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Critique du dernier livre de Charles Gave

Libéral mais non coupable

jeudi 4 février 2010

Depuis le début de la crise actuelle (nommée « crise des subprimes », « crise financière de 2007 », « nouvelle crise de 29 », « crise du capitalisme financiarisé »… charge à l’Histoire de trancher entre ces différentes appellations d’origines incontrôlées), les analystes médiatiques et autres commentateurs autorisés se sont répandus en idées reçues sur la fin du libéralisme ou du capitalisme, le nécessaire retour de l’Etat, les banquiers assoiffés d’argent et autres vieilles lanternes [1]. Quoique la blogosphère libérale et libertarienne ait vite réagi, et notamment pour son volet français grâce aux analyses très fouillées de Vincent Bénard, récipiendaire du prix liberaux.org 2009, le grand public avait assez peu d’occasions de se frotter aux thèses libérales à ce sujet, à tel point que certains journalistes ont pu s’étonner d’un silence des libéraux, alors qu’ils s’exprimaient là où ils en avaient la possibilité (rarement dans les media mainstream, donc). L’ouvrage de Charles Gave est une belle manière de remédier à cet état de fait.

L’auteur est financier depuis près de quarante ans, il a donc bénéficié d’une place de choix pour assister aux évolutions du système financier et économique, sur le long terme comme à plus court terme. De plus, il a été à bonne école, en tant qu’ancien élève deMilton Friedman, prix Nobel d’économie en 1976. Enfin, il a un talent certain pour vulgariser les bases de l’économie, talent qu’il met à profit depuis son premier opus, Des lions menés par des ânes [2]. Ses analyses et ses arguments étaient donc attendus avec une certaine impatience.

Comme à son habitude, le livre est court, doté d’une architecture claire (ce qui n’empêche pas l’auteur de se laisser aller à d’amusantes digressions avec un art de la formule qui ne manque pas d’évoquer le regretté Jean-François Revel), et bien écrit, ce qui ne gâche rien. L’auteur fonde assez solidement ses positions sur un mélange adroit de faits (pas nécessairement chiffrés d’ailleurs, ce qui allège d’autant le style), d’expérience, de bon sens (chose qui manque de manière frappante lors de toute crise) et de logique. Notons à ce propos que, pour l’auteur, l’économie n’est pas une science mathématisable, mais bien plutôt une branche de la logique appliquée, conception qui fait de l’auteur l’antithèse de la caricature populaire de l’économiste froid et éloigné de la réalité.

Le contexte de la crise

Le livre, donc, est organisé en trois grandes parties. La première d’entre elles s’attache à retracer le cadre dans lequel la crise a pu prendre place, cadre aussi bien historique que conceptuel. L’on commence, comme il se doit, par définir ce dont on va parler ; en l’occurrence, de valeur. L’auteur expose brièvement la conception subjective de la valeur, et montre que confondre valeur et monnaie (ce qui revient à confondre le territoire avec une carte sensée le représenter) est in fine la cause de la crise actuelle. Pour ce qui est de la monnaie en elle-même, considérée comme un bien pas comme les autres, Gave en arrive à la conclusion qu’elle est du ressort exclusif de l’Etat, qu’il s’agit d’un bien public, mais qu’il est crucial de permettre la concurrence entre monnaies d’Etats différents. Quant aux banques, intermédiaires de crédit, Gave pense que leur modèle est condamné par un certain nombre d’innovations financières, ce qui les a poussées à faire œuvre de lobbying pour se faire octroyer un certain nombre de législations en leur faveur. Le tout se passant sur fond de politique monétaire trop laxiste durant trop longtemps [3], voilà de quoi distordre l’ensemble des activités financières.

De l’autre côté de l’océan, les pays d’Asie ont aussi un rôle important : revenus des politiques de monnaie forte des années 90 qui leur ont valu une immense crise, les gouvernants ont décidé de faire l’erreur inverse, en sous-évaluant chroniquement leurs monnaies. Le tout engendra un déséquilibre économique mondial (trop d’usines en Asie, trop d’agents immobiliers aux Etats-Unis) dont le monde entier n’a pas fini de payer le prix. De même, la création de l’Euro, instrument politique destiné à juguler l’Allemagne, a fini par provoquer une situation où les taux, inadaptés à des pays différents, sont en train de déchirer la zone euro. L’euro provoque aussi une tragédie des biens communs [4], les Etats étant tous incités à s’endetter sans se réformer, la garantie des autres Etats étant censée les protéger. Plusieurs sont en train d’entrer ainsi dans une trappe à dettes irréversible.

Les mécanismes de la crise

C’est donc dans un contexte global déjà passablement distordu que les acteurs privés ont dû jouer leur partition, à commencer par les banques. En bon disciple de Schumpeter, Charles Gave nous décrit leur rôle central dans l’économie, et les règles essentielles de leur activité… Montrant que ces dernières ont toutes été piétinées une à une, sans qu’aucune des autorités publiques ou parapubliques de contrôle ne joue son rôle. Bien au contraire, les Etats on introduit de mauvaises pratiques, comme aux Etats-Unis avec l’existence de Fannie Mae et de Freddie Mac [5]. Plus encore, la réglementation CRA oblige les banques privées américaines à prêter à des gens qui ne pourront sans doute jamais honorer leurs créances, faussant ainsi les statistiques qui devaient assurer la viabilité des mécanismes de titrisation. Enfin, la législation sur les notations et les agences qui les fournissent a fait sauter le rôle de modérateur du système financier que ces dernières auraient dû jouer. Tout était présent pour un emballement puis un effondrement du système.

La réponse générale à la crise a été une demande accrue de régulation auprès des politiques. Or, aucune instance de régulation n’a assumé son rôle dans les années précédant la crise : la chaîne s’est brisée en tous ses maillons. Les banques centrales ont laissé faire les banques pour éviter que la masse de crédit ne diminue, les autorités de contrôle du marché n’ont rien vu [6], les réviseurs comptables ont fermé les yeux de peur de perdre des clients [7], les agences de notation ont fait la même erreur tout en sachant que leur récent monopole légal les protégeait, et la plupart des hommes politiques étaient trop contents de pouvoir financer leurs affaires immobilières à bon prix. Ces distorsions de marché leur conviennent si bien que, plutôt que de les remettre en cause, ils ont offert à la foule des victimes expiatoires, en l’occurrence les hedge funds et les paradis fiscaux, qui n’ont rigoureusement aucune responsabilité dans la crise actuelle. Au contraire, ce sont les acteurs les plus réglementés qui ont craqué les premiers. Enfin, comme si la crise n’était pas assez profonde, les normes comptables (IFRS IV et Bâle II) la prolongent artificiellement. En effet, quand une norme (coutumière ou non) est mauvaise, elle provoque des problèmes à la hauteur de son champ d’application [8]. Ces normes mondiales, archétypes du constructivisme et de la volonté uniformisatrice de certains, ont donc provoqué un problème mondial, créant de nombreux vendeurs forcés. Cette situation a généré une plus grande instabilité, et qui plus est une instabilité qui renforce les tendances du marché à la hausse comme à la baisse. D’un point de vue systémique, il s’agit là d’un facteur d’instabilité durable.

Ce que le futur peut réserver

Une crise peut aussi être analysée comme une accélération du rythme de la destruction créatrice, à laquelle les politiciens peuvent faire face de deux façons : soit en retardant l’inévitable, c’est-à-dire en protégeant les anciennes activités au détriment des nouvelles, soit en facilitant l’émergence de ces dernières et la transition, en ayant conscience des contraintes.

La grande contrainte des prochaines décennies, c’est la dette des Etats assortie des perspectives démographiques de leurs populations. En effet, les taux d’intérêt ont été historiquement bas durant ces dernières années, permettant aux Etats de s’endetter à peu de frais. Quand les taux remonteront, le service de la dette sera d’autant plus écrasant que la démographie sera déficiente, pouvant faire entrer les pays dans une trappe à dette [9]. Gave établit ainsi trois grandes catégories : ceux qui n’ont plus le temps (Allemagne, Japon, Russie…) qui feraient bien de se désendetter au plus vite, ceux à l’équilibre (France, Suède, monde anglo-saxon…) qui ont tout intérêt à adopter une politique classique de libération des forces productives, et enfin ceux qui ont le futur devant eux (Inde, Indonésie, Brésil…), démocraties qui ont prouvé leur relative stabilité. Le cas de la dette française est analysé classiquement : les recettes ne pouvant plus augmenter (à moins de tuer ce qui reste du secteur privé), l’inflation étant hors de question (la BCE étant seule maitresse dans ce domaine), il ne reste plus que la faillite de l’Etat, donc celle des millions de détenteurs d’obligations, soit la refonte radicale du périmètre d’intervention de l’Etat, solution sur laquelle parie notre auteur.

La révolution technologique à venir, c’est la fin du pétrole. Non pas par manque de matière première (l’âge de pierre ne s’étant pas terminé par manque de pierres), mais parce que des technologies nouvelles, notamment dans le domaine de l’énergie, vont en faire chuter la demande. L’autre changement radical est déjà advenu, il s’agit de la chute à presque zéro du prix de l’information. Pour tirer parti de ces mutations, Gave liste un certain nombre de conditions : un système éducatif performant et concurrentiel, une grande flexibilité dans la réglementation économique et sociale, une grande qualité des infrastructures matérielles et juridiques, un système de taxation favorable, et enfin une société ouverte au sens de Karl Popper. Les vainqueurs semblent déjà se dessiner à l’horizon : l’Europe du Nord (qui, contrairement à sa réputation de social-démocratie maternante, s’est beaucoup réformée) et les villes-Etats. La France serait bien placée, si elle n’avait pas un handicap de taille : son Etat. Quant aux Etats-Unis, leurs atouts sont prodigieux, mais l’administration actuelle semble les entrainer sur une mauvaise pente. Enfin, la Chine, en se passant d’une société ouverte et d’une sécurité juridique complète, a fait un pari gagnant à court terme, mais plus que douteux à moyen et long termes.

Qu’en retenir ?

Ce livre est, une fois de plus pour Gave, un essai de vulgarisation très réussi. La clarté du propos, le va-et-vient entre faits et personnes, voilà qui devrait plaire au plus grand nombre. Quelques ombres sont tout de même à signaler.

L’ouvrage nécessite tout de même des rudiments de connaissance en économie, notamment pour le rôle des banques centrales (que l’auteur avait, il est vrai, largement détaillé dans Des lions menés par des ânes) ou la balance des paiements, ainsi qu’un certain intérêt pour la chose économique elle-même.

Par ailleurs, un certain nombre d’opinions exposées auraient gagné à une justification moins sommaire. A titre d’exemple, le premier chapitre est consacré à balayer du revers de la main la thèse selon laquelle la monnaie n’est pas qu’une convention [10], qui bénéficie pourtant d’une littérature solide, et à affirmer que la monnaie est un bien public, ce en quoi Charles Gave biffe d’un trait de plume toutes les expériences historiques de banque libre, pourtant largement étudiées par des économistes aussi sérieux que Philippe Nataf ou George Selgin. Les arguments que notre auteur invoque à son appui s’appliquent pourtant presque aussi bien à la monopolisation de la monnaie par les Etats. Heureusement, il reste très attaché – et à juste titre – à la concurrence entre monnaies étatiques, solution relativement satisfaisante mais pis-aller tout de même.

De même, on peut s’étonner que l’auteur défende les possesseurs d’obligations d’Etat contre les annulations de dette et contre l’inflation, tandis qu’il accepte la règle tacite selon laquelle les contribuables devraient payer les erreurs des banquiers [11], même si le sauvetage n’est pas accompagné d’une réelle proposition de réforme.

Dernière remarque, portant sur le titre. « Libéral mais non coupable » fait allusion au « responsable mais pas coupable » de Georgina Dufoix, prononcé à titre de défense lors de l’affaire du sang contaminé [12]. Or, la démonstration de Charles Gave permet tout au contraire de conclure que la crise a été créé par l’intervention de l’Etat et les politiques clientélistes, pas par le libéralisme. En somme, on pourrait dire « libéral, donc non coupable ».

Toujours est-il que l’ouvrage qui fait l’objet de nos discussions reste une réponse assez complète aux accusations qu’on assène aux libéraux depuis deux ans et accessible au plus grand nombre. Souhaitons que même les approximations de l’auteur puissent susciter la curiosité de ses lecteurs, et leur donner l’envie d’en savoir davantage.


Image : Couverture du livre, tous droits r


[1L’idée que le capitalisme est proche de sa fin se trouve en effet chez Marx, qui prédisait déjà l’effondrement final pour 1848… Ce qui ne l’a pas empêché de continuer à la prédire incessamment, de même que c’est toujours demain que le barbier rasera gratis. Paco Rabanne, lui, avait eu la décence de se taire après ses élucubrations sur l’éclipse solaire de 1999. Cet avatar moderne du millénarisme apocalyptique aura eu au moins le mérite de faire rire, donnant naissance à cette devinette : « Pourquoi le capitalisme est-il au bord du gouffre ? Parce qu’il y regarde chuter le socialisme, et qu’il voit le communisme qui est déjà au fond. ».

[2Une fois n’est pas coutume, une petite précision autobiographique s’impose. C’est précisément la lecture de Des lions menés par des ânes qui donna à l’auteur de ces lignes le goût de l’économie, chose pour laquelle je suis très reconnaissant à Charles Gave.

[3Ajoutons, pour équilibrer le tableau, que Greenspan n’aurait guère pu procéder différemment, coincé qu’il était entre une récession importante, une guerre et une réélection présidentielle, ces deux derniers facteurs montrant par ailleurs qu’une banque centrale n’est jamais aussi indépendante que ses statuts le prétendent.

[4Voir à ce sujet l’article que Wikiberal consacre à ce concept.

[5Fannie Mae et Freddie Mac sont deux organismes parapublics destinés à subventionner l’accès à la propriété des classes moyennes… Entendez par là que leur existence est destinée à la pêche aux votes, notamment pour le parti Démocrate, au mépris de la règle de droit et du libre marché

[6Il ne s’agit pas là d’un défaut de moyens : quand la SEC a été prévenue, à plusieurs reprises, des malversations de Bernard Madoff, elle a volontairement classé l’affaire sans suite.

[7Notons que la complexité et donc la relative opacité des règles comptables IFRS, que nous retrouverons par la suite, n’est pas pour rien dans leur inaction.

[8De plus, la concurrence entre normes amène progressivement vers des règles plus proches de l’optimum. Ce thème est central chez Friedrich Hayek ou Bruno Leoni, notamment.

[9Le prélude à une telle situation est aisément identifiable : il s’agit de ce que les comptables appellent la cavalerie, qui consiste à emprunter pour rembourser ses dettes, ce que la France fait depuis un certain temps.

[10Et notamment l’idée de l’école néo-autrichienne, selon laquelle la monnaie naît d’un bien désiré de façon suffisamment universelle pour devenir un moyen d’échange commun. Le paradoxe est que, pour nier cette idée qu’il attribue à Aristote, il s’appuie sur les thèses de cette même école autrichienne. En somme, il jette le bébé avec l’eau du bain.

[11A sa décharge, Charles Gave souligne qu’un patron propriétaire ou actionnaire gère son entreprise invariablement mieux qu’un patron salarié, même bénéficiaire de stock-options : problème d’agence classique.

[12Il est nécessaire de rappeler que cette affaire mortelle est née d’une décision protectionniste destinée à favoriser un « champion national ». Des innocents sont morts pour une politique industrielle.

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