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Alain Laurent, Le Libéralisme américain : Chapitre 7 - l’anti-liberalism et le libéralisme des premiers néo-conservateurs 1940-1970

Un article du blog de Copeau

samedi 5 août 2006

Alors que la plupart des libéraux répugnent à se nommer « conservateurs », d’autres, moins axés sur la liberté économique, ont en revanche revendiqué ce label de « conservateurs libéraux », avec un sens précis : conserver et défendre la liberté dans l’esprit premier de la constitution américaine. Ce « credo jeffersonien » les distingue radicalement des new conservatives, qui, eux, sont des réactionnaires traditionnalistes franchement anti-libéraux. Les premiers, qui sont comme on le verra d’anciens marxistes, préparent dans une large mesure l’arrivée des néo-conservateurs au sens contemporain (Kristol, Podhoretz). Mais ils sont aussi d’une certaine manière des artisans du renouveau libéral classique, dont ils proposent une version plus imprégnée d’histoire et de réflexion philosophique.

Des new conservatives anti-libéraux au libéralisme du National Review

Richard Weaver est le pape des new conservatives. Il publie en 1948 Ideas have consequences, qui fustige le liberalism mais aussi l’individualisme, lequel a détruit le bel « ordre social organique » ancien, fondé sur la soumission à une transcendance. Vierek, Kirk, Kendall, Chambers et Nisbet lui emboîtent le pas. Ces penseurs s’affirment les descendants de Burke, Maistre, Santayana et Eliot, auquel s’ajoute un certain fondamentalisme catholique. S’ils tiennent la propriété pour un bien infiniment précieux qu’il faut protéger, ce n’est qu’une convergence partielle avec les libéraux, car la conception qu’ils en ont est exclusivement patrimoniale et fort peu capitaliste. Ils n’hésitent pas à fustiger à la fois le liberalism et le libéralisme historique, car la « perversion » du second a engendré celle du premier.

Pourtant, l’improbable synthèse entre libéralisme classique et new conservatism est réalisée par William Buckley, qui conjugue un anti-liberalism virulent (Up from liberalism, 1959) et un anti-communisme particulièrement offensif. Il s’attire la sympathie d’anciens communistes et trotskistes repentis, pour qui la défense de la liberté occidentale passe par la lutte contre l’impérialisme soviétique, la subversion communiste de l’intérieur et le liberalism qui en fait le lit. Buckley fonde en 1955 le National Review, qui deviendra l’organe officiel des néo-conservateurs, avec deux éditorialistes de choc.

Le premier, Frank Meyer, est un ancien responsable du parti communiste américain, qu’il a délaissé en 1945. Le second éditorialiste est le célèbre James Burnham, qui a été un activiste trotskiste jusqu’en 1940.

Frank Meyer, le libertarian conservative

Meyer promeut le « fusionnisme », l’alliance entre les libéraux classiques et les new conservatives. Il rédige en 1962 In defense of freedom – a conservative credo où il attaque férocement les liberals. C’est un jusnaturaliste individualiste, partisan de la liberté du marché et de l’Etat minimal. Il s’identifie aux libéraux classiques, les accusant d’avoir au fil du temps sombré dans un utilitarisme pernicieux. Toutefois, la liberté individuelle ne peut selon lui être préservée qu’adossée à un ordre moral objectif, issu du respect des traditions autant que de l’adhésion à la raison. Il considère enfin que les new conservatives sont des extrémistes dont la mentalité n’est rien moins que collectiviste.

Pour lui, le liberalism est aussi collectiviste, et n’est rien d’autre qu’une tentative sournoise de préparer le lit communiste aux États-Unis.

Meyer prend une part active à la campagne présidentielle de 1964, en soutenant contre Johnson Barry Goldwater, et rencontre à cette occasion Ronald Reagan, dont il devient le mentor. Il s’oppose au début des années 70 aux nouveaux courants liberals, ceux de la contestation contre-culturelle étudiante, qui annonce la montée du relativisme multiculturel, et des politiques d’affirmative action.

James Burnham, le « freedom fighter »

Le célèbre auteur de l’Ere des organisateurs ne rejette pas totalement le Welfare State, et concentre ses textes sur les dérives étatiques du liberalism (plutôt que d’offrir un plaidoyer positif du libéralisme). En 1947, il publie une retentissante déclaration de guerre antisoviétique (The Struggle for the world, suivi de The Coming defeat of communism en 1950 et de Containment or liberation en 1953), en soutenant qu’il ne faut pas seulement contenir l’URSS mais la faire reculer et l’anéantir. Il considère que la faiblesse occidentale face aux soviétiques vient des liberals, ce qu’il expose dans un ouvrage dévastateur, le plus violent à l’encontre du liberalism : Suicide of the West : an essay on the meaning and destiny of liberalism, en 1964. Il accuse le social-étatisme des liberals, et, ce qui est moins classique, propose un diagnostic de fond, d’ordre psychologique, moral et culturel, du liberalism. Pour Burnham, et sa thèse a été plusieurs fois reprise depuis, au fond du liberalism se trouve un sentiment hypertrophié de culpabilité. C’est cette culpabilité qui amène les liberals à la compassion permanente, à l’irresponsabilité des criminels, au relativisme culturel dégénérant en tiers-mondisme, et donc à l’auto-destruction du monde libre.

Ensuite, son combat pour la liberté prendra exclusivement le visage de la lutte contre l’impérialisme soviétique, surtout dirigé contre ceux qui pactisent avec lui [1].

Le virage modérément libéral des ex-liberals devenus les premiers néo-conservateurs

A la différence des new conservatives et des « conservateurs libéraux », les néo-conservateurs naissent dans les années 70 parmi des transfuges authentiques du liberalism. Bien évidemment, la parenté est évidente avec Meyer et Burnham, mais aussi avec Sydney Hook et Max Eastman (qui participera à la création de la Mont-Pèlerin Society). Ce qui les distinguent tous des futurs néo-cons, c’est leur attachement à la sécularisation de la société, ce qui est peut-être un héritage de leur passé de gauche ou d’extrême-gauche.

Le néo-conservatisme, lui, prend forme autour de deux figures centrales venant d’entamer leur divorce d’avec le liberalism : Irving Kristol et Norman Podhoretz. Le premier est un ancien élève de Dewey, connu pour la qualité des revues intellectuelles qu’il anime (The Public interest, Commentary). Le second est le rédacteur en chef de Commentary [2]. Ni l’un ni l’autre ne veulent rejoindre la mouvance du National Review, car ils se considèrent toujours comme des liberals, proches du parti démocrate mais dénués de toute complaisance envers le pacifisme, le tiers-mondisme, le culpabilisme occidental et la contre-culture.

Ils défendent l’idée d’une intervention importante mais améliorée de l’Etat dans la vie sociale, et se réclament de Leo Strauss, ce qui rend difficile toute filiation avec le libéralisme classique, qui, loin de prôner un retour à la loi naturelle, a érigé des droits naturels individualistes.

La nouvelle génération de néo-conservateurs, celle d’aujourd’hui, a en revanche intégré les fondamentaux du libéralisme classique, en les mettant au service d’un messianisme géopolitique musclé. Leur doctrine n’est ni celle de Bush, plus traditionnellement conservatrice, ni celle des fondamentalistes chrétiens (Jerry Falwell, Pat Buchanan), ni celle des paléo-conservateurs (héritiers des new conservatives), lesquels sont tous d’anti-libéraux acharnés.

Épilogue : l’usage intellectuellement légitime du mot « libéralisme » en 8 points

- le libéralisme, c’est l’idéal de liberté individuelle + la volonté de limiter la sphère légitime d’intervention de l’Etat + la garantie par celui-ci de l’exercice de la liberté politique, de la liberté économique et du droit pour chaque individu de librement choisir sa vie et d’agir en conséquence.

- Le new ou le modern liberalism n’ont rien à voir avec le libéralisme, mais tout à voir avec la social-démocratie.

- si le libéralisme historique était de gauche, l’apparition du socialisme et du communisme l’ont décalé sur sa droite.

- ceux qui veulent sauver le libéralisme de ses dérives « ultra » le comprennent moins bien que ses adversaires sincères qui, eux, ne le travestissent pas (allusion à Monique Canto-Sperber)

- on ne peut même pas assimiler démocratie libérale et démocratie sociale.

- l’idée de « socialisme libéral » ne veut donc rien dire. On y travestirait soit le libéralisme, soit le socialisme.

- le problème de l’égalité est central : si les libéraux adhèrent à l’idéal de juste égalité des chances, ils s’opposent à toute égalisation des conditions matérielles coercitive et spoliatrice.

- Bien entendu, le libéralisme peut évoluer. Mais si les mots veulent encore dire quelque chose, ceux qui s’éloignent d’une école de pensée dont ils se réclament malgré tout, feraient mieux de choisir un nouveau nom de baptême.


- Article paru initialement sur le blog de Copeau


[1The War we are in : the last decade and the next, 1967.

[2Tous deux, de même que Daniel Bell, le co-animateur de Public interest, sont même du comité de patronage de la revue Commentaire fondée par Raymond Aron.

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