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Wilhelm Röpke, Au-delà de l’offre et de la demande

mercredi 4 novembre 2009

Fondateur de l’ordo-libéralisme, Wilhelm Röpke fut avec Walter Eucken à l’origine de l’« économie sociale de marché » mis en œuvre par Ludwig Erhard, père du « miracle allemand ».

Il succèdera à Friedrich Hayek à la présidence de la Société du Mont-Pèlerin (1961-1962) avant de donner le relais à John Jewkes.

Il fait partie des trois intellectuels de l’époque moderne qui ont redonné tout son sens à l’expression : ordre spontané. En effet, il est le premier à imprimer cette expression, avant Michael Polanyi et Friedrich Hayek. On retrouve cette trace en 1937, en Autriche, dans son livre édité en allemand (Die Lehre von der Wirtschaft) et qui ne fut traduit en anglais qu’en 1962 (Economics of the Free Society). Il y explique qu’une économie de marché est un ordre spontané et non pas un ordre commandé.

Dans Au-delà de l’offre et de la demande, ouvrage paru en 1958, Röpke ne poursuit pas véritablement ses travaux antérieurs, mais apporte une lecture nouvelle, plus morale qu’économique, aux fondements qu’il souhaite donner à son ordo-libéralisme. C’est cela qui fait l’originalité de cet ouvrage, dans lequel les idéaux et les crédos religieux de l’auteur se font jour. C’est un portrait largement désabusé du monde contemporain que Röpke brosse dans son ouvrage.

Citant René Gillouin, Röpke écrit : « ainsi nous sommes tous entraînés dans un courant qui est devenu un torrent, dans un torrent qui est devenu une cataracte, et contre lequel, tant que durera le règne des masses falsifiées, vulgarisées, barbarisées, il serait aussi insensé de lutter que de prétendre remonter le Niagara à la nage. Mais il n’est pas toujours impossible de s’en garder ou de s’en dégager, et alors de se retirer dans cet « endroit écarté » évoqué dans Le Misanthrope pour y cultiver, dans la solitude ou dans une intimité choisie, loin des propagandes grossières et de leurs mensonges infâmes, la vérité, la pureté, l’authenticité. » Ce sera la feuille de route de Röpke, qu’il développera autour de quatre idées forces : la nostalgie d’une société rurale qu’il idéalise ; la phobie du phénomène de massification sociale et la création de l’homme massif qu’elle engendre ; le cancer économique, certes, mais aussi moral, causé par l’inflation ; et enfin la nécessité de refonder le libéralisme sur un corpus de valeurs morales autant qu’économiques, que Röpke appelle de ses vœux.

L’idylle bucolique d’une société rurale

Röpke écrit dans cet ouvrage ce qui constitue en quelque sorte ses Bucoliques de Virgile. Anticipant le discours sans nuance de la deep ecology des années 70-80, Röpke se morfond de l’effacement progressif de la distinction entre les villes et les campagnes, du bruit et de la puanteur de l’existence urbaine, technicisée au service des masses ; du viol continuel de la nature auquel les urbanismes bétonneurs se livrent. Il s’ensuit que les cabinets des psychiatres ou des neurologues sont selon lui plein à craquer d’épaves humaines, anéanties par l’angoisse et le souci que cause cette vie dont on ne perçoit plus le sens. Cette même civilisation qui, grâce aux techniques modernes de production, jette l’une après l’autre les possibilités de distraction et d’agrément, enlève simultanément à l’homme la conviction intime que le travail est le véritable but de la vie. Röpke y devine l’influence destructrice qu’exercent sur la vie les conceptions utilitaristes, économistes et matérialistes contemporaines.

Non seulement nous violons la nature, en lui dérobant son caractère sacré, mais nous traitons au surplus avec dédain l’aspect historique de la ville, sa beauté et son harmonie. Le Corbusier, en particulier, ne s’en cache pas.

Pour Röpke, il faut, au contraire, revenir aux propos que Burke tenait dans ses unbought graces of life : l’homme ne vit ni de radios ni de télé, mais de noblesse, de beauté, de poésie, de grâce, d’amour et d’amitié, de simplicité, de communauté, d’un dépassement de l’immédiat et de liberté.

La phobie de la massification sociale

Dans les grandes villes que nous habitons, ou bien en voyage, nous pouvons de moins en moins fuir la foule qui déborde tout et nous entraîne en nous rabaissant au rang des bêtes de troupeau. Et c’est dans le malthusianisme le plus classique que Röpke trouve l’explication à cette situation : c’est l’accroissement ininterrompu de la population, qui selon lui brise presque toutes les digues, qui est la cause quasi exclusive de la massification sociale. Il émet ainsi des doutes sérieux sur ce qui est pourtant l’un des fondements de l’opposition actuelle des libéraux à une conception étriquée du principe de précaution et du développement durable : il ne croit pas du tout au fait que les progrès de l’agriculture et de la fertilisation de nouvelles terres permettront de suivre l’accroissement de la population pendant longtemps.

Il en conclut que les fondements de notre civilisation, sur laquelle nous comptons pour améliorer l’approvisionnement d’une population en augmentation constante, sont plutôt amollis que raffermis par cette société de masse. Une population en constant accroissement oblige en effet l’Etat à restreindre toujours davantage nos libertés, non pas qu’il y soit forcément hostile, mais il y est contraint, pour rendre la vie supportable à chaque individu. Le centre de gravité, qui était situé dans l’individu capable de trouver en lui son équilibre et d’affirmer sa qualité d’homme à l’égard du monde extérieur et de lui-même, se déplace vers la collectivité. En tant que partie de la masse, l’individu est dépersonnalisé. Il existe certes une masse à l’état aigu, qui, via une surenchère affective, produit une baisse du niveau intellectuel et la paralysie du sentiment de responsabilité morale. Gustave Le Bon a bien expliqué les ressorts de cette psychologie des masses. Mais il y a aussi une masse à l’état chronique, d’ordre spirituel et moral, qui se traduit par une mise au pas de la pensée. C’est une forme de jacobinisme de la culture, d’égalitarisme de l’esprit, qui a tant frappé Ortega y Gasset dans La Rebelión de las Masas.

A cette massification intellectuelle, s’ajoute une massification sociétale. La destruction d’authentiques communautés (rurales) au profit de collectivités qui embrassent tout, mais sont anonymes ; le nivellement de tous les individus à un niveau-type égal pour tous ; l’influence de la masse sur l’existence tout entière, par l’uniformisation, la standardisation, la politisation, la « nationalisation » et la « socialisation » en sont les principales formes. La radio, le cinéma et la télévision sont les vecteurs de ce nouvel endoctrinement.

Evidemment ce mouvement engendre la production d’une culture de masse, qui est la décadence de la culture. Les élites intellectuelles sont tentées de se mettre au service des besoins intellectuels de la masse, de les entretenir, et de récolter ainsi non seulement la gloire auprès des masses, mais encore des gains énormes.

Il y a un rapport direct entre la société de masse et la démocratie de masse, dont le dernier produit toxique s’appelle le totalitarisme. Alors que la démocratie libérale met l’accent sur la notion de liberté, la démocratie jacobine de masse le met sur celle d’égalité. Cela revient à déclarer que la première repose sur le principe d’un gouvernement établi avec le consentement et le contrôle du peuple, tandis que la seconde se fonde sur le principe de la souveraineté du peuple établie à la majorité des voix et réalisant théoriquement l’identité du peuple et du gouvernement. Or, cette souveraineté du peuple n’est qu’un mythe, extrêmement dangereux qui plus est, parce qu’il ouvre la voie à la plus fâcheuse oppression. La démocratie de masse n’admet, au dessus des décisions du peuple « souverain », aucune instance, aucun impératif.

Les masses tombent ainsi dans l’individuation, sentiment d’abandon, d’absence de communauté véritable et d’isolement. Comme une sorte de folie collective, où on plonge dans l’ennui et le vide le plus abyssal.

Le cancer de l’inflation

Ce qui menace les pays libres n’est pas le communisme en tant que danger immédiat. Ce n’est pas non plus le fantôme du totalitarisme. Ce sont le progrès apparemment irrésistible de l’Etat-providence et l’évidement insidieux de la valeur monétaire qu’est l’inflation. Ces deux forces sont issues de l’opinion, des exigences, des sentiments et des passions des masses et se dressent contre la propriété, le droit, l’articulation sociale, la tradition, la continuité et l’intérêt général.

L’Etat-providence engendre une tutelle des masses, alors qu’au contraire le progrès devrait être un accueil des grandes masses du peuple dans le groupe des majeurs livrés à leurs propres responsabilités. Les prévoyances individuelles et mutuelles devraient se développer aux dépens de la prévoyance autoritaire de l’Etat. Si ce n’est pas le cas, c’est parce que l’Etat-providence est devenu dans des pays toujours plus nombreux un instrument de la révolution sociale, dont le but est, si possible, la totale égalité des conditions. Et ainsi est apparue, à la place de la sympathie, l’envie en tant que mobile principal. Le logement, l’éducation ou les soins médicaux reflètent chacun les dérives de ce système collectiviste.

L’extrême limite de l’Etat-providence est située là où sa pompe à argent devient une duperie pour tous. Les revenus élevés ont été jusqu’à présent en grande partie dépensés à des buts qui sont de l’intérêt général ; ils remplissent des fonctions auxquelles la société ne peut pas renoncer : formation des capitaux, investissements, dépenses culturelles, bienfaisance, mécénat. Aujourd’hui, à la diminution du pouvoir d’achat des couches à revenus élevés ne correspond aucune augmentation de ce même pouvoir d’achat pour les couches à bas revenus. Ce ne sont pas les masses qui y gagnent, mais l’Etat, dont le pouvoir et l’influence grandissent d’autant.

L’autre menace, l’inflation, s’inscrit dans un long cours. On observe depuis les années 30 une marée importante d’accroissement constant de la monnaie en circulation, et de continuel amenuisement du pouvoir d’achat de l’argent. Il s’agit pour l’essentiel d’une maladie morale, d’une inflation socio-démocratique. Toute une génération d’économistes keynésiens a eu la conviction que l’épargne était dans le meilleur des cas inutile et dans le pire des cas dommageable, et que toute variété de politique économique était bonne, qui engendrait un accroissement de la « demande effective », tandis que celle qui menaçait de diminuer cette demande était néfaste. Or la maladie de l’inflation est bien plus terrible que celle de la (vague) déflation. L’excédent d’argent émis provient toujours, in fine, de la banque d’émission. Qu’il s’agisse d’une inflation issue d’un excès d’investissement, et donc d’une trop faible épargne, ou de l’inflation par les salaires, dès lors que ce n’est pas la productivité qui détermine ceux-ci.

Aujourd’hui, les contre-forces à l’inflation font défaut. Qu’il s’agisse de la convertibilité en or, du refus opposé jadis à Gambetta de relancer l’économie par l’émission de billets, ou de toute autre expérience comparable. Or la démocratie dégénère en arbitraire, en toute-puissance de l’Etat et en ruine, si on ne fixe pas à la volonté de l’Etat, déterminée par le suffrage universel, les barrières extrêmes du droit naturel, des règles acquises et de la tradition. L’une des plus importantes de ces règles est l’intangibilité de l’argent.

La nécessité de refonder le libéralisme sur un corpus de valeurs morales autant qu’économiques

L’opposition entre socialiste et non-socialiste relève en définitive d’une conception profondément différente de la vie, de son véritable sens et de la nature de l’homme et de la société. Röpke combat au fond dans le socialisme une philosophie qui – en dépit d’une phraséologie libérale – accorde trop peu à l’homme, à sa nature et à sa personnalité, tout en prenant trop à la légère le risque qu’ainsi la liberté se voie tout simplement sacrifiée. Il se fait de l’homme une image formée par l’héritage spirituel de l’Antiquité et du Christianisme, selon lequel l’homme est enfant et image de Dieu, sans être Dieu lui-même. S’il se prononce en faveur d’une économie libre, c’est parce qu’elle est en harmonie avec la liberté, le règne du droit et une structure de l’Etat et de la société qui les supporte. Comme il l’écrit, « nous nous prononcerions en faveur de cet ordre économique même s’il imposait au peuple un sacrifice matériel, alors que le socialisme lui ouvrirait les perspectives d’un bien-être croissant ». Le système économique libéral utilise et libère les forces inhérentes à l’instinct d’affirmation de soi, tandis que le système socialiste les réprime et même les combat.

L’économie de marché n’est toutefois pas un tout ; elle doit s’insérer dans un contexte général plus élevé qui ne peut se fonder exclusivement sur l’offre et la demande, la liberté des prix et la concurrence. L’homme ne vit pas seulement de pain. L’économie de marché n’est pas une réponse technique qui s’oppose plan à plan à la technique socialiste. L’économie de marché correspond surtout à une structure déterminée de la société et à un milieu moral et spirituel propre à cette structure.

Il ne faut surtout pas négliger le fondement « bourgeois » de l’économie de marché, qui est le pivot constitué par la propriété. Il faut considérer, à rebours de la pensée socialiste, qu’il est essentiel à la conduite d’une vie raisonnable de ne pas vivre au jour le jour, de serrer la bride à l’impatience, de penser au lendemain et de ne pas vivre au-dessus de ses moyens. L’achat à crédit, notamment, est donc à proscrire. A ce titre, la lutte mondiale contre le communisme ne peut être gagnée à coup d’appareils radios, de réfrigérateurs et de films panoramiques. Rien n’est ici plus nécessaire que l’alliance d’une réelle sensibilité morale et de la connaissance de l’économie politique. Il faut donc proscrire l’économisme, qui ne pense qu’au pain et est incapable de comprendre les fondements moraux sous-jacents à l’économie de marché, incapable de comprendre tout ce qui est au-delà de l’offre et de la demande.


- Wilhelm R

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