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Alain Laurent, Le Libéralisme américain : Chapitre 2 - Etats-Unis 1930 : l’avènement des liberals

Un article du blog de Copeau

samedi 29 juillet 2006

Le libéralisme au sens classique a commencé à être battu en brèche aux États-Unis dès la fin de la guerre de Sécession. Ensuite, au début du Xxe siècle, sous la présidence de W. Wilson, l’adoption du XIIIe amendement (qui autorise l’instauration de l’impôt sur le revenu) puis la prohibition sous les Républicains Coolidge et Hoover ont marqué l’accroissement indéniable de l’influence des liberals, qu’Albert Jay Nock critiquera en 1928. Évidemment, après la Grande Dépression, le New Deal et le Welfare State de Roosevelt (élu en 1932) représenteront l’application concrète la plus aboutie de l’idéologie des liberals.

Dewey et le modern liberalism

John Dewey fait paraître en 1930 Individualism, old and new puis en 1935 Liberalism and social action, dans lesquels il met en cause le libéralisme classique au profit d’une révision économique fondamentale. L’individu n’y est plus qu’une construction sociale ne pouvant s’accomplir que par l’immersion dans le collectif. Sa perspective est à la fois organiciste et historiciste. Il s’en prend à l’école de Manchester et aux utilitaristes anglais, occultant au passage jusqu’à l’existence d’autres courants dans la pensée libérale classique. Il s’en prend – et ceci me semble être parfaitement paradoxal avec la phrase précédente, au droit naturel, qui selon lui crée une sorte d’individu tout fait, un donné complet possédant mystérieusement ab initio une liberté de pensée et d’action totale, qui interdit donc tout possibilité d’ « action sociale », et à la désignation du gouvernement en ennemi fatal de la liberté (alors que nombreux sont ceux qui ont fait du gouvernement un instrument pour assurer et développer les libertés des individus). Il s’en prend enfin à l’utilitarisme, au laissez-fairisme, qu’il considère comme une dégénérescence du libéralisme originel. Évidemment, Dewey ne voit son bonheur que dans un individu ne tirant existence et épanouissement qu’organiquement associé à ses semblables, et non pas de manière individualiste.

Par ailleurs, évolutionniste, Dewey reproche au libéralisme classique son an-historisme, son abstraction intemporelle, alors que pour lui, ce qui importe c’est la relativité historique.

Il propose donc d’instaurer un « contrôle social des forces économiques » et même une planification pure et simple. Mais ce n’est pas un social-démocrate pour autant, dans la mesure où son ambition est de refonder le libéralisme sur une égale liberté concrète entre les individus, là où le libéralisme ancien se contentait de prôner une égale liberté seulement abstraite.

Alain Laurent donne une autre interprétation : s’éloignant de fait des credo des Pères fondateurs, ayant des amitiés inavouées avec les socialistes européens (comme Hobhouse), Dewey choisit pour contourner l’obstacle de ne pas appeler les choses par leur nom, mais récupère à son profit un label attractif, quoique tombé en désuétude et peu usité aux États-Unis.

La reconstruction ambiguë du libéralisme par Lippmann

La formule de Dewey fait florès, toute la gauche américaine s’en réclame dès les années Roosevelt. On ne parle d’ailleurs même pas de New liberalism ou de Modern liberalism, mais de liberalism tout court, le terme semblant se suffire à lui-même. Ce qui est logique puisque le libéralisme (au sens classique) a alors totalement disparu de la circulation. Les universitaires, artistes, journalistes, tout le show-biz de la côte Ouest reprend à son profit un étendard présentable et cool.

Mais en même temps Dewey est concurrencé par un autre penseur, plus modéré mais en même temps plus ambigu, en la personne de Walter Lippmann. Dans The Good Society (1937), il cherche à refonder le libéralisme sur des bases entièrement neuves. Mais à la différence de Dewey il se prononce contre une intervention excessive de l’Etat dans l’économie et contre le collectivisme. Il considère que la philosophie libérale est devenue insoutenable au moment où ses idées dynamiques se sont transformées en « un dogme obscurantiste et pédantesque ». Le libéralisme serait devenu une « vaste négation » et une « défense conformiste des classes dirigeantes ». La cause principale ? Les « illusions du laissez-faire » qui, justifié à l’origine, est devenu un dogme proscrivant toute action de l’Etat, incapable de construire un ordre social stable et équitable. Si, pour Lippmann, le mot même de libéralisme est à tout jamais perdu, son contenu doit, lui, être repensé. L’Etat doit, selon lui, satisfaire les droits sociaux et économiques en accompagnant la société civile, mais sans la diriger. L’Etat interviendrait donc de façon latérale et ciblée, à l’image de l’impôt progressif. Lippmann, plutôt qu’un adepte du New Liberalism, tente plutôt d’en corriger les excès et le critique. Il développe une sorte de troisième voie entre un modern liberalism gauchisé et un libéralisme classique moribond, qu’il entend améliorer de l’intérieur.

40s-50s : l’hégémonie absolue des liberals

A l’université, dans les médias, au gouvernement, dans la haute fonction publique aussi bien qu’au cinéma, les liberals règnent alors sans partage. Il n’y a bien qu’Isabel Paterson qui s’en prend avec virulence à leur omniprésence. Alain Laurent souligne avec raison l’influence conjointe de présidents des États-Unis (Roosevelt puis, quoique à un degré moindre, Truman), d’intellectuels (Arthur Schlesinger) et d’associations citoyennes (American democratic action, American civil liberties union).

Après 1960 : à gauche toute !

Au welfarisme désormais classique, s’ajoute à partir de 1964-65 l’affirmative action. Ce dernier devient emblématique des dérives égalitaristes qui entraînent le liberalism toujours plus loin du libéralisme classique – et contre lui. S’ajoute quasi simultanément l’éloge de la contre-culture, du pacifisme, du multiculturalisme et du relativisme culturel. Le respect des impératifs de l’égalité et de la tolérance est poussé à l’extrême. Le « politiquement correct » envahit les universités, une véritable police politique de la pensée y règne en maître. C’est d’ailleurs un anti-liberal d’origine indienne, Dinesh D’Souza qui, en 1991, formulera la plus virulente critique de ce système totalitaire.

Parallèlement à ce gauchissement extrême, l’autre branche des liberals, celle des sociaux-démocrates, est elle aussi approfondie, par le truchement de Rawls et de Dworkin. Alain Laurent revient sur sa classification de Rawls, qui pour lui n’est pas un libéral, et que sa Théorie de la Justice est une forme larvée d’extrême collectivisme. Rawls appelle de ses voeux une redistribution massive et pourquoi pas forcée, des revenus. Il conserve intacte la nature humaine (tandis que Dewey voulait la changer), mais il veut en corriger les aléas par une collectivisation utilitariste des talents individuels et du résultat de leur emploi par les intéressés, mis malgré eux au service de la collectivité. Nozick, le plus éminent critique de Rawls, considérera à raison que ce dernier foule aux pieds à la fois la propriété de soi, et le droit de propriété sur les productions de sa propre activité, qui sont deux fondements indiscutables du libéralisme classique. Et qu’il est donc tout sauf un libéral.

Aujourd’hui encore, les liberals sont omniprésents aux États-Unis. Ils sont certes critiqués par les néo-conservateurs, qui pourtant parviennent de leurs rangs (Podhoretz, Kristol, Kaplan), mais aussi par les liberals restés au bercail, critiquant l’hubris liberal de l’intérieur. Paul Berman est de ceux-là. Il dénonce l’ingénuité enfantine des liberals, les dérives du relativisme et du multiculturalisme [1].

Ce qui est très particulier, c’est que si les courants sociaux-démocrates et socialistes existent à peu près partout, nulle part ils ne se nomment « libéraux », hormis aux États-Unis. Il est vrai qu’ils défendent les libertés civiles (la plupart des autres aussi), et ne remettent pas en cause l’économie de marché (en général, et à la différence de certains de leurs homologues étrangers). Mais le fossé avec le libéralisme classique est immense.

Peut-être, d’ailleurs, que leur principale contribution au libéralisme est un effet collatéral involontaire : par leur présence, les liberals ont redonné une vigueur inespérée aux libéraux classiques, tout particulièrement en Europe continentale.


- Article paru initialement sur le blog de Copeau


[1Paul Berman, les Habits neufs de la terreur, 2003. Voir aussi Alain Frachon et Daniel Vernet, L’Amérique messianique, 2004.

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