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Comment déterminer l’impact sur l’emploi de la loi Aubry ?

mardi 26 octobre 1999

Le bilan des 35 heures du ministère de l’emploi et de la solidarité, qui a motivé la présentation de la deuxième loi Aubry, annonce que près de 120 000 emplois ont été créés ou préservés grâce aux 35 heures. Il est vrai que les quelque 14 000 accords signés dans le cadre de la loi Aubry de 1998 prévoient 120 000 embauches ou licenciements évités en contrepartie de réductions d’horaire et de perception d’aides financières dans l’écrasante majorité des cas. Cependant, contrairement à ce qu’affirme le ministère de l’emploi et de la solidarité, il n’existe aucune raison sérieuse de penser que ces chiffres signifient que la réduction de la durée du travail a créé des emplois.

Tout d’abord, les entreprises embauchent en permanence. Il y a environ 4 millions d’embauches chaque année en France. Les embauches réalisées grâce à la loi Aubry ne représentent donc au mieux que 3 % de celles observées traditionnellement. Le marché du travail est caractérisé par un intense processus de réallocation de la main-d’oeuvre qui implique qu’un surplus d’embauches ne se traduit pas nécessairement par un accroissement de l’emploi, car les sorties de l’emploi sont pratiquement aussi nombreuses et plus fluctuantes que les embauches. Certes, la loi Aubry contraint les entreprises qui signent les accords à maintenir leur effectif pour une durée minimale de deux années. Cependant, l’extrême variabilité des effectifs des entreprises ne peut que susciter des doutes sur la possibilité de respecter systématiquement de tels engagements. Comment les entreprises confrontées à des difficultés imprévues vont-elles pouvoir honorer leurs engagements ?

Ensuite, chaque année, une proportion significative des entreprises a un effectif qui croît dans des pourcentages supérieurs à ceux imposés par la loi Aubry lors de la signature d’accords prévoyant des accroissements d’effectifs. Il est donc hautement vraisemblable qu’une forte proportion des embauches effectuées dans le cadre de la loi Aubry aurait été réalisée de toute façon. Cela est d’autant plus probable que la France bénéficie, depuis quelques mois, d’une reprise favorable à l’emploi. Or, en période de reprise, une proportion plus importante d’entreprises effectue des embauches. Ces entreprises ont généralement intérêt à signer des accords Aubry, puisqu’elles peuvent ainsi percevoir des subventions, sachant que la durée légale du travail passera, très vraisemblablement, à 35 heures en janvier 2000. Dans ce cadre, les accords Aubry peuvent donc se limiter à créer des effets d’aubaine.

La comparaison des performances récentes de la France en matière de chômage avec celles de ses principaux partenaires européens ne permet pas d’exclure l’importance de tels effets, puisque le taux de chômage ne diminue pas plus en France que dans la zone euro où il est passé, en moyenne, de 10,9 % à 10,6 % entre juin 1998 et juin 1999, alors qu’il passait de 11,7 % à 11,2 % en France durant la même période.

Enfin, les entreprises sont incitées financièrement à signer les accords avant la date-butoir du 1er janvier 2000.

Dans ces conditions, il est impossible de savoir si les embauches réalisées sont le fruit des 35 heures, ou de la manne financière qui s’y attache. Une étude récente du ministère de l’économie et des finances estime que, sur les 560 000 emplois créés en France dans le secteur marchand entre juin 1998 et juin 1999, 40 000 peuvent être attribués aux mesures liées à la réduction du temps de travail, tandis que la majeure partie provient du regain de croissance de l’économie française. Mais cette étude ne distingue pas les effets dus aux subventions associées à ces mesures de ceux résultant de la réduction du temps de travail proprement dite. Aujourd’hui, aucune analyse ne permet de distinguer ces deux types d’effet. D’autre part, nul ne peut exclure que des emplois soient détruits, à terme, par le poids du financement de la loi Aubry.

Bref, déterminer l’impact de la loi Aubry sur l’emploi est une tâche difficile, et personne, à l’heure actuelle, ne l’a véritablement entreprise. Déterminer l’impact de la réduction de la durée du travail est encore plus complexe du fait des interactions avec les subventions accordées, et c’est bien pour cela que les bilans du ministère de l’emploi et de la solidarité sont surprenants.

Ils sont surprenants pour les salariés directement concernés par les accords Aubry. Beaucoup acceptent des horaires plus flexibles, sacrifient des progressions de pouvoir d’achat, par solidarité, afin de favoriser l’emploi. Annoncer sans retenue que la signature d’accords Aubry créé des emplois distord le pouvoir de négociation à l’avantage des entreprises, puisque cela pousse de nombreux travailleurs à accepter, par solidarité, des sacrifices, dont les conséquences sont finalement incertaines.

Les bilans du ministère de l’emploi et de la solidarité méritent aussi une double lecture pour les contribuables. Après tout, il est possible que les masses financières mobilisées par l’application de la loi Aubry servent essentiellement à financer la réduction de la durée du travail des salariés disposant d’emplois stables, sans impact significatif sur le chômage. Si cela était avéré, les effets redistributifs de la loi Aubry sont loin d’être évidents, et il existe sans aucun doute des dispositifs plus efficaces pour lutter contre la précarité et favoriser l’emploi.

Une attitude responsable éviterait les bilans hasardeux et chercherait à évaluer sérieusement l’impact de la réduction de la durée du travail sur l’emploi. Cette tâche n’est pas impossible. Les économistes disposent (y compris au ministère de l’emploi et de la solidarité) de méthodes pour procéder à une telle évaluation. Sa mise en oeuvre nécessite cependant l’accès aux statistiques, qui ne sont pas communiquées par le ministère de l’emploi et de la solidarité pour l’instant. Elle peut aussi s’avérer dévastatrice, remettant en cause des idées reçues. Mais elle est indispensable pour ébaucher un bilan des 35 heures et des financements mobilisés par la loi Aubry.

Le Monde daté du mardi 26 octobre 1999

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