et plus au nord, qu’est toléré le maintien d’un pouvoir serbe, aboutissant à une partition de fait de la province que la coalition occidentale faisait pourtant profession de refuser. Par moments, sur ce problème comme sur quelques autres, la position française se rapproche de celle de la Russie. Dans la suite, la France juge l’administration internationale trop favorable aux Albanais et un conflit larvé s’installe entre Kouchner et le gouvernement dont, hier encore, il faisait partie.

L’opinion

L’opinion française, après 1995, a été moins mobilisée qu’elle ne l’avait été pendant la guerre de Bosnie. Les groupes qui s’étaient formés à cette époque sont cependant restés actifs, et l’un d’eux a eu un rôle important, c’est le comité Kosovo, créé autour de la revue Esprit, qui a sensibilisé l’opinion à l’injustice faite depuis 1989 aux Albanais du Kosovo, et, à partir de 1997, à la violence croissante exercée contre eux par le pouvoir serbe.

Cependant, pendant la guerre du Kosovo elle-même, l’opinion s’est divisée. A gauche, deux traditions entraient en conflit : l’attachement aux droits de l’homme, qui poussait à approuver l’action menée pour défendre les Albanais massacrés et expulsés, et les tendances pacifistes (renforcées par l’antiaméricanisme), qui répugnaient à une entreprise militaire de grande envergure de plusieurs pays contre un petit. A droite aussi, l’antiaméricanisme, le " souverainisme " nationaliste incitaient certains, comme pendant la guerre du Golfe, à réprouver la guerre engagée. Renéo Lukic (64) a bien analysé les divers courants qui s’opposent à la guerre. On y trouve surtout des politiques : à gauche, le parti communiste et le Mouvement des citoyens (Robert Hue, Jean-Pierre Chevènement, malgré sa participation au gouvernement, Didier Mochtane, Max Gallo) ; à droite, le Mouvement pour la France (Charles Pasqua, Marie-France Garaud) ; enfin l’extrême droite (Jean-Marie Le Pen, Bruno Mégret). C’est ce que Lukic appelle " la nouvelle alliance entre le jacobinisme antieuropéen et antiaméricain et la droite souverainiste également antiaméricaine (65) ".

Des intellectuels participent aussi à ce mouvement, au premier rang desquels l’ancien conseiller de Mitterrand, Régis Debray. Ce dernier s’autorise une visite de quelques jours dans une région dont il ignore tout (Macédoine, Serbie, Kosovo) pour publier dans Le Monde (13 mai 1999) une " lettre d’un voyageur au président de la République ", où il contredit toutes les informations diffusées partout sur les atrocités serbes au Kosovo. Cela n’a rien d’étonnant : l’auteur avoue lui-même qu’il récuse a priori le témoignage des Albanais rencontrés en Macédoine, parce qu’il a eu affaire à des " truchements locaux... sympathisants ou militants de l’UCK pour la plupart " et qu’au contraire il fait confiance à ses interlocuteurs serbes (il n’en a pas eu d’autres en Serbie ni au Kosovo), parce qu’ils sont tous " de l’opposition ", semblant ignorer que la plupart des opposants sont plus nationalistes que Milosevic lui-même (66). Ayant ainsi par avance trié ses sources et ses guides selon un critère ethnique, il ne pouvait rapporter à Paris d’autres conclusions que celles qu’il en avait emportées.

Ce négationnisme en temps réel a eu cependant peu d’impact. Les témoignages du million de réfugiés albanais chassés du Kosovo étaient convergents et probants, ils ont suscité l’indignation des Français qui, selon les sondages, appuyaient en majorité la politique du gouvernement. Et ensuite, comme l’écrit Lukic :

A partir du moment de l’après-guerre où les médias occidentaux ont pu avoir l’accès libre au Kosovo, dans le sillage des troupes de la Kfor, et qu’ils ont commencé à montrer les charniers dispersés dans la province, les critiques de l’intervention ont perdu le goût de la polémique et se sont tus.

Toutefois les difficultés de l’après-guerre dans le Kosovo sous mandat international (violences exercées après le retour des Albanais contre les minorités serbes et autres, difficulté de faire régner l’ordre dans une province dévastée et traumatisée) ont fait renaître des critiques a posteriori contre l’opération militaire de 1999.

L’an 2000

L’année 2000 est marquée dans l’ex-Yougoslavie par deux changements considérables. Les partis des deux principaux protagonistes du conflit, Tudjman et Milosevic, perdent le pouvoir dans leurs pays respectifs, et un espoir de démocratisation apparaît des deux côtés.

En Croatie, après la mort de Tudjman le 10 décembre 1999, son parti, le HDZ, est balayé aux élections du 3 janvier 2000, et une coalition de six partis démocratiques le remplace, sous la présidence de l’outsider Stipe Mesic. En quelques mois, toutes les traces de la politique nationaliste de Tudjman sont effacées : renonciation au partage de la Bosnie et rupture avec les dirigeants croates de ce pays, restés fidèles au HDZ, efforts pour le retour des réfugiés serbes ; acceptation pleine et entière de toutes les exigences de la communauté internationale, et en particulier de celles du Tribunal international : les investigations de celui-ci sont facilitées, de nombreux inculpés croates sont arrêtés et/ou extradés vers La Haye. Tout cela malgré les protestations bruyantes et les menaces de l’opposition nationaliste, soutenue par certains généraux, que le président Mesic limoge.

En Serbie, les élections à la présidence de la RFY du 24 septembre 2000 voient la défaite de Milosevic et la victoire du candidat de l’opposition, Vojislav Kostunica. Le président sortant refuse de reconnaître son échec, mais il y est contraint le 5 octobre par une insurrection populaire, marquée notamment par l’incendie du Parlement. Le nouveau régime n’est pas encore fermement installé, mais déjà Kostunica, qui dans sa campagne avait dénigré le Tribunal de La Haye, a fait savoir qu’il n’avait pas l’intention de lui livrer son prédécesseur ni les autres inculpés serbes. Il a présenté des exigences sur le Kosovo et lancé dans le journal russe Kommersant des attaques personnelles contre Kouchner. Il a posé des conditions politiques à la libération éventuelle des centaines de prisonniers kosovars détenus en Serbie, ce qui transforme ceux-ci en otages. Il s’est rendu en Bosnie, mais avant tout à Trebinje, en Republika Sprska (RS), se contentant à Sarajevo d’une brève halte à l’aéroport. Là, il n’a pas eu un seul mot de regret pour les violences jadis commises par les Serbes dans cette ville et ce pays. Parmi les partis serbes de Bosnie, il a marqué sa solidarité avec le SDS, le parti nationaliste fondé par Radovan Karadzic, et son éloignement envers Dodik, premier ministre modéré de la RS imposé par la communauté internationale, ce qui trahit l’intention d’oeuvrer pour renforcer le partage ethnique de la Bosnie. Bref, rien dans son attitude n’a montré la moindre distance avec le nationalisme le plus extrême, sauf qu’il n’est heureusement plus question d’user de violences pour atteindre ses objectifs.

Devant cette double transformation, la réaction tant du pouvoir que de l’opinion française est à première vue fort surprenante. Le changement pacifique, mais radical en Croatie, est purement et simplement ignoré, celui, violent, mais plein d’ambiguïtés, de la Serbie, suscite un enthousiasme délirant.

Aucun ministre ne se rend à Zagreb après le changement de majorité, mais deux jours après la chute de Milosevic, Védrine se précipite à Belgrade. Mesic n’est reçu à Paris que quatre mois après son élection et fort discrètement, mais Kostunica est accueilli triomphalement par tous les chefs d’Etats européens au sommet de Biarritz deux semaines après la sienne. La Serbie obtient la levée immédiate des sanctions, ainsi que d’abondants crédits, sans aucun engagement de sa part, tandis que la Croatie s’était toujours vue imposer le " donnant-donnant ".

Du côté des medias, la disproportion est peut-être plus forte encore. La transformation de la Croatie depuis janvier ne donne lieu qu’à quelques rares entrefilets dans la presse écrite, et elle est complètement ignorée par les télévisions. Les événements de Serbie, en octobre, font la une de tous les quotidiens et les grands titres des journaux télévisés pendant plusieurs semaines.

Cette dissymétrie s’explique par les présupposés des gouvernants et de l’opinion que nous avons analysés plus haut. La diplomatie française cherche depuis longtemps à sortir de la contradiction déjà signalée entre partialité proserbe et politique européenne. Elle espère que cette antinomie disparaîtra le jour où la Serbie redeviendra " fréquentable " parce qu’elle aura éliminé le pouvoir de Milosevic, considéré comme l’unique responsable des errements serbes. Alors, pense-t-on, la préférence marquée par la France à la Serbie ne sera plus en opposition avec l’idéal commun aux Européens de démocratie et de paix. Dès que cette hypothèse semble s’être réalisée, la France veut saisir le plus rapidement possible l’occasion ainsi créée, et utiliser à nouveau ses liens avec la Serbie comme levier de son influence dans la région. Cet objectif paraît tellement important qu’il incite à oublier l’intransigeance du nouveau leader serbe, son refus de la moindre concession sur tous les problèmes que nous avons cités. Comme l’écrit Claire Tréan dans Le Monde du 7 octobre 2000 :

Rien de tout cela ne semble avoir choqué au Quai d’Orsay, où l’on exulte comme si la vieille alliance franco-serbe était en train de se refaire une virginité.

Au contraire, un appui trop voyant aux réformes croates, pourtant essentielles à la démocratisation et à la pacification de la région, serait de nul profit pour l’influence française, parce que la France a toujours ignoré ce pays. De même, on compte pour peu de chose les dégâts qu’un nationalisme serbe devenu soudain respectable peut causer à la consolidation de l’Etat bosnien et à la reconstruction pacifique du Kosovo.

Cette politique peut assez facilement être " vendue " à l’opinion, parce que celle-ci, même lorsqu’elle s’est convaincue de la responsabilité primordiale de la partie serbe dans la guerre et dans les crimes, s’est habituée depuis longtemps à attribuer toute la culpabilité au " dictateur " Milosevic, et à innocenter pleinement tous les autres courants, dits " démocratiques ", de l’opinion serbe. L’antithèse " dictateur coupable / peuple uniquement victime " fait partie du " politiquement correct ". On s’imagine volontiers que tout opposant à Milosevic est ipso facto un ennemi du nationalisme. On ne sait pas que le nationalisme serbe a d’abord été le fait des opposants au communisme, et que Milosevic n’a fait sienne cette cause que plus tard et par opportunisme. Milosevic est certes celui par qui le djinn du projet grand-serbe s’est échappé de la bouteille où Tito avait espéré l’enfermer, mais l’élimination du coupable ne suffit pas à faire rentrer ledit djinn dans sa fiole.

La menace sur les autres peuples ne frappe pas l’opinion française. La Croatie a toujours été ignorée ou méprisée, même en 1991, lorsqu’elle était de toute évidence la victime d’une agression. L’enthousiasme sentimental pour la Bosnie ou pour le Kosovo ne s’est manifesté qu’au moment de leurs plus grands malheurs et il est douteux qu’il puisse durer.

Pourtant, une considération égale de tous les peuples du sud-est de l’Europe, un respect des intérêts et de la personnalité de chacun d’entre eux, et l’application stricte d’une justice internationale égale pour tous seraient les conditions nécessaires d’une pacification durable de la région et de son intégration dans l’Europe. La France, par son histoire, est mal préparée à agir dans ce sens. La propagande intensive de la Première Guerre mondiale a conditionné depuis près d’un siècle ses gouvernements et son opinion à penser que parmi les peuples balkaniques certaines sont " plus égaux " que d’autres ; que parmi ceux de l’ex-Yougoslavie un seul est vraiment digne d’intérêt, les autres n’ayant qu’une existence fantomatique. Oui, la France qui aime tant la " Yougoslavie " méprise et compte pour quantité négligeable 64 % des " Yougoslaves " : tous ceux qui ne sont pas serbes ! Le jeu des clientèles balkaniques a causé le conflit de 1914, on pensait que l’unification de l’Europe y aurait mis fin. Cet espoir sera-t-il déçu ?

La France, espérons-le, finira peut-être par comprendre que si l’on se montre trop complaisant, insuffisamment exigeant envers le nouveau régime serbe, non seulement on désespère les peuples voisins et on y renforce les rancoeurs, mais aussi on décourage les trop rares Serbes qui sont foncièrement opposés au nationalisme, et dont l’influence pourrait aujourd’hui grandir. Seule la victoire de l’OTAN au Kosovo a rendu possible, un an après, la chute de Milosevic. Seule une fermeté sans faille devant toutes les prétentions nationalistes, même quand elles se revêtent du masque de la démocratie recouvrée, permettra peu à peu aux semences de paix et de tolérance de germer partout, y compris en Serbie. Cet objectif est absolument incompatible avec une partialité anachronique envers un des peuples de la région.

Paul Garde

Auteur de Vie et mort de la Yougoslavie, Fayard, 1992.


1 : Pierre de Lanux, La Yougoslavie. La France et les Serbes, 1916, p. 232, cit

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