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Le libéralisme américain, d’Alain Laurent : un éclairage utile et méconnu de l’histoire des idées

samedi 22 avril 2006

Il évoque ensuite le moment américain, celui des années trente, où, sous l’influence d’un John Dewey et de ses disciples, les liberals viendront à régner en maître, tant sur les idées, que dans les universités, les médias, le show-biz et finalement, grâce à Roosevelt d’abord et le tandem Kennedy-Johnson ensuite, sur la Maison blanche. S’ils reprennent à leur compte le terme de « liberalism », c’est dans le sens d’un contrôle social des forces économiques, qui n’a rien à voir avec le libéralisme au sens continental du terme. Alain suggère, et on ne peut que souscrire à cette analyse, que, dans une Amérique en combat idéologique naissant contre le communisme, il était impossible de s’afficher clairement collectiviste, et que le drapeau du libéralisme plus ou moins écorné a pu servir de cache-sexe à d’authentiques socialistes, tant le mot avait encore un sens attractif aux États-Unis. Laissé à lui-même, le liberalism ira sans cesse dans le jusqu’au-boutisme, à coup d’affirmative actions, de multiculturalisme relativiste, de politiquement correct et de tiers-mondisme culpabilisateur. Mais par leur seule présence, ces liberals ont redonné à des penseurs jusque-là isolés l’envie d’en découdre, afin de défendre l’héritage, par eux bafoués, de l’authentique libéralisme (au sens continental).

Bien sûr il y a eu des partisans de la « troisième voie », ni socialisme, ni libéralisme. Il y a eu le solidarisme français, le socialisme libéral italien. Mais ces faux libéralismes ont été anéantis par le renouveau du libéralisme dans la France de la fin du XIXe, celle de Guyot, de Faguet, du Journal des Économistes. C’est lui qui sera la matrice du renouveau continental du libéralisme.

Grâce à l’influence sinon le magistère moral de Mises, de jeunes intellectuels venus de l’Europe entière, et aussi des États-Unis, se retrouve en 1938 à Paris pour réfléchir, à l’initiative de Louis Rougier et de Walter Lippmann, à la crise du libéralisme et aux moyens d’y remédier. Le débat qui oppose les plus interventionnistes aux plus laissez-fairistes est rude et tendu, mais rien de concret n’en sortira à cause de la guerre. En 1947, les mêmes (pour partie) et de nombreux nouveaux (bien plus pro-market qu’en 1938) se retrouvent, cette fois-ci à l’invitation d’Hayek, au Mont-Pèlerin. Nonobstant les courants qui s’y font jour (ordo-libéralisme, libéralisme social et néo-libéralisme), une entité nouvelle, qui se réunira régulièrement, est créée.

L’histoire retrouve ensuite les États-Unis. C’est dans ce pays que le revival libéral (au sens classique) se fera jour. D’abord par quelques précurseurs isolés (Albert Jay Nock, Henry Hazlitt, Rose Wilder Lane, Ayn Rand ou Isabel Paterson), puis grâce à l’arrivée sur le sol américain de Mises et Hayek, enfin célèbres.

Ce sont ces mêmes néo-libéraux ou libertariens américains qui défendront une éthique individualiste, basée sur la primauté du droit de propriété, et sur l’égale liberté de droits politiques réciproques. Certains, comme Milton Friedman, revendiqueront même en leur faveur l’usage du terme « liberalism », s’estimant à bon droit les seuls héritiers du libéralisme, mais sans succès. Alain insiste surtout sur la controverse qui a opposé Rand à Rothbard. Si la première a fondé une philosophie originale néo-aristotélicienne, qui la classe un peu « à part » des autres libéraux, elle est sans doute la plus individualiste de tous. Favorable à un gouvernement limité qui défende de manière volontariste la liberté et les droits individuels, sa philosophie est fort éloignée de l’anti-étatisme absolu de Rothbard, pour qui l’Etat est le mal incarné. Au surplus, les deux protagonistes s’opposent violemment au sujet des guerres en général, et de la Guerre froide en particulier. Si Rand considère qu’il faut combattre l’impérialisme soviétique pour défendre la liberté (en cela, elle ouvre la voie aux néo-conservateurs), Rothbard s’oppose à toute guerre en général, qui pour lui n’est que le produit de l’étatisme. A en lire certaines des critiques formulées à l’encontre de l’ouvrage d’Alain, la controverse, la plus violente de l’histoire contemporaine du libéralisme, n’est pas vraiment enterrée (1).

C’est précisément aux néo-conservateurs qu’Alain consacre son dernier chapitre. Ce ne sont ni les new conservatives, violemment anti-libéraux, ni les « conservateurs libéraux » (qui, eux, se rattachent bel et bien à la tradition libérale, Meyer et Burnham en tête). Ces néo-conservateurs donc, issus des milieux liberals, Kirzner ou Podhoretz en tête, sont en revanche bien peu libéraux, dans leur attachement à la loi naturelle immuable, au service d’un messianisme géopolitique musclé. Rand et les objectivistes ne sont pas si éloignés des néo-cons que cela, et l’ARI (Ayn Rand Institute) est là pour nous le rappeler. On peut toutefois regretter qu’Alain ne creuse pas un peu plus les liens étroits qui lient les néo-cons américains, du moins ceux de la première génération, et les « libéraux sociaux » français, car, aussi étrange que cela puisse paraître a priori, Raymond Aron a été le vecteur historique de diffusion des idées néo-cons en France sinon en Europe continentale (2).

Qu’on critique Alain Laurent pour le travail fort utile qu’il a accompli, de discernement et de précision lexicographique, me semble un peu spécieux. Je craignais à titre personnel que l’auteur se montre par trop indulgent, sinon allié, des néo-conservateurs. Au prix d’une distinction un brin équilibriste, celle qui sépare les « conservateurs libéraux » des néo-cons, il parvient à s’en sortir sans trop de mal. Qu’il insiste sur l’attitude particulière de Rothbard à l’égard de toute guerre d’origine étatique me semble parfaitement légitime. Faire le contraire serait taire le vrai débat de fond, celui qui oppose depuis quinze ans les faucons de l’occident, pour lesquels le choc des civilisations de Huntington impose de porter le fer partout où la tyrannie progresse ou menace, et les anti-militaristes anti-étatistes, pour qui toute guerre ne fera que renforcer le poids du Léviathan. C’est pour moi le point aveugle de l’anarcho-capitalisme, lorsqu’on en vient à préférer le communisme à l’impérialisme, invisible pour les seuls imbéciles, de l’URSS, au capitalisme à l’impérialisme vital des États-Unis. Il n’est pas neutre qu’un membre important du Mises Institute, George Riesman, en vienne à considérer que Rothbard était un admirateur sincère de l’URSS, le paradis des bouchers tchékistes et autres nostalgiques de la Loubianka. Ceci devrait faire réfléchir, tout autant pour faire bonne mesure que les fanatiques d’Israël, prêts à soutenir le plus fort et le plus riche État socialisto-militariste dans toutes ses exactions et massacres.

Mathieu Bédard affirme qu’Alain Laurent « commet la même erreur que les Américains de cette époque, c’est-à-dire qu’il ne comprend pas la nature interventionniste du communisme et la multiplication législative et la dérive fiscale qui l’accompagnent. Pour voir la fin du communisme, il suffisait d’attendre qu’il implose puisque le calcul économique socialiste est impossible, et non pas sombrer dans une lutte tout aussi socialiste contre un système qui de toute façon n’est pas viable. Rothbard l’avait bien compris. ».

Face à la menace nucléaire qui, elle, était tout sauf froide, voilà qui est assez piquant. Il fallait seulement attendre que les G.O. Soviétiques marchent tout seuls sur une peau de banane, sans les y aider, en faisant donc mine de ne pas voir le danger bien réel qu’ils représentaient. Et il aurait fallu que Kennedy fasse de grosses bises à Castro et à Krouchtchev en 1962.

L’ouvrage d’Alain Laurent apporte un éclairage majeur à une partie fort méconnue de l’histoire des idées, celle du new liberalism anglais et du modern liberalism américain. C’est à raison qu’il insiste tant sur l’influence de John Dewey, véritable fondateur de la gauche US contemporaine, même si de la sorte il minore sans doute l’influence non moins important d’un John Kenneth Galbraith, à peine cité au détour d’une phrase. Ces deux-là ont sans doute plus fait pour le liberalism américain que Keynes et tous les keynésiens, y compris ceux de la vingt-cinquième heure.

Enfin, contrairement à ce qui a pu être écrit par ailleurs, Alain ne soutient pas spécialement une tendance dans son exposé, ce qui est tout à son honneur et plus objectif que son précédent ouvrage, La pensée libérale, ni le néo-conservatisme je l’ai dit, ni le « libéralisme de gauche », lequel n’est pas directement l’objet de cet ouvrage qui, bizarrement, s’arrête au début des années quatre-vingt.

Notes

1 : Mathieu Bédard, « le libéralisme américain d’Alain Laurent : analyse incomplète et mémoire sélective », Le Québécois libre n°182, 2 juillet 2006.

2 : La revue Commentaire, fondée en 1978 par Raymond Aron, et aujourd’hui dirigée par Jean-Claude Casanova, proche de l’UDF et au libéralisme fort modéré, compte dans son comité de patronage les meilleurs néo-cons historiques (Kristol, Podhoretz, Bell). C’est dans cette même revue que paraîtra pour la première fois en français le « choc des civilisations » de Samuel Huntington. Il est étonnant qu’Alain Laurent ne mentionne même pas ce point.

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