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L’individuel et le collectif - A propos de Thierry Crouzet

samedi 22 avril 2006

Crouzet écrit : "Il y a quelques années, j’étais l’un de ces hommes libres mais seuls. Journaliste, je prenais l’avion comme d’autres le métro, je courais au Etats-Unis pour un oui ou pour un nom et je participais, à mon échelle, au développement de la technologie. A vrai dire, je ne me posais aucune question. Et puis un jour, j’ai vu que nous étions des centaines connectés à un logiciel de chat, puis des milliers, maintenant des dizaines de millions. Quelque chose changeait. Et si, au bout de la course à l’individualisme consacrée par la toute-puissante technologie, nous étions en train de créer un nouveau sens communautaire ?" (p. 13).

Les auteurs classiques présentent le libéralisme comme un individualisme, ce qu’il est bien en effet. Il s’agit pourtant d’un individualisme paradoxal, puisqu’il revient à refuser à l’individu le statut de sujet de l’histoire (ou du progrès) que lui accordent ses adversaires. Crouzet écrit, par exemple : "Pour nous le monde, de par sa complexité, ne peut être gouverné par des actes de volontés" (p. 25). Une telle affirmation ne peut pas manquer de surprendre un Français éduqué à l’école de Descartes. Elle est pourtant conforme à la théorie de "la main invisible" proposée dans la seconde moitié du 18e siècle par Adam Smith, selon laquelle "Chaque individu, en poursuivant son intérêt, est amené à accomplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions".

Dans le premier chapitre de son livre, Crouzet convoque différentes disciplines scientifiques pour montrer l’efficience des systèmes auto-organisés. L’exemple le plus célèbre est celui des flottes d’oiseaux. Crouzet cite les travaux de Craig Reynolds, qui tendent à montrer que la flotte d’oiseaux se passe de leader. Il écrit : "Ainsi les vagues pointillistes observées dans les ciels d’automne, ces chorégraphies abstraites, arabesques semées au gré du vent, ne déclinent aucune partition. Elles résultent du comportement de chacun des oiseaux, de leurs décisions locales sans aucune prise en compte de l’ensemble. Ces décisions se propagent au travers du réseau formé de proche en proche par les oiseaux. D’une certaine façon, c’est le réseau qui vole en flotte" (p. 29).

Celui qui décide des "chorégraphies abstraites, des arabesques" formées par les oiseaux, ce n’est pas un oiseau que les autres suivraient ou imiteraient. Ces créations que nous admirons dans le ciel n’ont pas d’auteur. Ou plutôt, elles ont bien un auteur, mais c’est un auteur collectif. L’histoire (ou le progrès), dans la doctrine libérale, a bien un sujet, mais ce sujet est rigoureusement collectif. Non pas que l’individu n’y ait aucune part, mais parce que les individus y ont une part égale, que le système au fonctionnement duquel ils coopèrent est non-hiérarchisé, et qu’il suffit à chacun d’y défendre son intérêt propre, ou sa propre survie, sans du tout se poser la question de l’intérêt du groupe dans son ensemble, qu’il ne peut percevoir.

Ainsi l’individualisme radical se combine-t-il, dans la doctrine libérale, avec une sorte de collectivisme tout aussi radical. (Je conçois que l’emploi de ce mot peut surprendre, et déplaire, à propos du libéralisme, mais je ne vois pas par quel autre le remplacer.)

Crouzet parle aussi d’un "nouveau sens communautaire". L’espoir qu’il recouvre n’est pas directement induit par le libéralisme, ni par le capitalisme, qui jusqu’à présent ont eu pour effet de distendre plutôt les anciens liens communautaires. Son apparition est rendue possible par l’extension planétaire de la Toile. Crouzet écrit encore : "Une technologie semble soudain capable de nous réunir, comme la construction d’une église pouvait, au Moyen Age, réunir les habitants d’un village. Au-delà de l’individualisme inauguré par Montaigne et Rousseau, nous réinventons une façon d’être ensemble, non pas à l’échelle d’une fratrie mais à celle de la planète" (p. 14).

La problématique n’est plus celle, ici, du sujet collectif. C’est celle de la place du sujet humain à l’intérieur de communautés dans le fonctionnement desquelles les facilitations technologiques introduisent une plus grande souplesse, et où les individus peuvent se regrouper par choix, en fonction de leurs affinités et de leurs projets.

A propos de la souplesse de fonctionnement, un professeur d’une université lyonnaise expliquait voici peu à des journalistes venus l’interroger que, désormais, il s’efforçait de mettre ses cours en ligne dès avant de rencontrer ses élèves. Qu’il espérait que ceux-ci iraient les lire tout d’abord, pour pouvoir lui poser ensuite, quand ils auraient la chance de se retrouver ensemble, dans la même salle, toutes les questions possibles. Là où, jusqu’alors, le professeur se voyait contraint de lire son cours à des étudiants qui restaient, le nez sur leur bloc-notes, occupés à écrire, une vraie conversation devient envisageable.

Concernant les communautés d’affinités et de projets, il paraît assez évident qu’elles ne briment pas le sujet (comme font celles que la naissance ou les institutions imposent) mais qu’au contraire elles l’exaltent. La pédagogie est un domaine dans lequel la constitution de ce type de communautés devrait être de règle. Un enfant de dix ans peut avoir du mal à assumer, tout seul, son désir de devenir un jour ébéniste ou violoniste. Or, cela lui devient beaucoup plus facile s’il a la chance de collaborer, avec d’autres enfants de son âge, à un chantier de restauration ou à un orchestre. Mais il semble qu’en France, on n’y songe guère.

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