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De l’idéologie libérale à l’utopie libertarienne

La pensée libertarienne

mercredi 2 septembre 2009

« Nous devons être en mesure de proposer un nouveau programme libéral qui fasse appel à l’imagination. […] Ce dont nous manquons, c’est d’une Utopie libérale, un programme qui ne serait ni une simple défense de l’ordre établi, ni une sorte de socialisme dilué, mais un véritable radicalisme libéral qui n’épargne pas les susceptibilités des puissants (syndicats compris), qui ne soit pas trop sèchement pratique, et qui ne se confine pas à ce qui semble politiquement possible aujourd’hui [1]. »

Le libéralisme aurait-il fait peau neuve ? Vu du continent, le souhait formulé par Friedrich Hayek au lendemain de la Seconde Guerre mondiale serait resté lettre morte. Il est aujourd’hui peu d’observateurs qui perceraient le libéralisme sous les guenilles subversives et utopistes affublant d’ordinaire les pensées mêmes qui le combattent. A l’abri des regards négligents des intellectuels les plus suspicieux, la mue en utopie que Hayek enjoignait le libéralisme d’engager a pourtant bien été réalisée de l’autre côté de l’Atlantique. Son fruit porte un nom, barbare à souhait : le libertarianisme. Ce néologisme, adopté dans les années 1960 par les néolibéraux soucieux d’affirmer leur différence au sein d’une droite en pleine mutation, en est venu, à la suite d’une violente rupture intervenue en 1969, à désigner un mouvement indépendant. Souhaitant rompre les amarres d’avec les conservateurs – de moins en moins libéraux à mesure qu’ils devenaient impérialistes – et les sociaux-démocrates – n’ayant de libéral que le nom qu’ils ont usurpé – les libertariens entendaient aussi renouer avec une tradition individualiste héritée des Pères fondateurs, malmenée à gauche comme à droite, et oubliée depuis la mise en bière des derniers représentants de la Old Right d’avant guerre.

1. Un libéralisme amendé au service de l’idéologie conservatrice

Initié au sortir de la guerre, activement développé dans les années 1960 et solidement institué dans la décennie suivante, le libertarianisme se donne comme une réponse à la crise rencontrée par le libéralisme depuis le début du siècle. Les libertariens qui se sont portés au chevet de leur aïeul agonisant dressent ainsi un diagnostic récurrent : il aurait manqué à la doctrine un pouvoir d’attraction semblable à celui qui a fait le succès du socialisme. La cause en est que le libéralisme aurait cessé d’être une philosophie politique appelant à l’imagination et investissant tous les domaines du vivre-ensemble, pour ne devenir qu’une doctrine économique, par trop concrète et pragmatique, et partant réduite à la défense conservatrice d’un statu quo peu reluisant. Le constat est sévère : « Le libéralisme a été transformé en une croyance stationnaire et rigide » [2]. Quittant les domaines éthiques où il s’était autrefois déployé, le libéralisme aurait à son insu préparé la greffe de son plaidoyer économique sur une défense conservatrice de l’ordre établi [3]. Le diagnostic libertarien discernait ainsi dans la mauvaise santé du libéralisme, contractée au contact prolongé du conservatisme, ce que Paul Ricœur appelle une « pathologie de l’idéologie » [4]. Le philosophe français isole trois fonctions de l’idéologie : la dissimulation ou la distorsion de l’ordre existant (fonction négative repérée par Karl Marx), la légitimation du pouvoir en place (fonction établie par Max Weber) et l’intégration du groupe par un ensemble de médiations symboliques (fonction positive conçue par Clifford Geertz). La pathologie de l’idéologie logerait dans l’articulation insidieuse des deux premières fonctions. Pour le philosophe français, l’idéologie apporterait en effet toujours une « plus-value » au pouvoir, en comblant le « fossé de crédibilité » [5] qui existe nécessairement entre la légitimité que revendique l’autorité et celle en laquelle croient ceux qu’elle soumet. Le pouvoir exige ainsi un supplément de croyance que lui apporte l’idéologie par la dissimulation du réel.

Il semble que le libéralisme, une fois amendé de sa dimension éthique, puis associé au conservatisme, remplisse en effet cette fonction que Ricœur assigne à l’idéologie. Alors que les libéraux anglais du XVIIe siècle et les Pères fondateurs américains l’avaient mobilisé comme une arme braquée contre le pouvoir en place, le libéralisme se trouva à partir de la fin du XIXe siècle employé à la défense des grands monopoles, des grands capitaines d’industrie et bientôt à la justification des pouvoirs étatiques d’écraser syndicats et associations agricoles, de fixer les prix, de réguler la compétition entre les industries et d’augmenter fortement les taxes douanières. Ce que les libertariens identifient comme une corruption conservatrice du libéralisme présente encore aujourd’hui quelque vestige, où il n’est pas rare de lui voir associés la protection du grand capital, l’exaltation d’une éthique de la besogne, voire la conduite d’une politique étrangère impérialiste. Au lieu de séduire les intellectuels en se consacrant à la spéculation générale à long terme, le libéralisme rompu à la seule pratique de l’économie aurait, pour Hayek, perdu « le courage d’envisager l’Utopie [6] », et se serait ainsi fait le « thuriféraire de la société telle qu’elle est [7] ». Murray Rothbard, figure de proue du mouvement libertarien américain, établit le même constat : « [les libéraux américains] ont commencé à se contenter de sauvegarder leurs victoires acquises, et sont ainsi passés d’un mouvement radical à un mouvement conservateur – « conservateur » au sens où ils se sont satisfaits d’une préservation du statu quo. En bref, les libéraux ont laissé le champ libre au socialisme pour devenir le parti de l’espoir et du radicalisme » [8].

Cette critique libertarienne du libéralisme ne pouvait être portée que d’une position qui ne fût pas le libéralisme, depuis un poste de tir détaché, établi dans un nouveau lieu, et plus précisément dans un non-lieu, une place vide d’où la réalité est appréhendée comme à distance : une utopie libertarienne. Pour parler comme Paul Ricœur, le seul point de vue qui puisse être pris pour remédier à la pathologie de l’idéologie libérale est celui de l’utopie libertarienne. Comme l’idéologie, l’utopie opère selon Ricœur à trois niveaux. Elle remplit d’abord une double fonction positive de distanciation (par l’exploration du possible) et de subversion (par une sape de l’autorité existante), puis une fonction négative de fuite, de rupture entre le présent et le futur. Là où, nous dit Ricœur, l’idéologie dissimule, légitime et intègre, l’utopie explore, subvertit et rompt. Il est dès lors frappant de constater que, dans la citation mise en exergue de cette introduction, Hayek reprend successivement les trois dimensions de l’utopie isolées par Ricœur, en appelant de ses vœux un « nouveau programme libéral qui fasse appel à l’imagination » (soit une exploration du possible), un « véritable radicalisme libéral qui n’épargne pas les susceptibilités des puissants » (autrement dit une sape de l’autorité existante) et « qui ne se confine pas à ce qui semble politiquement possible aujourd’hui » (c’est-à-dire une rupture entre le présent et le futur). Cet appel de Hayek à la constitution d’une utopie libérale se trouve régulièrement renouvelé dans les textes fondateurs du libertarianisme, comme dans la citation suivante de David Friedman : « J’ai le sentiment que l’une des raisons de l’énorme succès des idées socialistes […] c’était l’empressement que manifestaient les socialistes à se présenter comme des utopistes [9] ». Dans une même veine, James Buchanan en appelle à la rupture avec l’acceptation conservatrice de la réalité existante : « Nous sommes dans le flou si nous restons le nez collé sur le cocon scientifique de la réalité observée. C’est la réalité imaginée qui devrait être celle qui nous invite à avancer [10] ». A la troisième partie de son maître-ouvrage, Nozick présente à son tour le libertarianisme comme une méta-utopie capable de faire coexister une multitude d’utopies disparates [11]. Si Ayn Rand refuse enfin d’employer le terme « utopie », elle en appelle aussi à un radicalisme anticonservateur : « les combattants pour le capitalisme ne doivent pas être des « conservateurs » en faillite, mais de nouveaux radicaux [12] ».

2. Un double processus d’ « utopisation » : une généralisation subversive

La mutation en utopie que le libertarianisme fait subir au libéralisme s’opère à deux niveaux. Elle suit d’une part un processus de généralisation le faisant se déployer vers des horizons que son association avec le conservatisme l’acculait à déserter ; elle obéit d’autre part à un processus de subversion le distanciant du pouvoir et de la réalité qu’il s’égarait à vouloir préserver. Ce double processus répond au fond à un double refus : celui de l’être, auquel les libertariens entendent substituer un devoir-être, et celui de l’Etat, que les libertariens souhaitent limiter, sinon abolir.

2.1. Un processus de généralisation : une théorie transversale et synthétique

La mutation opérée par le libertarianisme consiste à sortir le libéralisme du seul domaine économique pour en étendre la logique à tous les champs de la vie sociale. Pierre Rosanvallon fait ainsi remarquer que le capitalisme, dans sa forme utopique, ne saurait être réduit à une simple théorie économique [13]. Il insiste alors fort justement sur le fait que l’utopie capitaliste – soit le libertarianisme – s’inscrit dans trois dimensions éthique, juridique et économique et conclut que seule l’articulation autour de cette triple cohérence peut conférer au libéralisme son caractère d’utopie : « Si la dimension utopique du libéralisme peut être masquée lorsqu’une seule de ses composantes est appréhendée […] elle s’impose avec évidence dans sa manifestation développée [14] ». Se trouve ici repéré le lieu théorique du libertarianisme, qui se présente comme la projection de la logique du marché sur tous les aspects de la vie sociale. La généralisation du libéralisme dans l’utopie libertarienne se traduit de deux manières : la transversalité et la synthèse. Elle s’inscrit tout d’abord dans une recherche d’interdisciplinarité. Le libertarianisme a ceci de particulier qu’il se refuse à occuper le seul terrain de l’économie, et entend fonder sa doctrine sur des principes d’ordre psychologique, épistémologique, éthique et politique que son ancêtre libéral avait été conduit à négliger. La spécialisation disciplinaire apparaît bien comme un obstacle à l’achèvement de la mutation utopique du libéralisme. La régénération de la pensée libérale que les libertariens ambitionnent d’opérer passe ainsi par une diversification de l’emploi de ses principes. On trouve en regard chez tous les penseurs libertariens, et plus particulièrement chez Hayek, Rand et Rothbard, un souci d’investir le champ de savoir le plus large possible.

Le libertarianisme se présente ensuite comme une doctrine synthétique réconciliant dans le nulle part qu’elle investit des pensées et des traditions que l’histoire a rendu autonomes. L’utopie libertarienne se veut alors la synthèse de trois courants de pensée apparus distinctement dans l’histoire des Etats-Unis : l’anarchisme individualiste, le libéralisme classique et l’isolationnisme. L’originalité du libertarianisme consiste à tenir ensemble, dans un système théorique cohérent, la défense des libertés individuelles, celles des libertés économiques et la lutte contre l’impérialisme. Ces recherches de transversalité et de synthèse participent d’une volonté d’encourager le rejet par le conservatisme du greffon libéral qu’il prétendait assimiler. En poussant la logique du libéralisme jusqu’à son terme, et en montrant, ainsi faisant, qu’elle devrait aussi conduire à laisser chaque individu mener sa vie comme il l’entend – tant qu’il ne viole pas la liberté des autres – et à ne pas s’ingérer par la force dans les affaires d’un pays étranger – tant qu’il ne constitue pas une menace réelle – le libertarianisme rend au conservatisme le libéralisme classique très indigeste, presque inassimilable. Recueilli dans l’utopie libertarienne, le libéralisme quitte les limbes de l’idéologie conservatrice où il demeurait empêché de réaliser toutes ses potentialités.

2.2. Un processus de subversion : l’expression d’un esprit antiétatiste

La seconde mutation que l’utopie libertarienne fait subir au libéralisme consiste en un mouvement de subversion. Nous avons suggéré que, instrumentalisé par le conservatisme, le libéralisme classique pouvait devenir un moyen de légitimer l’ordre établi et d’ainsi protéger les classes dirigeantes ou privilégiées contre les assauts portés par les ennemis de l’Etat. A cette fin – qui lui est exogène par le conservatisme – le libéralisme classique est tour à tour mobilisé pour défendre par exemple les grands monopoles contre les industries boiteuses, les fleurons de l’économie nationale contre les produits d’importation étrangère, les grands capitaines d’industrie contre les syndicats, quand ce n’est pas les riches contre les pauvres (pays, entreprises ou individus). Muselé au sujet des questions qui ne ressortissent pas à l’économie, le libéralisme laisserait par ailleurs aux pouvoirs qui le sollicite le champ libre pour intervenir de manière liberticide dans la vie privée de ses administrés. Redéployé sur l’horizon de l’utopie libertarienne, le libéralisme est à l’inverse conduit à renoncer à cette promiscuité avec le pouvoir. Le libertarianisme a ceci de singulier qu’il se pose systématiquement en s’opposant à l’Etat, en contestant chacune de ses interventions, non seulement dans le domaine des échanges économiques des individus, mais aussi dans celui de leur vie privée. En débauchant ainsi le libéralisme, le libertarianisme mue la défense des libertés individuelles en une lutte incessante contre l’Etat. Cette dimension subversive est inhérente au caractère utopique de la pensée libertarienne qui se propose de mettre à distance le réel pour mieux critiquer l’ordre établi. Son but étant de faire ressortir la contingence de cet ordre en proposant un modèle de société alternatif, elle ne peut se voir associée à sa préservation. En d’autres termes, il est dans la nature d’une utopie de s’aliéner le réel, de se poster en extériorité, pour ébranler et subvertir ce que l’idéologie préserve et légitime. L’utopie fait coin. Elle ouvre, nous dit Ricœur, « une brèche dans l’épaisseur du réel [15] », et permet d’appréhender le monde avec étrangeté. L’utopie libertarienne fait ainsi prendre au libéralisme le point de vue de la critique, et en fait un arme qu’il retourne contre l’Etat.

En résumé, le libertarianisme prétend corriger la myopie du libéralisme classique, en élargissant son champ de vision (généralisation) et en rendant plus nets les contours de son point de mire (subversion). Il nous faut dire ici que cette manière de concevoir le libertarianisme, comme une utopie subversive autonome construite en réaction au conservatisme, s’inscrit délibérément en faux contre certaines représentations visant à faire du libertarianisme une simple composante du mouvement conservateur. Ces tentatives d’intégration de la pensée libertarienne dans le giron du conservatisme s’appuient sur des éléments historiques et sociologiques vraisemblables. L’histoire des Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale enseigne en effet tout d’abord que le mouvement libertarien s’est constitué à l’intérieur du mouvement conservateur, et qu’il existe une mobilité manifeste des militants d’un cercle à l’autre. La configuration intellectuelle américaine, inévitablement influencée par le système électoral bipartisan, est par ailleurs davantage marquée par des coalitions d’idées que par des clivages idéologiques étanches. Le conservatisme est souvent cité en exemple et présenté comme une synthèse dont le libertarianisme serait le versant économique, et non une doctrine concurrente. Cette manière d’appréhender le libertarianisme présente selon nous deux principales lacunes, théoriques et sociohistoriques. Elle fait tout d’abord litière du sens théorique que les libertariens se sont ingéniés à donner à leur projet doctrinal. Nous l’avons déjà dit, et aurons l’occasion de le constater, aucun auteur libertarien ne circonscrit son investigation au seul champ économique, mais s’empresse d’appliquer les principes libéraux à tous les domaines de la vie sociale où il se trouve en opposition totale avec le conservatisme. Notre choix de distinguer strictement libertarianisme et conservatisme est aussi motivé par une prise en considération d’éléments historiques incontestables. A travers l’étude de l’histoire du mouvement libertarien, nous verrons en effet que ses principaux leaders se sont très régulièrement affirmés en opposition avec les conservateurs, parfois même davantage que contre les communistes. Cela s’explique aisément par le fait que, dans le contexte américain, où les principes du libéralisme économique sont, sans doute plus qu’ailleurs, en partie satisfaits, conservateurs et libertariens trouvent au fond davantage à s’opposer qu’à s’allier. Si le système bipartisan américain les accule parfois à se rassembler, il nous semble ainsi préférable de prendre acte du divorce, intégral d’un point de vue théorique, relatif sur le plan organisationnel, entre libertariens et conservateurs.

3. Eclaircissements sémantiques

On accordera au contempteur en mal d’inspiration et au puriste nostalgique que le néologisme « libertarien », formé à partir de l’américain libertarian, n’est pas des plus gracieux. Pour le premier, son manque d’élégance ne saurait mieux seoir aux affreux qui s’en affublent, quand le second aurait préféré conserver le mot « libéral » qui, après tout, pourrait bien mieux convenir. D’où vient-il en effet que le mot serve à désigner outre-Atlantique ceux qu’en France on appelle plus simplement, et peut-être plus injustement, « libéraux », ou encore « néolibéraux » ? La définition du libertarianisme donnée précédemment devrait nous aider à répondre à cette question. Il faut tout d’abord rappeler que le mot liberalism aux Etats-Unis est presque synonyme de progressisme et désigne la doctrine sociale-démocrate de la gauche. Le mot « néolibéralisme » formé pour remédier à cette confusion sémantique ne semble pas mieux convenir dans la mesure où il ne sert le plus souvent qu’à désigner la pensée économique que les conservateurs ont repris à leur compte. Il néglige généralement les dimensions morale et isolationniste qu’entend assumer le libertarianisme, et participe de l’instrumentalisation conservatrice du libéralisme classique. L’étiquette « ultralibéralisme » souvent employée par ses détracteurs doit aussi être écartée pour les mêmes raisons dans la mesure où elle occulte, elle aussi, les positions éthiques, isolationnistes, voire juridico-politique du libertarianisme. On a vu en outre que ce dernier ne se définissait pas par son extrémisme, mais par son extension à tous les domaines de la vie en société. Il n’est ainsi pas plus intense que le libéralisme, simplement plus général ou plus complet. Une dernière bannière encore privilégiée par certaines traductions doit enfin être exclue : le « libertarisme ». Tout semble pourtant inviter à choisir cette traduction. Le mot libertarian a en effet été formé au début du XXe siècle à partir du français « libertaire ». Mais le mot libertarian n’a plus, au moins depuis les années 1950, le sens que l’on donne en France au terme « libertaire ». On en veut pour preuve qu’il existe des libertariens très attachés à des valeurs traditionnalistes dont ils refusent pourtant que l’Etat se fasse le véhicule [16]. Pour que ces libertariens puissent être qualifiés de « libertaires », il faudrait que le mot « libertaire » ne joigne pas toujours la pensée aux actes. Il semble ainsi préférable de s’en remettre à l’usage, et de traduire, pour éviter toute confusion, libertarian par « libertarien », et libertarianism par « libertarianisme ».

4. Le parcours

Notre étude s’articulera en trois temps. Dans un premier, il s’agira de présenter la genèse de la pensée libertarienne et de retracer les différentes étapes de sa récente constitution en mouvement. Cette enquête généalogique nous invitera à présenter les différents courants antiétatistes dont le libertarianisme entend battre le rappel. La convergence dans le libertarianisme de l’anarchisme individualiste, du libéralisme classique et de l’isolationnisme, conduira les libertariens à la rupture avec les conservateurs et à la constitution de leur mouvement à la fin des années 1960. L’institutionnalisation du mouvement dans la décennie suivante stimulera la systématisation d’une doctrine libertarienne capable de muer la coalition négative de sensibilités antiétatistes en une articulation cohérente d’idées libérales. L’étude de cette théorisation du libertarianisme, dont on verra que les principales productions apparaissent exactement au même moment, entre 1973 et 1975, fera l’objet de nos deux autres parties. Dans la deuxième, nous tâcherons de montrer comment la généralisation libertarienne des principes libéraux a conduit les théoriciens à investir le champ de savoir le plus étendu possible, en vissant leurs positions économiques et juridico-politiques à des fondements épistémologiques et éthiques liminaires que le libéralisme avait depuis longtemps négligés. Il s’agira enfin dans une troisième partie d’explorer la variété des horizons d’attente auxquels les libertariens destinent la société, en empruntant avec eux le chemin théorique menant de l’anarchie, que les plus radicaux espèrent, au Léviathan, qu’ils condamnent à l’unisson.


[1] F. A. Hayek, « Les intellectuels et le socialisme » (1949), in Studies in Philosophy, Politics, Economics, London, Routledge & Kegan Paul, 1967 ; trad. franç. Ch. Piton, Essais de philosophie, de science politique et d’économie, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 292. Nous soulignons.

[2F. A. Hayek, « Allocution d’ouverture d’un colloque à Mont-Pèlerin » (1947), in ibid, p. 232.

[3Cette association fut en son temps dénoncée par lord Acton, qui rappelait de manière suggestive combien « rares [étaient] les amis sincères de la liberté, et ses triomphes [étaient] dus à des minorités, qui se sont fait entendre en s’associant à des auxiliaires dont les objectifs différaient des leurs ; et cette association, qui est toujours dangereuse, a parfois été désastreuse, en donnant à ses opposants des raisons valables d’opposition » (Lord Acton, The History of Freedom, Londres, 1922, cité dans F. A. Hayek, « Les intellectuels et le socialisme », art. cité, p .290).

[4Voir P. Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Le Seuil, 1986, rééd. 2005.

[5Ibid., p. 267.

[6F. A. Hayek, « Les intellectuels et le socialisme », art. cité, p. 286.

[7Ibid., p. 289.

[8Voir M. Rothbard, For A New Liberty : The Libertarian Manifesto, New York, The Macmillan Company, 1973, rééd. Ludwig von Mises Institute, 2006, p. 15-19. Les citations extraites d’ouvrages en langue anglaise sont traduites par nos soins.

[9D. Friedman, The Machinery of Freedom, New York, Harper & Row, 1973 ; trad. franç. F. Liégeois, Vers une société sans Etat, Paris, Les Belles Lettres, « Laissez-faire », 1992, p. 225.

[10J. M. Buchanan, Why I, Too, Am Not A Conservative : The Normative Vision of Classical Liberalism, Cheltenham, Edward Elgar, 2005, p. 70.

[11Voir R. Nozick, Anarchy, State and Utopia, New York, Basic Books, 1974 ; trad. franç. E. D’Auzac de Lamartine et P. E. Dauzat, Anarchie, Etat et utopie, Paris, PUF, « Libre-échange », 1988, p. 363-405.

[12A. Rand, « Conservatism : An Obituary », in Capitalism : The Unknown Ideal, New York, Signet, 1967, p. 201.

[13P. Rosanvallon, « Le marché et les trois utopies libérales » (1998), préface à la 3e édition de Le Capitalisme utopique : histoire de l’idée de marché, Paris, Le Seuil, 1999, p. I-II.

[14Ibid., p. X.

[15Ibid., p. 405.

[16Ces libertariens conservateurs se disent paléo-libertariens. Deux ouvrages en résument bien les idées : H.-H. Hoppe, Democray : The God that Failed, New Brunswick, Transaction Publishers, 2001, et L. H. Rockwell, The Case for Paleolibertarian and Realignment on the Right, Burlingame, Center for Libertarian Studies, 1990.

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