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Cimetières du maoïsme

jeudi 9 avril 2009

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Constater que nous vivons des temps qui privilégient le quantitatif sur le qualitatif, le premier tendant à oblitérer le second, est un truisme. Le chiffre monopolise notre perception du réel. Le journaliste, chroniqueur de l’instant s’adressant à des millions d’inconnus, le sait mieux que quiconque, au moins intuitivement, qui s’attache à illustrer l’importance relative de son propos par des précisions chiffrées censées permettre au lecteur, à l’auditoire, de classer le sujet traité sur son échelle de jugement personnelle. Une nauséeuse hiérarchie s’instaure alors. Entre box-office des navets, responsables de trous financiers et auteurs de crimes en série. Hiérarchie d’autant plus perverse qu’elle n’est pas contestable d’emblée : « record battu ».

Pour autant, il est au moins un domaine où l’on souhaiterait que le quantitatif prévale : ce champ d’étude encore mal exploré qu’est le crime d’Etat, qui intéresse au premier chef le monde chinois, et donc Monde Chinois. Précisément, qu’une réponse soit apportée à une question vieille de quarante ans, le bilan, en vies humaines, de la « révolution culturelle », une des très grandes monstruosités du XXe siècle. De manière intéressante, la « révolution culturelle » est le seul cataclysme politique de l’après-1945 dans le monde où conjectures et extrapolations font encore la loi, et où le chercheur est condamné à des observations au cas par cas, d’où il ressort que, peu ou prou, la tourmente n’a épargné personne. Ce qui ne répond pas à la question posée.

Un cataclysme politique livré aux conjectures

Il nous revient en mémoire à ce sujet un drame traité en quelques lignes, dans les années 1990, par un organe de presse du régime chinois, le Quotidien de la Justice. De façon très factuelle, le quotidien racontait la comparution devant un tribunal pénal d’un paysan pauvre, appelons-le Li, convaincu du meurtre de sa propre fille, en âge nubile. Il se trouvait qu’un paysan du même village, appelons-le Wang, sensiblement moins pauvre que Li, avait fait savoir qu’il ne supportait pas le chagrin d’avoir vu son fils mourir de quelque maladie en célibataire, et était prêt à fournir une récompense confortable à la famille d’une jeune femme décédée prématurément qui accepterait de se prêter à un simulacre d’union du jeune couple défunt. Ce « mariage dans la mort » était jadis une habitude répandue dans les campagnes chinoises, destinée à épargner aux deux jeunes disparus le sort des « âmes errantes » dans l’au-delà. Fort endetté, le paysan Li n’avait fait ni une ni deux, avait tordu le cou de sa fille unique et s’était présenté un beau matin chez le paysan Wang en réclamant sa « prime » pour le cadavre.

Cette histoire atroce, qui n’a aucune raison objective d’avoir été un cas unique, était révélatrice d’une érosion des valeurs morales élémentaires dans une société profondément malmenée par le régime communiste. Les violences subies durant la « Révolution culturelle », l’abandon subséquent du maigre filet de sécurité morale que constituaient les « valeurs communistes » et le vertige provoqué par le retour de la valeur monétaire pour seul référent social expliquaient vraisemblablement l’acte du père assassin.

Mais qui était le véritable responsable de cet ahurissant comportement ? Celui-ci suppose une démarche plus consciente encore que les cas documentés d’anthropophagie en Chine rurale durant les périodes de famine extrême, lorsqu’une « bourse aux bébés », par adoptions croisées, s’instaurait de facto entre lointains cousins pour permettre aux affamés de se nourrir de viande de nourrisson sous couvert d’une suffisante distance familiale (il est à craindre qu’il soit moins difficile à l’homme de se satisfaire pour pitance de la chair d’un enfant humain à condition qu’il n’appartienne ni à sa propre filiation directe, ni à celle d’un voisin). Ces cas d’anthropophagie à l’ère moderne ont été attestés notamment par Wei Jingsheng dans ses notes autobiographiques ainsi que lors de conversations privées rapportant les divers déclics mentaux par lesquels ce fils de brave combattant communiste de rang honorable est devenu un farouche opposant du régime de son père à la suite de la découverte de ces réalités rurales chinoises au début de la Révolution culturelle.

Le paysan Li, sans que cela excusât son acte, n’appartenait-il pas à l’immense cohorte, aux effectifs encore inconnus, des victimes directes puis indirectes du maoïsme sous sa forme la plus poussée, qui ont subi de plein fouet l’accélération de l’horreur totalitaire à partir de 1966 ? Faut-il s’étonner qu’après avoir vu les curseurs moraux les plus élémentaires poussés, en tous sens, certains aient du mal à se réadapter à leur retour vers des zones moins démentes ?

Combien de morts ?

Les témoignages individuels publiés en Chine même ou parvenus en Occident sur ce que furent les années 1966-1969 ne manquent plus. Les récits à l’échelle de localités spécifiques non plus. Les troubles psychologiques individuels ou collectifs ayant résulté de la « révolution culturelle » ont été sinon exploités systématiquement, du moins abordés de manière substantielle par quantité d’auteurs soit sous forme littéraire - encore qu’avec prudence - soit dans des participations à des études universitaires, statistiques, sociologiques, etc.

Cependant, un chiffre, un simple constat numérique, incontestable si ce n’est à la marge, manque : la « révolution culturelle » équivaut à combien de morts sur le moment, à travers tout le pays ?

Song Yongyi, universitaire vivant aux Etats-Unis, avance le chiffre de « trois millions, soit 0,5 % de la population chinoise [de l’époque]. » Son étude, d’abord publiée à Hong Kong et qui vient de paraître en France [1], ne pourrait se permettre d’aller plus loin sans tomber dans le piège de l’extrapolation à partir de cas spécifiques. Car ce qui frappe le plus, dans ce trou noir des années 1966-1969 en Chine, quatre décennies après les faits, est son caractère de nébuleuse démesurée aux pourtours exacts totalement inexplorés, à une époque où chaque centimètre carré de la terre est passé au peigne fin de la connaissance historique, où la technologie spatiale permet de reconstituer la vie quotidienne d’une cité engloutie par les sables voici des millénaires. « Il reste pour le moment difficile d’aller beaucoup plus loin que ce que cet ouvrage nous propose, c’est-à-dire des aperçus ponctuels de la folie meurtrière », souligne Marie Holzman dans son introduction. Cet ouvrage collectif a été réalisé par huit écrivains et chercheurs, parmi lesquels Zheng Yi, qui avait déjà publié le résultat d’une accablante enquête sur la résurgence du cannibalisme dans la province du Guangxi [2], où la « révolution culturelle » fut particulièrement meurtrière comme en témoignent à nouveau deux textes de ce volume. « Il serait cavalier, note Holzman, de faire une généralité des exemples donnés dans ces récits » portant sur huit cas précis, bien circonscrits dans le temps ou dans l’espace, ou les deux.

Avant de nuancer ce propos, il faut tout d’abord s’entendre sur ce dont on parle exactement sous le vocable de « révolution culturelle ». Il est indispensable en particulier d’en revenir à un découpage historique précis dicté par la réalité des faits sur cette période. La wuchanjieji wenhua dageming commença en 1966 et prit fin pour l’essentiel en 1969 si l’on considère la seule période de chaos social absolu qui en fut le caractère le plus visible. Ce qui suivit le IXe Congrès du Parti communiste chinois de 1969 ressemble plus à une période d’instabilité sociale encore grave, alimentée par les crises de palais au sommet de la hiérarchie politique et les alimentant, mais n’échappant plus totalement au contrôle des forces de l’ordre communiste hormis dans les régions les plus reculées. Le fait que le régime, tôt après la mort de Mao, ait éprouvé le besoin de désigner par le terme de « révolution culturelle » la période des dix années s’étendant de 1966 au putsch interne d’octobre 1976 contre l’aile radicale emmenée par Jiang Qing n’est qu’un subterfuge historiographique visant à se reconstituer une certaine légitimité face à l’océan d’incompréhension à son endroit dont il avait inondé le pays durant la dernière phase de la vie de son fondateur.

A ce compte-là, il est falsificateur de considérer que la « normalité » a repris le dessus du jour au lendemain après le retour en grâce de Deng Xiaoping à l’été 1977, même si, en effet, dans les grandes villes, le calme prévalait pour l’essentiel dans la rue. Ce processus avait commencé avant la mort de Mao et se poursuivit sur plusieurs années après coup. A preuve, entre mille exemples, les ordres à répétition donnés par les autorités de diverses provinces, en particulier dans le Sud (Canton) en 1978 et 1979, pour que les civils restituent à qui de droit les armes volées à l’armée dans les années « chaudes » et conservées depuis lors dans des planques en vue d’être éventuellement réutilisées. Ces appels venaient avec une fréquence suffisante pour suggérer qu’ils étaient rarement suivis d’effet. On est encore aujourd’hui en droit de se demander quelle est l’étendue exacte de cet arsenal de l’ombre sur lequel la police n’a jamais réussi à remettre la main.

Ceci établi, il faut évidemment poser que l’extrapolation mathématique à partir d’un district, d’un village, d’une rue ou d’une province entière, à l’échelle d’un pays aussi vaste que la Chine, est en effet impossible et friserait l’insulte aux victimes comme aux rescapés. Toute désinvolture est interdite en la matière. Mais l’expérience dicte quand même des comparaisons, ou tout au moins des rapprochements instructifs. Les démographes, dont la science est loin d’être exacte, fournissent des éléments d’appréciation dont la « massacrologie » serait hélas ! mal inspirée de faire l’économie si, comme nous le pensons, un effort sérieux demeure nécessaire pour comprendre les rouages profonds de la société chinoise d’aujourd’hui à partir des traumatismes de cette époque. Tant il est vrai, démontré en de multiples autres cas, qu’on n’efface pas un passé de malheur d’un simple trait de croissance économique en hyperbole comme Pékin et l’ensemble des décideurs financiers et politiques de la planète s’efforcent de le faire croire dans le cas chinois.

Rapprochements

Premier rapprochement. En un peu plus de trois ans, entre 1975 et 1979, soit un temps comparable au « grand chaos » de la Chine, et à peine dix ans plus tard, les Khmers rouges, apprentis sorciers de la révolution à la mode chinoise, ont infligé au minuscule Cambodge - peuplé alors de huit millions d’habitants, soit une ville chinoise plus petite que Pékin à l’époque, à peine plus grosse que Canton et ses environs - une perte immédiate de population d’un tiers, par deux moyens essentiellement : la violence d’Etat pure et simple dans un contexte d’esclavagisme généralisé et la famine.

Deuxième rapprochement, également contemporain de la « révolution culturelle ». A l’échelle nationale, le général indonésien Suharto a supervisé en 1965-1967 l’élimination physique de 500 000 à un million de sympathisants gauchistes et autres civils soupçonnés de penchants subversifs à travers son archipel (avec l’acquiescement patent de Washington) au nom d’une volonté d’unité nationale absolue dans l’anticommunisme. C’est la plus meurtrière répression à l’encontre de civils de la part d’un pouvoir en Asie, hors du monde communiste, dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Dans l’un comme dans l’autre cas, il faut souligner que les moyens mis en oeuvre par l’Etat dans ses basses oeuvres étaient assez faibles par rapport à ceux dont disposaient les diverses forces armées en présence en Chine pendant la « révolution culturelle ».

Au Cambodge, les Khmers rouges avaient aboli la mécanisation de l’horreur. La plupart des victimes de mises à mort extrajudiciaires furent assassinées à l’arme blanche, le gourdin frappant le crâne du supplicié ligoté à genoux étant le plus fréquent cas de figure, comme en attestent les plus de 2 000 fosses communes retrouvées depuis à travers le pays. D’autres instruments rudimentaires furent employés, mais qui relevaient eux aussi de ce retour à l’univers rural qui caractérisa le régime de Pol Pot. On signale ainsi l’utilisation régulière de branches de palmier à sucre, aux bords finement dentelés, qui, bien maniées, peuvent avoir le même effet sur une gorge humaine que la plus acérée des lames de sabre. Il n’y a aucune raison de penser qu’un nombre important d’armes à feu aient été utilisées pour éradiquer « l’ennemi de l’intérieur ». Les combattants Khmers rouges ou leurs auxiliaires civils - souvent des enfants fanatisés auxquels les adultes étaient jetés en pâture - étaient trop dépourvus en fusils ou économes des munitions pour que cette méthode de mise à mort ait été plus qu’exceptionnelle.

Dans le cas de l’Indonésie, les moyens manquaient moins mais la nature des violences perpétrées par les représentants de l’Etat n’impliquait guère le recours à des sommets de sophistication. L’armée indonésienne et ses nervis se sont livrés à ce qui était essentiellement une chasse à l’homme réglée pour conclure par quelques coups de fusil ou de pistolet. La plus grande difficulté qu’ils aient rencontrée tenait au terrain de la poursuite : les forêts d’une grande densité, le déploiement nécessaire sur des milliers d’îles à une époque où la logistique (carburants, pièces mécaniques) est encore très en deçà des besoins géographiques... Ces obstacles furent surmontés par une forte détermination à « casser du communiste » de la part des agents de l’« Ordre nouveau » en cours d’implantation.

Un autre rapprochement instructif est encore fourni par l’Indonésie de Suharto. Lorsque l’ancienne colonie portugaise du Timor oriental se déclara indépendante à la suite du retrait de l’administration de Lisbonne, conséquence du renversement de la dictature de Salazar en 1975, l’invasion presque immédiate des forces de Jakarta se solda très rapidement (deux à trois ans) par l’élimination physique d’un tiers de la population alors estimée à 600 000 habitants. Ceci sur un territoire grand comme un district de Chine populaire et peuplé avec une densité de l’ordre des régions désertiques les plus reculées du territoire de la République populaire (la moitié de la population de Timor est concentrée dans la capitale Dili).

Un chiffre trop bas

Ces quelques éléments de comparaison s’en tiennent volontairement à des crises de la même époque que la « révolution culturelle », après la grande saignée de la Deuxième Guerre mondiale en Asie et hors du champ de famine généralisée qui a suivi, en Chine, le « grand bond en avant » de 1958. Ils permettent d’avancer que le chiffre de trois millions de victimes cité par Song Yongyi pour la période 1966-1969 constitue à coup sûr un minimum trop bas.

Pour plusieurs raisons. La continuité territoriale de la Chine ; la libre disposition des armes à laquelle étaient rapidement parvenus les gardes rouges en les saisissant dans les arsenaux des casernes au nom de Mao ; la facilité d’emprunt des moyens de transports - non pas immobilisés par le chaos, mais mis à la disposition des « rebelles » - ; l’usage quasi sans limite des traitements cruels infligés aux détenus en l’absence de toute codification ; l’exemplarité conférée à l’humiliation publique violente des victimes désignées... Autant de facteurs qui n’ont pu que favoriser une généralisation des violences, qu’elles soient commises par l’Etat ou ce qu’il en restait, par ceux qui s’en réclamaient de leur seule autorité ou par des groupes spontanés dont les mobiles idéologiques étaient de plus en plus confus. De nombreux cas, qu’il est effectivement impossible de projeter à l’échelle nationale dans un schéma logique, mais n’en demeurent pas moins significatifs, témoignent de l’ampleur qu’a pu prendre la tendance au « débordement ».

En outre, les travaux de Song Yongyi confirment que la violence n’a nullement été le fait d’une catégorie sociale particulière, celle des « rebelles », comme ne cesse de l’affirmer le gouvernement chinois depuis les faits en question. Elle était au contraire partagée par tous les segments d’encadrement ou de population évoqués plus haut : cadres communistes comme petits voyous au verbe haut, tous y ont eu recours. De même, les victimes des cas étudiés se « recrutent »-elles sur tout l’éventail social : aucun groupe, qu’il fût ou non dans les petits papiers de l’idéologie communiste institutionnelle, ne fut épargné.

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Durant sa visite en Chine, Pol Pot (

Dans le temps, enfin, relève Song, une perception erronée sur l’étendue des violences est à revoir : « ce n’était pas [...] en 1967, au plus fort des luttes entre factions, mais bien en 1968, que des violences et des massacres furent perpétrés après la mise en place des comités révolutionnaires et au nom du nouvel appareil d’Etat ». C’est-à-dire alors que le parti communiste s’efforçait de reprendre en mains la situation. Il en résulte un constat brutalement simple : « la plupart des assassins étaient des militaires et des apparatchiks du Parti [communiste chinois]. »

Un demi-million à un million de sympathisants du Partai Komunis Indonesia (PKI) en Indonésie (alors le plus gros parti communiste du monde à ne pas participer au pouvoir), 1,7 à 2 millions de morts au Cambodge, 200 000 morts au tout petit Timor oriental... Ceci pour ne parler que de pays voisins de la Chine, en écartant tout rapprochement délicat avec des méfaits du même ordre en Afrique ou en Amérique latine. Autant de chiffres qui permettent d’estimer à largement plus que trois millions les victimes directes de la « révolution culturelle » en Chine. Cependant, l’approche prudente de Song Yongyi s’explique par un contexte général d’intimidation qui a bloqué toute tentative d’en savoir plus ce qui s’est réellement produit alors.

Le contexte de l’après-crise était différent dans les trois autres cas cités. Au Cambodge, la guerre khméro-vietnamienne (1978-1979), la déroute du régime de Pol Pot, un sentiment de culpabilité des Etats-Unis après la guerre et la présence sur le sol américain d’une forte proportion de la diaspora khmère exilée ont servi de stimuli à un effort de recherche qui a fourni bien plus de résultats sur le bref passage des Khmers rouges au pouvoir que ce qui peut être encore affiché de nos jours sur une seule des provinces de Chine pour la « révolution culturelle ». Un programme de l’Université Yale, ses relais sur place au Cambodge, ont permis de mettre au jour et d’inventorier des dizaines de milliers de pages d’archives servant de base aux travaux des chercheurs et au Tribunal spécial Khmers rouges installé à Phnom Penh avec l’appui des Nations unies pour juger les grands responsables encore en vie [3].

En Indonésie, les malheurs du mouvement communiste ont reçu un écho volumineux, naturel mais salutaire, aux Pays-Bas, tardivement mais relativement suivi par le monde universitaire américain. A Timor, l’Australie et l’Europe du Nord ont également alimenté une indignation internationale qui a fini par porter ses fruits aux Nations unies, où la cause timoraise avait pignon sur rue dans les années 1980-1990.

Un secret d’Etat

Pour ce qui concerne la Chine, le monde universitaire occidental dans son ensemble et à de rares exceptions près a obtempéré à l’oukaze pékinois interdisant toute enquête sur la « révolution culturelle » dans sa dimension nationale. Les chercheurs occidentaux se sont contentés d’imiter leurs collègues chinois dans une approche limitée dans l’espace et dans le temps, se retranchant derrière l’argument selon lequel seul un accès aux archives secrètes du parti communiste permettrait une approche nationale. Et le PC, pour sa part, a fait en sorte de dissuader énergiquement toute velléité de travail en ce sens en embastillant les quelques historiens qui s’y étaient hasardés dans les années 1987-1988. Song Yongyi lui-même doit à cet interdit un séjour d’un peu plus de six mois en cabane en Chine (1999-2000). Le secret d’Etat que constitue toujours le coût humain immédiat de l’ultra-maoïsme triomphant demeure inviolé.

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A cela, deux raisons évidentes. D’une part, le régime n’a nullement envie de voir accoler le nom de Mao à un simple chiffre constatant ce bilan dans des formules qui deviendraient vite des antiennes dans les livres d’histoire politique de la planète, sur le mode : « Mao, qui provoqua xx millions de morts dans les dix dernières années de sa vie... » (un nombre à deux chiffres étant à notre sens plus probable qu’un nombre à un chiffre unique). D’autre part, une curiosité trop poussée conduirait à en finir avec un excès de simplisme sur les camps en présence. Il n’y avait pas, ou pas seulement, d’un côté les radicaux rangés du côté de Mao pour souffler sur les braises ; et, de l’autre, le camp des hiérarques brimés qui sortiraient vainqueurs de l’épreuve aux côtés d’un Deng Xiaoping, lui-même blanchi de toute responsabilité pour le fait qu’il n’était plus aux affaires. Le rôle trouble d’un Zhou Enlaï, les numéros de tourne-veste de nombre d’apparatchiks de haute volée, tout cela finirait par refaire surface de manière trop dommageable à la faveur d’un simple examen critique de la situation du pays à l’échelle nationale. L’un des textes rassemblés par Song Yongyi éreinte ainsi un commandant militaire bien en vue, Wei Guoqing (un des artisans chinois de la victoire communiste vietnamienne à Diên Biên Phuu contre les Français en 1954), sur qui s’appuya Deng Xiaoping une fois revenu au pouvoir. Hâtivement classé « dengiste », Wei Guoqing avait en fait une bonne part de responsabilités dans les violences extrêmes qui se déroulèrent au Guangxi sous sa houlette pendant la « révolution culturelle ».

Le refus du gouvernement chinois d’ouvrir ses archives les plus scandaleuses sur des périodes qu’il a - en principe - répudiées est en soi une mesure de la fragilité de toutes les abjurations de ce passé. L’absence de pression extérieure en ce sens sur Pékin souligne a contrario la docilité de la communauté des chercheurs occidentaux envers la communauté des décideurs de ce même Occident démocratique. Qui cherche à se voir rappeler, dans une rencontre à Zhongnanhai, sur combien de cadavres reposent les lourds fauteuils du salon de réception ?

La réalité historique demeure ainsi cadenassée dans un coffre-fort qui préserve de commodes illusions. Notamment, celle qui veut que la Chine communiste ait cessé d’exporter ses tourments internes dès lors que le grand branle-bas de combat des années 1966-1969 fut calmé. Si ce verrou sautait, on s’apercevrait vite, par exemple, que ce ne sont pas Mao et ses sbires, ni même l’éphémère Hua Guofeng, qui furent les meilleurs soutiens des Khmers rouges au Cambodge, mais bien les Zhou Enlaï et Deng Xiaoping [4], ce clan avec lequel allait être édifiée l’ère post-maoïste et sa réconciliation avec l’Occident. C’est Deng qui fournit à Pol Pot les armes que ce dernier tournerait contre le Vietnam à la grande satisfaction de Henry Kissinger. Et que c’est sous Deng que les Khmers rouges, une fois renversés en 1979, parvinrent à se faire de très bons amis à Washington, aux Nations unies et à Paris au nom de la « souveraineté nationale » du Cambodge qu’ils étaient censés encore représenter après avoir perdu le pouvoir.

C’est donc à une approche un peu plus subtile que ce qu’il est habitué à fournir que le monde de la recherche a renoncé en témoignant de cette déférence envers le bien-penser ambiant, la même que le fait réagir dans son ensemble, par exemple, avec la véhémence que l’on a vue au livre de Jung Chang et Jon Halliday sur Mao [5]. On se souvient d’une autre polémique, toute française celle-là : celle qui avait accueilli, en 1997, la parution du Livre noir du communisme [6], ouvrage dont l’introduction avait fait scandale en mettant côte à côte les bilans chiffrés en vies humaines du génocide nazi des Juifs et de la répression stalinienne. Trois des auteurs au moins s’en étaient désolidarisés, jugeant « le rapprochement » inopportun. La polémique au sujet du livre porta aussi sur des variations de chiffres, pour le bilan total du communisme, de l’ordre de quelques points de pourcentage... Et pourtant, le livre de 840 pages ne comportait qu’une petite partie sur le communisme asiatique, la Chine elle-même y étant assez faiblement représentée en dépit du nombre élevé d’hommes embarqués dans cette histoire et de celui des morts enregistrées sous le drapeau rouge.

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Vrai passeport officiel chinois

Ce n’est évidemment pas affaire de records, de classements, voire de rapport au kilogramme de papier par tonne de cadavres. Seulement de rapprochements éloquents, pour malséants qu’ils paraissent. On tient ici qu’il demeure impossible de prendre la mesure d’une telle épreuve pour un peuple et donc de ses conséquences lointaines si l’on n’a pas une idée approximative de son solde en nombre de victimes par rapport à l’ensemble.

Un procès taillé sur mesure

Des négationnistes, hier encore, décomptaient les tibias trouvés dans les charniers de Pol Pot pour tenter de démontrer qu’il n’y aurait pas eu de génocide au Cambodge. Depuis lors, les découvertes macabres faites à la pointe du soc des araires dans la rizière en un nombre sidérant pour une aussi petite nation ont interdit ce débat-là [7]. Pour autant, la responsabilité ultime des méfaits - l’appui déterminant fourni par la Chine au va-t-en-guerre Pol Pot, au mépris même de tout réalisme géopolitique - risque de rester à jamais dans les limbes, impunie, non jugée. Le procès, à composante internationale des survivants de la direction des Khmers rouges, à Phnom Penh, a beau être le premier d’un système communiste en justice internationale, il a été taillé sur mesure pour éviter qu’y soient mis en cause les pays qui ont peu ou prou permis au tyran khmer de donner toute la mesure de ses moyens puis de la faire oublier. L’ambassade de Chine au Cambodge, à la longue histoire de bastion très spécial de Pékin en Indochine, veille encore au grain pour qu’aucune entorse ne soit infligée à cette règle. Ainsi seront exonérés de tout examen par le Tribunal spécial Khmers rouges, outre Pékin, les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne, qui permirent que Pol Pot passe pour un personnage honorable sur la scène mondiale, et que, pendant vingt ans, après avoir perdu le pouvoir, les assassins qui furent ses sbires parlent au nom de leurs propres victimes à la tribune de l’Organisation des Nations unies.

Pour la Chine, des oublieux, aux mots de « révolution culturelle », regardent toujours ailleurs. Une époque qui quantifie pus que de raison sans chercher à combler un tel vide dans la connaissance de son passé immédiat semble par là inconsciente de ce que l’oubli du crime d’Etat finit toujours par rejoindre le crime lui-même. S’il est un domaine, tout bien compté, qu’on souhaiterait voir conquis par la dictature des chiffres, ce sont bien les cimetières du maoïsme.


- l’article est repris de la revue Commentaire, numéro 125, printemps 2009, pp.95-102

- Le texte de présentation de l’article est de Jean-Claude Casanova, directeur de Commentaire


- Illustration : Photographie prise


[1Song Yongyi (dir.), Les Massacres de la Révolution culturelle, traduit du chinois, pref. de Marie Holzman, Buchet-Chastel, 2008, 284 p.

[2Zheng Yi, Stèles rouges, Ed. Bleu de Chine, 1999.

[4Une série de photographies issues d’Antonin Kubes, Kampuchea (Prague, Orbis Press Agency, 1982) attestent de l’implication de Deng Xiaoping et du régime post-maoïste de Chine aux côtés de Khmers rouges. Nous soulignons ainsi les exemples suivants :

- Photographie prise à l’aéroport de Pékin, Pol Pot, Ieng Sary, Hua Guofeng, Deng Xiaoping, sourires et saluts de main.
Du 28 septembre au 22 octobre 1977, le leader Khmer rouge Pol Pot (à droite) effectua, en Chine et en Corée du Nord, ce qui devait être son unique visite officielle à l’étranger en tant que chef du régime du "Kampuchea démocratique" installé par les armes, le 17 avril 1975 au Cambodge, dans la défaite américaine. C’était la première fois que Saloth Sâr, meneur clandestin de l’insurrection communiste cambodgienne depuis les années 1960, montrait son visage au public international, depuis qu’il était devenu "Pol Pot", et avait entrepris dans son pays la plus radicale (et l’ultime) "révolution communiste" à être jamais menée dans le monde. Bilan, en trois ans et demi de pouvoir : 1,7 à 2 millions de morts au moins. La Chine, réticente devant les méthodes expéditives des Khmers rouges ouvertement inspirées du maoïsme, n’en apporta pas moins son soutien plein et entier au "Kampuchéa démocratique" dans la guerre qui prenait forme entre celui-ci et le Vietnam, et qui se conclurait par la victoire du deuxième. Cette photographie officielle chinoise (probablement Xinhua) fut abondamment utilisée par la propagande vietnamienne pour démontrer la collusion entre les Khmers rouges et Pékin avec une légende précisant que Deng Xiaoping (à gauche) et Hua Guofeng (au premier plan) avaient fait un triomphe à Pol Pot dès "son arrivée à l’aéroport de Pékin le 28 septembre 1977". En réalité, Deng, qui venait d’être restauré dans ses fonctions au sein de la haute direction chinoise après avoir été limogé sous Mao, désormais mort, était absent ce jour-là de la cérémonie d’accueil pour le chef khmer rouge. Ce cliché ne peut donc que montrer la cérémonie d’adieu à Pol Pot, sur le même aéroport, le 22 octobre 1977, après des entretiens au cours desquels Deng tenta en vain de convaincre le Khmer rouge de temporiser avec le Vietnam, tandis que le Cambodgien s’efforçait avec succès de jeter de l’huile sur le feu des rapports déjà tendus entre Pékin et Hanoï. C’est aussi la toute dernière photographie de Pol Pot en fonction officielle reconnue et hors de sa tanière (chassé de Phnom Penh le 7 janvier 1979, il mourra dans la jungle en 1998). Au deuxième rang entre Hua et Pol Pot se trouve Ieng Sary, vice-premier ministre en charge des affaires étrangères du Kampuchéa démocratique et beau-frère du chef khmer rouge. Ieng Sary, en voie (2008) d’être jugé à Phnom Penh par la justice internationale pour "crimes contre l’humanité", fut la cheville ouvrière par laquelle transitèrent les communications officielles et secrètes entre Pékin et les Khmers rouges avant, pendant et après leur passage au pouvoir, et par conséquent toute l’assistance diplomatique, politique et militaire de la République populaire de Chine à l’extermination d’un quart ou d’un tiers de la population cambodgienne.

- Reproduction d’une brochure imprimée en République populaire de Chine, vraisemblablement fin 1975 ou début 1976, à la gloire des réalisations des Khmers rouges au Cambodge. Document retrouvé au Cambodge.

- Le 18 janvier 1978, Pol Pot accueillit Deng Yingchao, vice-présidente de l’Assemblée nationale populaire chinoise et veuve de Zhou Enlaï, à Phnom Penh pour une visite à haute visibilité diplomatique par laquelle Pékin veut montrer son appui au "Kampuchéa démocratique". L’armée vietnamienne vient d’infliger à l’armée des Khmers rouges une première correction sur la frontière en riposte aux raids d’unités cambodgiennes contre des villages du sud du Vietnam réunifié. Photographie d’origine vraisemblablement Xinhua.

- Durant sa visite en Chine, Pol Pot (à gauche) reçut le soutien appuyé de Deng Xiaoping pour les "succès" du "Kampuchéa démocratique" dans la constitution d’une "société sans classe" et contre le Vietnam. Photographie non datée d’origine officielle chinoise, vraisemblablement Xinhua.

- L’ambassadeur de Chine populaire au Cambodge, Sun Hao (à gauche), trinque avec Ieng Sary, beau-frère de Pol Pot et chef des affaires étrangères du "Kampuchéa démocratique". Photographie retrouvée par l’armée vietnamienne dans les archives abandonnées par les dirigeants khmers rouges en janvier 1979 à Phnom Penh lors de leur fuite.

- Reproduction d’un vrai passeport officiel chinois émis pour Ieng Sary, chef de la "diplomatie" des Khmers rouges, sous le faux nom de Su Hao, prétendument né à Pékin le 1er janvier 1930 (il est né au sud-Vietnam le 24 octobre 1925) par le ministère chinois des Affaires étrangères, pour lui permettre de circuler hors de Chine après la chute du régime khmer rouge devant l’armée vietnamienne. Photographie d’origine inconnue.

[5Jung Chang et Jon Halliday, Mao, The Unknown Story, Jonathan Cape, 2005 ; édition française établie par Georges Liébert, Mao, L’Histoire inconnue, Gallimard, 2006.

[6Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, 1997.

[7Du moins pouvait-on l’espérer lors de la rédaction de cet article, jusqu’à ce que de récentes interventions ne viennent à nouveau tenter de semer le doute (note de janvier 2009).

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