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Censure et chaussettes sales

Comment l’Internet français s’auto-censure

dimanche 24 janvier 2010

Toute l’affaire a commencé le 27 novembre 2009. C’est à la fois relativement récent (deux mois) et, en terme de réactivité, assez long.

Dans un billet sur – ça ne s’invente pas – HADOPI et le filtrage du net, j’expliquais ainsi que la mise en place du filtrage proposé dans la LOPPSI aboutirait lentement mais sûrement à un petit enfer dictatorial où le moindre mot un peu en dehors des clous provoquerait l’ire de l’administration, ou, alternativement, le blocage du site.

Encore une fois, les intentions avec lesquelles se meuvent les politiciens sont toujours les meilleures : on veut officiellement empêcher Josette, une respectable mère de famille, de tomber dans les nasses du terrorisme international, de la pédopornographie ou que sais-je encore, lorsque celle-ci fait ses courses sur l’interweb.

Mais en y réfléchissant deux minutes, le billet en question montre que la probabilité de commencer un achat de chaussettes sur Internet et de finir en toute innocence sur des propositions scabreuses de boxeurs thaïlandais de 40 ans est extrêmement faible, pour ne pas dire inexistant.

Dans le cours de mon exposé, j’ai commis une erreur dramatique : j’ai mis en scène ma Josette. Je l’ai imaginée achetant des chaussettes sur un site au nom SMS tout à fait louche, et tomber sur des photos illégales.

Las. Le site existait vraiment, et malgré son nom ridicule, ne contenait pas de photos illégales. Juste des chaussettes.

Probablement à la suite d’une veille, les responsables de ce site se sont rendus compte, il y a quelques jours, qu’il était cité dans un billet. N’ayant probablement pas lu le contexte ou ne s’en souciant guère, ils en ont déduit que … je plaçais leur —multinationale— société dans une position infamante et les accusait peut-être de pédophilie.

Oh !

Argh !

Horreur et vilénie !

Nous sommes en France ; la courtoisie de base ayant depuis longtemps disparu, les plaignants se sont empressés non pas de me contacter, mais de mettre en demeure mon hébergeur, Free, de faire disparaître l’outrage.

Et c’est là que la loi française est très efficace, avant même d’avoir à s’imposer à tous.

Elle reconnaît en effet que, sur internet, la responsabilité des hébergeurs est aussi engagée lorsqu’ils laissent des écrits « illégaux ». Et Free réagit très vite sur ce qui peut lui porter préjudice, même indirectement : fermeture du site (bannissement) pendant 72H, pour, je cite :

« Propos déplacés envers site qui vend des chaussettes avec un nom SMS ridicule. »

Notons que ce que j’ai écrit n’est en rien illégal. C’est de l’humour éventuellement pas drôle ou un peu gras, soit. C’est ambigu, admettons. Mais je n’ai enfreint que le bon goût dans cette pathétique micro-broutille. Et de surcroît, je n’avais fait aucun lien sur le site en question.

Or, et c’est là que ça devient intéressant, si les plaignants m’avaient simplement contactés directement – laisser un commentaire sur un blog prend certainement moins de temps que d’envoyer un courrier à Free – j’aurais bien vite supprimé le nom de la société en question, avec plates excuses et l’affaire était bouclée.

La méthode choisie provoque donc une fermeture de mon site pour 3 jours. Ce n’est pas la fin du monde mais ce qu’il y a de pénible, c’est qu’à la moindre remarque d’un tiers sur mon site, Free le fermera maintenant définitivement. Je vais donc devoir déplacer l’intégralité de mon blog et me faire héberger de façon un peu plus sérieuse. Soit.

Mais ceci veut dire aussi, très clairement, que n’importe qui, en France, peut faire fermer un site assez facilement sur une simple lettre à l’hébergeur, moyennant une mise en forme un peu formelle et la menace d’arriver aux tribunaux.

C’est d’autant plus vrai pour ceux qui sont hébergés sur les plateformes gratuites (et il y en a un paquet). Si je veux, je peux ainsi, assez facilement, faire fermer pour plus ou moins de temps, quelques blogs qui auraient l’heur de ne pas me plaire. La liberté d’expression, en France, est donc surtout valable tant qu’on ne dit que des platitudes qui n’embêtent personne, et, dans le cas contraire, tant que ces dernières ne s’en rendent pas compte. Une prime à l’hypocrisie ou la discrétion, si l’on veut…

Soyons précis : ici, je ne reproche pas à Free d’avoir agi de la sorte. Au niveau de l’hébergeur, il n’a aucune latitude juridique et un nombre conséquent de sites à gérer. Mais cette mésaventure est l’illustration parfaite de deux choses :

- la société française est une société en train de se « judiciariser » à grands pas : comme il va bientôt exister une loi pour protéger tout, tout le monde et tout le temps, chaque petit incident, chaque petit mot de travers sera passible de poursuites et la voie judiciaire sera de plus en plus souvent choisie plutôt que le simple échange de bons procédés.

- Internet, en France, va progressivement devenir impraticable pour y exprimer une opinion « hors-normes ». N’importe qui pouvait faire taire n’importe qui d’autre (et ceci étant d’autant plus vrai que le plaignant est puissant, évidemment), les échanges d’opinions vont tourner à, au mieux, des billets remplis d’allusions fines et d’ellipses vastes, ou au pire à des torrents de bière tiède et insipide dans laquelle de douillets lieux communs viendront faire des petits poutous aux poncifs les plus lisses.

Encore une fois, on a voulu trop bien faire, trop protéger les gens contre les petits bobos de la vie, les moqueries et l’humour ou la bêtise. On a trop voulu donner à l’état le soin de trancher pour ce qui relève, au final, de billevesées entre voisins de pallier.

En clair, l’Internet français des prochaines années promet d’être totalement anesthésié ou illisible parce que trop chiant ou trop cryptique. D’une certaine façon, le rêve sarkozien d’un contrôle total de ce média se met doucement en place, sans faire de bruit.

J’aimerai me tromper.


- Illustration sous licence Creative Commons : Censorship

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