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Le nouveau Consul

mercredi 9 juillet 2008

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Le Consulat est de retour. L’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République le 6 mai 2007 ne ressemble en effet à aucune autre, ne se réduit à aucun précédent. Elle ne relève pas seulement d’un mécanisme institutionnel classique et d’un rituel démocratique désormais bien rôdé. Elle ne comporte pas simplement, comme cela va de soi depuis l’instauration de l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct, une forte dimension personnelle. Elle s’inscrit certes dans le sillage d’une famille politique qui domine la Ve République depuis sa fondation même, le gaullisme. Elle est cependant le fruit de circonstances bien particulières, une France incertaine d’elle-même, doutant de son destin, voire de son identité après trente ans de crise ; une France marquée par la qualification délétère de Jean-Marie Le Pen pour le second tour de l’élection présidentielle de 2002 et par le rejet du référendum européen de 2005 à l’issue d’une âpre campagne ; une France qui, après trois décennies de crise, d’anxiété et de désenchantement, aspire à une relève de génération, à un changement radical de style au sommet de l’Etat, mais a surtout besoin d’espérance et de confiance ; une France rêvant d’audace, d’ambition, d’énergie.

Une dimension nouvelle

Là intervient la dimension atypique de l’élection de Nicolas Sarkozy, le facteur spécifique qui la colore différemment des autres : après deux septennats mitterrandiens s’étant achevés dans la déception et la mélancolie, après deux mandats chiraquiens se terminant dans le malaise et la morosité, les Français attendaient un Président incarnant une autorité conquérante et rajeunie, symbolisant une fringale d’action et de changement, un chef de l’Etat différent, imprévisible, certes inégal, parfois inquiétant, passant sans doute par des hauts et des bas vertigineux, mais un chef de l’Etat charismatique, entraînant, un leader insolite et hardi. Ce n’est pas par un hasard si les trois candidats parvenus en tête - Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, François Bayrou - partageaient plus ou moins ces caractéristiques et si le vainqueur final, Nicolas Sarkozy, était celui qui poussait le plus loin chacun de ces traits. Volontarisme, ascendant, éloquence, rhétorique de la témérité et de la rupture, vitalité bouillonnante, passion risquée du mouvement et de l’initiative, assurance mais caractère cyclothymique, détermination d’airain, boulimie d’action et goût du commandement : dans ce bonapartisme du XXIe siècle, on distingue aisément le profil d’un pouvoir consulaire. Il y a chez Nicolas Sarkozy un Premier Consul contemporain à ses débuts, un Bonaparte en frac.

L’ombre des Bonaparte

Pas un Napoléon, cela va de soi : on ne se décrète pas grand homme, ni moins encore génie shakespearien, Dieu merci. Le sixième président de la Ve République ressemble beaucoup plus au Premier consul commençant, téméraire et énigmatique, fracassant et vulnérable, inspiré et tourmenté, qu’à l’Empereur fulgurant et impérieux, brutal et irrésistible, glorieux et tragique. Quand la presse étrangère, allemande par exemple, le présente en petit Napoléon, elle polémique, elle déforme, elle se moque. Nicolas Sarkozy n’a pas le dessein chimérique de dominer l’Europe, ni le noir désir de tyranniser la France. C’est un homme de rupture, d’envergure fissurée qui rêve de changements immenses et d’une modernité qui se dérobe, un personnage qui accède au pouvoir au moment où le pays aspire à la fois à la sécurité et à la transformation.

Or le bonapartisme consulaire, justement, a constitué une tentative historique pour concilier l’ordre et le mouvement. L’ordre a toujours été la priorité de la droite, le mouvement a toujours constitué le ressort de la gauche. L’originalité du bonapartisme, cette droite autoritaire et modernisatrice, a consisté à mener de front l’ordre et le mouvement, la rupture et la tradition. En cela Nicolas Sarkozy, sa campagne et les débuts de sa présidence en témoignent, relève de toute évidence de la famille bonapartiste et plus précisément de son aube consulaire. D’ailleurs, le gaullisme dont il revendique l’héritage était bien regardé par les plus grands historiens, François Furet ou René Rémond en tête, comme une résurgence du bonapartisme. Charles de Gaulle pouvait être impérial, Georges Pompidou aurait pu être son Berthier et Jacques Chirac, son Ney. Nicolas Sarkozy, lui, ressemble beaucoup plus au jeune Premier consul conquérant fiévreusement Paris.

Il ne s’agit pas de lui en conférer l’envergure : ce sont des choses qui ne se mesurent qu’à l’expérience et il s’agirait en l’occurrence d’une divine et improbable surprise. Les deux personnages affichent en revanche, à l’instant suprême, une curieuse ressemblance. La France rêve dans les deux cas de sortir d’une période funeste, Terreur et Directoire pour l’un, enlisement et tentation du repli face à la mondialisation pour l’autre. Les Français se montrent semblablement en quête d’un nouveau modèle social, d’un nouveau statut national, d’un nouveau pouvoir qui puisse marier l’autorité et l’innovation : à deux siècles d’intervalle, il s’agit de savoir comment et avec qui faire face à un monde différent et qui apparaît menaçant. Si les circonstances se distinguent, les aspirations se ressemblent. La France comprend qu’elle a besoin de se redresser, de se moderniser, de se transformer sans retard ni timidité. Elle voudrait pouvoir y parvenir sans nouvelles secousses, sans nouvelles convulsions, sans nouveaux déchirements : décidément, le mouvement dans l’ordre. Il exige de l’initiative, de l’ascendant et de la compassion pour un peuple ambitieux et anxieux.

Les deux hommes ont justement ces qualités-là. Ils ont aussi des défauts, des faiblesses, des travers qui cousinent. Ils sont tous les deux emportés, impatients, nerveux. Ils piquent l’un comme l’autre des colères mémorables, parfois à demi feintes. Ils ne tiennent pas en place, ne s’arrêtent pas un instant, réfléchissent en marchant, engloutissent leurs repas en courant, tranchent en parlant et trouvent leurs idées en dormant. Ils sont épuisants pour leur entourage et parfois pour eux-mêmes. Ils détestent qu’on leur résiste mais ils n’ont pas de considération pour les dociles et pour les conformistes.

Ils ont tendance à tout vouloir réinventer eux-mêmes, ils s’avancent sur tous les terrains à la fois, ils s’étonnent qu’on s’asphyxie à les suivre, ils trébuchent en galopant. Leur ambition est immense. Issus l’un comme l’autre d’une petite noblesse fraîchement établie en France après des épreuves, ils tiennent à démontrer leur supériorité. Dominateurs et sujets à de brusques inquiétudes, ils ne doutent pas de leurs qualités mais ils redoutent souvent que le destin se dérobe. Ils ont de grands espoirs et de sombres pressentiments. Ils aiment l’argent à l’excès - peut-être pour en avoir manqué - et jugent au-dessous d’eux de le cacher. Ils ne résistent pas à l’ostentation. Ils aiment aussi beaucoup les femmes, avec emportement, non sans de cruelles déconvenues, non sans d’enviables succès. Là encore, la discrétion n’est pas leur fort. Ils ont de l’orgueil à en revendre, une impressionnante promptitude d’esprit. Ils aiment décider, ils n’ont pas peur d’imposer. Du coup, ils réussissent mieux avec les grands commis, les financiers, les entrepreneurs, les soldats qu’avec les intellectuels, a fortiori qu’avec les autres hommes politiques, surtout lorsque ceux-ci se mêlent de vouloir se comporter en rivaux.

Séduire et communiquer

Ils prennent cependant grand soin de consolider leur pouvoir en tentant de séduire leurs adversaires et de les convaincre de se rallier. C’est l’une de leurs spécialités communes. Lorsqu’ils le veulent, ils peuvent se montrer séducteurs et même généreux. Pour attirer à eux de nouveaux renforts, ils ne ménagent ni les compliments, ni les honneurs, ni les postes. Habitués à être obéis et à être admirés, ils veulent encore attirer et convaincre, que ce soit dans le tête-à-tête ou publiquement. Ils invitent et reçoivent volontiers, persuadés de leur emprise et de leur ascendant, ceux qu’ils veulent attirer dans leur sillage.

Ils attachent également le plus grand prix à la mise en scène publique de leur action. C’est l’une de leurs façons d’innover, de surprendre et de plaire. C’est également courir le risque constant de saturer, de décevoir et d’irriter. Leur éloquence est impressionnante et ils ne l’ignorent pas. Ils sont doués pour le théâtre politique, voire pour la comédie politique, et ils ne mesurent pas leurs efforts afin d’en tirer le meilleur parti. Général en chef de l’armée d’Italie, Bonaparte inondait le Directoire, les ministres et tous ceux qui comptaient à Paris de lettres à sa propre gloire. Il publiait - rédigeait parfois lui-même -, finançait des journaux obsédés de propagande. Sa gloire l’occupait beaucoup, son renom l’inquiétait sans cesse. Cela comptait terriblement pour sa popularité, tant auprès de ses troupes qu’à Paris. Nicolas Sarkozy agit avec la télévision comme Bonaparte le faisait avec la presse. L’un et l’autre savent mieux faire parler d’eux que quiconque de leur génération. Tous deux savent créer les évènements médiatiques qui les mettent le plus en valeur ou parfois en péril. S’ils incarnent la rupture sur le fond, ils n’innovent pas moins dans la forme, tantôt à leur avantage, tantôt à leur détriment.

Dans leur esprit, la communication n’est qu’un raccourci vers l’action. Elle satisfait certes leur orgueil, leur vanité, leur fierté qui ne sont pas minces, mais ils la traitent comme un instrument qu’ils veulent docile et imaginatif. C’est qu’elle sert leurs immenses aspirations. Ils veulent marquer, ils veulent changer, ils veulent rompre. Ils veulent d’un seul mouvement un élan, une image et même un mythe. Ils entendent l’un et l’autre qu’après eux la France ne soit plus la même. Ils se vivent comme les redresseurs d’une grande nation fragile. C’est à eux, pensent-ils tous les deux, qu’il revient de restaurer la confiance, d’imposer l’ordre mais surtout de moderniser, de réformer, d’innover. Voilà pourquoi l’un comme l’autre ne peuvent s’empêcher de diriger en courant, de remodeler en galopant, de redessiner la France à perdre haleine. Ils mènent une guerre contre le temps, une bataille permanente contre les blocages, les résistances, les conservatismes.

Le jeune Bonaparte recomposait l’armée, inventait un nouveau pouvoir, façonnait une autre société. Il modifiait tout, il intervenait sur tout, avec lui la France changeait à la fois de pouvoir, de politique et d’administration. Il menait de front les armées françaises, l’écriture du Code civil, l’établissement du Concordat, le statut du protestantisme et du judaïsme, la recomposition des grands corps de l’Etat, l’invention des grandes écoles, le rétablissement des comptes de la nation, une politique culturelle spectaculaire, une police omniprésente, une société aussi neuve que contrôlée.

Pesanteurs françaises

Nicolas Sarkozy n’en est pas là. La France qu’il veut réformer, rajeunir, remodeler a ses règles, ses pesanteurs, ses réflexes, ses contraintes qui n’ont pas grand-chose à voir avec le crépuscule du Directoire. Aujourd’hui, la société civile possède son autonomie et voudrait plutôt l’étendre que la réduire. L’économie de marché a ses propres principes qui ne fléchissent pas sous la férule des dirigeants politiques. La Bourse a ses étranges lois, rétives à toute rationalité étatique. L’Europe a sa propre logique qui ne se courbe pas aisément sous le joug des nouvelles personnalités politiques. La mondialisation impose irrésistiblement ses normes et ses fractures. La marge de l’action politique est aujourd’hui infiniment plus étroite qu’à l’époque du Consulat. Le bonapartisme du XXIe siècle doit emprunter un chemin de crête beaucoup plus exigu et bien plus balisé qu’au XIXe siècle. L’ambition peut être grande, l’imagination peut être créatrice (sinon toujours inspirée), la volonté peut être incontestable, la marge s’est diaboliquement rétrécie. Cela vaut pour tous les pays mais la France y échappe encore moins que d’autres, tant elle se barricade instinctivement derrière ses particularités.

Dès lors, pour Nicolas Sarkozy la question est moins de savoir ce que sont ses intentions que ce que deviennent ses possibilités, moins de définir ses objectifs que de passer en revue ses moyens. Le nouveau président de la République se vit comme un Premier consul à une époque aussi tourmentée à sa manière que le Consulat. Il a la passion du pouvoir, du changement, de la réforme. En aura-t-il la marge et l’occasion ? S’il en a le talent, les circonstances le laisseront-elles donner sa mesure ? Il veut réformer, il veut remettre la France en mouvement, cela ne fait pas de doute. Il en possède certains instruments, l’éloquence et l’énergie, l’imagination et l’aplomb. Cela suffira-t-il ? Son style hétérodoxe, sa communication omniprésente, ses imprudences répétées, la concentration du pouvoir qu’il incarne, son assise dans le pays, son action internationale lui permettront-ils, non pas de démontrer son bonapartisme - il en a les moyens -, mais de mettre en oeuvre une politique effectivement et durablement novatrice, téméraire, donc consulaire ?

Aura-t-il, non pas la capacité de réformer la France autant qu’il en a le désir et même la passion, mais l’espace et la manière pour le faire ? Son charisme, son originalité, son esprit de rupture suffiront-ils pour déplacer les montagnes françaises, pour inventer de nouvelles relations sociales, pour libérer l’économie de ses sangles et de ses liens ? Le talent politique, l’instinct du mouvement, l’ambition de marquer, la volonté novatrice auront-ils véritablement prise sur l’évènement, qu’il s’agisse de la scène française ou du théâtre international ? Nicolas Sarkozy a l’obsession de rompre. En choisit-il la voie, en possède-t-il les ressources, en aura-t-il l’opportunité, l’habileté, le savoir-faire ? L’objet de ce livre est de tenter de répondre à toutes ces questions. Nicolas Sarkozy est un bonapartiste qui inaugure le XXIe siècle français. Le jour de son intronisation présidentielle, la garde républicaine lui a rendu les honneurs au son de la Marche consulaire. Apparaîtra-t-il comme un Premier consul, plus civil, plus démocrate, moins génial bien sûr, moins chimérique, moins submergé par le mythe de sa propre gloire ? C’est son rêve. Ce serait un miracle.

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