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Les Personnes et les choses - C’est la faute à Rousseau

Un article du blog de Copeau

vendredi 10 juin 2005

La problématique de l’intérêt, de la justice et de l’utilité a déjà été soulevée par Rousseau, dans le Contrat social. Dans cet ouvrage, Rousseau nous présente en quelque sorte un remake du Paradis terrestre, le péché originel en moins. L’homme serait à présent partout dans les fers, alors qu’il était libre dans l’état de nature. En somme, le propos de Rousseau consiste à légitimer l’asservissement. Le droit, selon lui, ne vient pas de la nature ; il ne peut donc être fondé que sur des « conventions ». Il s’agira donc de dire quelles sont ces conventions. La messe est dite.

Pourquoi le plus fort ne transformerait-il pas sa force en droit, pour conserver son pouvoir ? Pour le comprendre, il nous faut revenir à un Rousseau d’avant le Contrat social, à celui du Discours sur les origines de l’inégalité. Ici, il ne s’agit pas de légitimer le pouvoir, mais de rendre compte de son apparition. Il existerait deux sortes d’inégalités. La première, « établie par la Nature », est la différence des âges, des qualités, de la santé. La seconde, « morale ou politique », dépend selon Rousseau d’une sorte de convention, et elle établie par le consentement des Hommes. De là, Rousseau pose deux interdits remarquables : si le premier est logique (« on ne peut demander quelle est la source de l’inégalité naturelle »), le second est beaucoup plus troublant : « on peut encore moins chercher s’il n’y auroit point quelque liaison essentielle entre les deux inégalités ». La vérité selon Rousseau, ce serait donc qu’il n’y a pas de liaison entre inégalité naturelle et inégalité politique. Comment est-on passé de l’une à l’autre, d’une inégalité naturelle à une inégalité consentie, voilà ce que Rousseau nous montre !

Pourtant, dès cette époque, Condillac avait compris qu’on pouvait concevoir une telle liaison ; il suffisait d’imaginer des peuples où le commerce serait tout à fait libre. C’est d’ailleurs cela qui a rendu Condillac intolérable : ce qui reste d’inégalité, après que les lois du marché ont fait leur œuvre, est tout simplement fonction du talent, ou, pour reprendre les termes rousseauistes, l’inégalité naturelle trouve un prolongement dans l’inégalité morale ou politique. Si on ne peut pas questionner l’inégalité naturelle, la morale non plus, puisqu’elle en découle. Pas plus que le pouvoir qui en découle lui aussi.

Mais l’inégalité morale ou politique, chez Rousseau, est constituée de « privilèges ». Or, les privilèges ne peuvent être que des libertés particulières accordées par l’Etat. Locke, comme Rousseau, ne fait aucune confiance à la raison, quelle soit droite ou pas, pour fonder un devoir. Il préfère ancrer une telle obligation dans la bonté naturelle de l’homme, ou plutôt dans la bonté de l’homme naturel. Plusieurs des inégalités qui passent pour naturelles, sont uniquement l’ouvrage de l’habitude. Tel est le cas de l’éducation par exemple. De plus, les inégalités naturelles ne trouvent pas tellement à s’exercer et à se développer dans l’état de nature. Même la domination est difficile à concevoir. Mais pourquoi cette domination, impossible dans l’état de nature, le serait-elle dans l’état civil ?

Rousseau pense que le droit du premier occupant est une usurpation. Mais comment explique-t-il l’émergence, pour lui calamiteuse, du droit de propriété ? outre la découverte d’une sorte de loi des rendements décroissants, Rousseau insiste sur l’idée de considération. Le droit de propriété n’est pas encore défini sur des choses tangibles, que déjà il apparaît sur des matières aussi intangibles, immatérielles, que l’idée que les autres se font de nous-mêmes. Il place la propriété de l’idée et de l’image de soi avant la propriété du sol, déniant la distinction des personnes et des choses. La propriété des choses, selon Rousseau, ne provient que de l’interdépendance créée par la division du travail, créant sans cesse des besoins nouveaux. Contre Hobbes, il affirme donc que c’est la société naissante qui dégénère en état de guerre de tous contre tous. Le droit du premier occupant bute sur le droit du plus fort.

Comme le dit fort justement Philippe, Rousseau s’engouffre ici – sans le dire – dans la béance ouverte par le proviso lockéen. On se souvient que Locke fonde le droit de propriété sur le travail, mais à une condition, ainsi formulée : « ce travail appartient à l’ouvrier, dès lors que ce qui reste commun suffit aux autres, en quantité et en qualité ». Rousseau pousse la logique du proviso jusqu’au bout. Aucun travail ne peut être entrepris sans l’accord exprès et unanime du « Genre humain », sauf à ne pouvoir s’approprier légitimement les fruits de ce travail. Rousseau nous démontre donc par l’absurde que le droit de propriété ne peut être fondé sur le travail conditionné par le proviso lockéen. Le riche a inventé les règlements de justice et de paix, or, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, nous ferions mieux de les rassembler en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon des sages lois. Mais pourquoi cette ruse, si ruse il y a, serait-elle forcément le fait du riche ? pourquoi ne serait-elle pas celle l’Etat lui-même ?

Chez Locke, l’entrée dans la société civile gouvernée par un Etat, a finalement pour but principal la protection de la propriété. Mais chez Locke, le droit de propriété est fondé avant l’émergence de l’Etat. Chez Rousseau, c’est la « société », c’est-à-dire l’Etat, qui le fonde à la demande des riches. La nuance est de taille. Rousseau, donc, est parti d’un état de nature primitif relativement pacifique pour aboutir, comme il le dit lui-même, à un nouvel Etat de nature, beaucoup plus cruel et inégalitaire, le passage de l’un à l’autre se faisant par la consécration juridique du droit de propriété.

Le problème de cette démonstration, c’est que ce ne sont pas les propriétaires qui profitent de l’Etat. Les « riches », comme dit Rousseau, tirent moins profit de l’Etat que les pauvres, puisque ce sont les seconds qui ont envie de prendre dans la poche des premiers, et non l’inverse, et qu’ils ont besoin de l’Etat pour cette besogne. La force peut s’habiller en droit. Mais l’Etat est de loin le mieux placé pour réussir une telle opération.


- Article paru initialement sur le blog de Copeau

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