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Misère de l’antiaméricanisme

samedi 27 octobre 2007

Pourquoi faut-il que depuis le début du siècle, une fois passé l’épisode glorieux de l’affaire Dreyfus, les intellectuels français se soient mis à choisir systématiquement le camp des ennemis de la liberté ? Avec l’irruption de l’hyperterrorisme, le 11 septembre, la question est posée de nouveau avec acuité. Un tel entêtement dans l’erreur, avec il est vrai quelques exceptions, demande explication. Mais il faut savoir demeurer un moment dans la perplexité, de peur de prendre trop vite son parti de comportements aussi obscènes.

Voyons la chose. Après le fracas du World Trade Center, il ne se passe pas trois jours que ne retentisse à tous les coins de l’univers une seconde série d’explosions : celle de l’antiaméricanisme intellectuel. A vrai dire, rien de nouveau dans celui-ci. J’avais cru pouvoir naguère définir l’antiaméricanisme comme le socialisme des imbéciles. Je me trompais. Ou plutôt, ma définition, que je croyais fort large, était encore trop restrictive. Il y manquait la grande complainte de la frustration. Avec l’effondrement du marxisme, cette vieille chanson qui, un siècle durant, avait bercé le cœur des intellectuels, l’antiaméricanisme était devenu la valeur refuge de presque toute la classe éduquée, le négatif de toutes les espérances passées et - qui sait ? - la pierre d’attente pour de nouvelles illusions.

Misère. Misère de la cause unique. Misère des « anti ». Misère de « l’antisme ». On aurait pu penser que devant la barbarie de l’agression et le malheur américain, une sourdine aurait été mise au grand bastringue antimoderniste. D’autant plus que pour des gens qui se perçoivent eux-mêmes comme les fils des lumières, le fanatisme islamiste offrait à point nommé un dérivatif très convenable. Eh bien non ! C’est le contraire qui se produisit. Le malheur des Américains fit le bonheur de la classe discuteuse. Il y aura toujours au bord de la mer des pilleurs d’épaves, et dans les fourgons des armées des goujats d’intendance transformés en détrousseurs de cadavres. Salauds d’Américains ! Il fallait, pour être frappés de la sorte, que leurs crimes fussent bien abominables. Là où l’homme de la rue se contentait de danser sur les ruines (« ils ne l’ont pas volé »), l’intellectuel, en homme du savoir, introduisait une règle de proportionnalité. Il raffinait : le châtiment des Américains est à l’exacte mesure de leurs forfaits. Loin de les faire prendre en pitié, ce cataclysme urbain les accuse.

Oh ! C’est là une vieille histoire, vieille comme l’Ancien Testament. Quand Job, homme prospère et craignant Dieu, est injustement frappé par Dieu lui-même, ses amis, qui lui veulent du bien, naturellement, accourent pour la curée ! « Ton histoire n’est pas claire, mon ami Job. Descends en toi-même, mon frère. Cherche bien. Dis-toi la vérité. Dis-la nous. Si Dieu te châtie autant, c’est que tu as beaucoup péché. » Ah, les braves gens !

Vous croyez peut-être que j’exagère ? Que je brode ? Que j’allégorise ? Je vous renvoie une fois pour toutes et à toutes fins de vérification, aux immenses rhapsodies publiées dans le Monde sous la plume d’Arundhati Roy, la célèbre romancière indienne, de Jean Baudrillard, l’illustre philosophe français, de John Le Carré, que l’on ne présente pas. Pensez aussi au manifeste des 113 intellectuels français d’extrême gauche, parmi lesquels Pierre Vidal-Naquet. Tous le proclament à l’envi : l’Amérique est toute-puissante. Donc l’Amérique est toute coupable, et Ben Laden n’est rien d’autre que le fléau de Dieu. C’est d’ailleurs ce que proclame lui-même ce grand fantôme blanc aux yeux enfiévrés, à la barbe prophétique, si médiatique dans sa longue tunique d’innocence. On vous accordera qu’un fléau n’est jamais sympathique et que lui et ses hommes pourraient bien trouver quelque plaisir pervers, exagéré, dans l’accomplissement de leur mission « sacrificielle » (sic), mais enfin la politique est la forme moderne de la tragédie et l’Histoire n’est pas une partie de plaisir. Nous voilà revenus, à l’aide d’un grand déploiement sémiologique, à un décryptage de signes, figures, prodiges et catastrophes qu’un Bossuet n’eût pas renié, sauf à le tirer de l’Ecriture sainte au lieu de l’écriture savante. Après Job, nous en sommes à Nabuchodonosor. A y bien penser, c’est tout de même un stupéfiant délire logique que celui dans lequel il ne saurait y avoir de victime innocente ; dans lequel toute victime est « quelque part » un coupable, et tout assassin un justicier.

Quand on pose une relation d’identité entre toute la misère du monde et la toute-puissance américaine, on ne profère pas seulement une ânerie. On se met sur une pente dangereuse, où le communisme comme le fascisme nous ont précédés. Lorsque Jean Baudrillard, qu’il faut tout de même que je cite ici, écrit que « c’est elle [la superpuissance américaine] qui de par son insupportable puissance, a fomenté toute cette violence infuse de par le monde, et donc cette imagination terroriste (sans le savoir) qui nous habite tous », il signifie en français courant que non seulement les Américains sont responsables du terrorisme qui les frappe, mais aussi de cette connivence avec le terrorisme qui est en nous. De tels propos, une fois débarrassés de cette fureur glacée qui les habite, et qui est censée les exonérer de leur outrance, ne relèvent pas seulement de la diabolisation la plus détestable. Ils tendent aussi à accréditer une idée indéfendable, et tout simplement fausse : que l’Amérique exerce sur le monde entier une toute-puissance. L’hégémonie américaine sur le monde d’aujourd’hui est bien inférieure à celle des Anglais au XIXe siècle ou de Rome au début de notre ère.

Mais surtout, attribuer aux Etats-Unis la responsabilité de la misère au Mozambique ou en Afghanistan relève d’une logique délirante. C’est le sous-développement, non l’industrialisation, qui explique la persistance de la misère. A ceux qui voient dans la modernisation je ne sais quelle peste bubonique en train de ruiner le tiers-monde, je conseille pourtant de méditer ce fait, passé un peu inaperçu. C’est au lendemain du sommet de Gênes (20-22 juillet 2001) que la Chine a officialisé son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Mais laissons cela. Nous avons conscience que tout nouveau progrès des échanges à travers le monde entraîne, au milieu de tant de conséquences bénéfiques, de redoutables bouleversements, des injustices nouvelles à la place des anciennes. Je trouve seulement curieux que certains ne voient de solutions à ce problème que dans la destruction des instruments de régulation, quand il faudrait à la fois renforcer et démocratiser ces instruments. Ou plutôt non : pas si curieux que cela. Historiquement, la haine de l’Amérique s’identifie, dès la fin du XIXe siècle, avec la haine du progrès et notamment du progrès technique chez les intellectuels. Voyez Renan ; voyez plus tard Georges Duhamel, et avec eux la longue cohorte de ceux qui, à la différence des prophètes du progrès, des idéologues à Marx, en passant par Auguste Comte mais aussi Victor Hugo, voient dans le passage de la chandelle à l’électricité... un recul des lumières ! Si, comme l’a justement souligné François Furet, la république des Lettres est si spontanément aristocratique et si viscéralement hostile à la bourgeoisie, ce n’est pas principalement parce que celle-ci est synonyme de philistinisme et de contentement de soi : c’est parce qu’elle est porteuse d’une révolution économique et technique qui condamne, croit-elle, son cher humanisme littéraire. D’où la tendance de l’intelligentsia française à faire bloc avec l’ancienne aristocratie dominante, quitte, pour la frime, à faire semblant de passer aux Barbares : je veux dire le prolétariat. Car un homme, un seul, avait réussi à guérir provisoirement l’intelligentsia française de sa technophobie, de son misonéisme, en un mot de sa haine du progrès dont l’antiaméricanisme n’est que l’une des facettes : cet homme, c’est Karl Marx.

Pourquoi cela ? Parce que Marx - c’est là son coup de génie - a lié la philosophie du prolétariat à la philosophie du progrès. En épousant la première, l’intellectuel philanthrope se trouve comme malgré lui associé à la seconde : le voilà devenu intellectuel progressiste.

La suite est connue. Elle est triste comme les histoires d’amour. Il a fallu - et il a suffi - que le marxisme s’effondre pour que le progressisme des intellectuels s’effondre avec lui. L’effet modernisateur de Marx n’a pas survécu à l’imposture de ses sectateurs. Rappelez-vous Orgon. Dès qu’il a la preuve que Tartuffe - à ses yeux l’incarnation du Bien - en veut à sa femme et à sa fortune, il renonce au Bien en renonçant à Tartuffe. Il pouvait se dire : ce n’est qu’un imposteur. Mais non : l’identité Tartufe-homme de Bien est si indissociable en son esprit qu’il a ce mot, l’un des plus drôles de notre littérature : « C’en est fait : je renonce à tous les gens de Bien. »

Il y a de l’Orgon dans l’intellectuel progressiste. Il suffit qu’un mur s’effondre sous ses yeux pour qu’il renonce à l’architecture. En s’éloignant du marxisme, il abjure le progrès. Le voilà qui se vautre avec délices dans les charmes d’un passé dont il ne s’était séparé qu’à regret. C’est la grande dérive antiprogressiste du dernier quart du siècle, le retour à la posture romantique et passéiste de jadis. A bas la technique ! A bas Mammon ! A bas le progrès ! A bas l’Amérique. A peine a-t-il cessé de vendre l’Humanité Dimanche dans son HLM de banlieue, l’ex-intellectuel progressiste court rejoindre Byron sur les ruines de Missolonghi.

Il y a encore une chose. Il y a une dernière chose que je dis à regret, mais qu’il y aurait de la lâcheté à ne pas dire. C’est que les intellectuels n’aiment pas la liberté. Ou alors, s’ils l’aiment, c’est avec tant de conditions ou sous tant d’oripeaux, que la Belle, découragée, préfère aller voir ailleurs. Je ne vous ferai pas la liste, interminable, des écrivains, artistes, savants qui, au cours du siècle maudit que nous venons de quitter, ont pactisé avec les ennemis de la liberté, fascisme et nazisme, stalinisme et maoïsme. Une page de ce journal n’y suffirait pas. Quels sont ceux qui ont résisté à la tentation d’un ordre nouveau, antidémocratique ? Parmi les grands, je ne vois guère qu’Aron à droite et Camus à gauche.

Alors, quand je vois que les choses recommencent, ou risquent de recommencer, je me sens pris d’un léger découragement. Une des expériences les plus mélancoliques que fait l’historien, c’est de découvrir qu’il n’y a pas de leçons de l’Histoire. Ou plutôt si : il y a bien des leçons de l’Histoire, mais elles ne servent jamais à rien ; elles sont définitivement hors d’usage, nous voici comme des serviteurs inutiles. Hier, ce qui fascinait les intellectuels dans le socialisme autoritaire, nous le voyons bien maintenant, ce n’était pas le socialisme, hélas, c’était l’autorité. Demain, ce qui les fascinera dans le terrorisme anticapitaliste, ce ne sera pas l’anticapitalisme, ce sera la terreur. Une fois de plus. Quand je vois les intellectuels, sous les éternels prétextes de lutte contre la ploutocratie, contre l’Amérique abhorrée et son allié Israël, de la lutte aux côtés de tous les miséreux du monde, préparer par glissements successifs de l’esprit, leur ralliement aux nouvelles tyrannies, je revis un vieux cauchemar. Et quand je vois par surcroît les éternels cloportes envoyer de la poudre blanche à leurs voisins, comme sous l’Occupation ils envoyaient des lettres anonymes à la préfecture de police, je me dis que tout est à recommencer. Comme il est dit à la fin de Huis Clos : Eh bien ! Recommençons.

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