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Les économistes ont-ils une aversion pour la démocratie ?

jeudi 18 mars 1999

L’ article commence par une accusation voilée : depuis quelques temps, les économistes se mêleraient d’écrire dans les journaux, sur des sujets, paraît-il, qui ne les regardent pas. Qui plus est, il s’agirait d’une clique anglo-saxonne arrogante et étroite d’esprit, et bien entendu réactionnaire. Et l’auteur de citer Milton Friedman, "gourou" supposé de la tribu.
En lisant le chiffre de 500.000 exemplaires vendu pour le livre de Milton Friedman, Prix Nobel d’Economie, je ne peux m’empêcher de penser aux quelques 400.000 exemplaires de l’Horreur Economique, écrit par une romancière n’ayant rien lu, ni reçu aucune formation, dans ce domaine. Et je me demande qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, de Vivianne Forrester, ou de Milton Friedman, qui, à ma connaissance, n’est jamais intervenu que sur des sujets de sa compétence.
L’article est une succession d’accusations : impérialisme, sophisme mathématique, immoralité, conservatisme, fascisme. Les accusations sont saupoudrées d’expressions ironiques et méprisantes, bien dans le ton supérieur du "littéraire" qui évalue les "scientifiques" d’après ses propres critères esthétiques ou idéologiques, comme l’allusion au manque de "talent" (p.140) et les fleurs décernées à Hirschman (p.148), qui cite un poète, un romancier et deux philosophes (preuve irréfutable, apparemment, de sa compétence en tant qu’expert). L’auteur dit s’attaquer à la pensée "dominante", mais la plupart des exemples sont empruntés à l’école du "Public Choice", qui se situe à l’extrême du spectre idéologique, voire à des recherches marginales en provenance d’universités de second ordre.

Impérialisme ?

L’auteur commence sa démonstration en dénonçant le biais anglophone, et anglo-saxon, de cette science (et des universités américaines en général), et le soi-disant impérialisme intellectuel exercé par les Etats-Unis à l’égard de la pensée et de la tradition "continentale". Dans le paragraphe suivant, il est question de Cournot, Dupuit, et Walras, trois Français dont tout économiste, anglo-saxon ou continental, a entendu parler bien plus fréquemment que de Locke ou Hobbes. De fait, ce sont ces trois Français qui ont fondé la méthodologie actuelle de la science économique (ces mathématiques tant décriées par l’auteur, alors que leur contemporains anglo- saxons Ricardo et Malthus étaient beaucoup moins formels), et aucun économiste passé par le "moule anglo-saxon" ne l’ignore. Plus généralement, l’époque où les traditions intellectuelles étaient ancrées géographiquement est depuis longtemps révolue, et les disciples de Barro et Friedman abondent aujourd’hui en Europe, de même que ceux de Foucault et Derrida aux Etats- Unis.
En ce qui concerne l’Economie américaine comme objet de connaissance prédominant, il convient de rappeler qu’il s’agit de la première économie mondiale, et que 90 % des économistes de profession vivent et travaillent aux Etats-Unis. Le congrès annuel de l’American Economic Association regroupe 6000 participants, soit dix fois plus que celui de la European Economic Association. Les économistes européens travaillent en général sur des données européennes, traitent le plus souvent de problèmes européens, et prennent en compte les facteurs institutionnels européens dans leurs analyses. L’"impérialisme" dénoncé par l’auteur ne fait que refléter la quantité d’articles produits aux Etats-Unis relativement au reste du monde. Il n’y a aucune conspiration des universités américaines visant à empêcher les Européens d’écrire les articles qui leurs plaisent, sur les sujets qui leurs plaisent, ni à empêcher les revues Européennes de se développer. Et les articles publiés dans les revues américaines couvrent un large champ thématique, idéologique et méthodologique. Même sur des sujets typiquement européens tels que le chômage ou la reconstruction d’après-guerre en France, on trouve pratiquement autant de travaux américains qu’Européens.

Sophisme ?

De l’accusation d’impérialisme, on passe à celle de sophisme, avec une dénonciation de l’"abus" des mathématiques en économie. Comme on l’a vu plus haut, les mathématiques ont été introduites en économie par les Français. Plus récemment, la plupart des économistes européens de renom (tels que Reinhard Selten, Maurice Allais, Gérard Debreu, Edmond Malinvaud, Roger Guesnerie, Jean-Michel Grandmont, Werner Hildenbrandt ou Andreu Mas-Colell), ont fondé leur recherche sur un formalisme mathématique de haut niveau. Ce qui n’est pas le cas de Barro, Feldstein ou Krugman. Il est donc erronné d’associer l’économiste "anglo-saxon" à l’économiste "mathématicien" ; les seconds se trouvent des deux côtés de l’atlantique, plus souvent ici que là- bas.
Quant à savoir s’il y a trop ou pas assez de mathématiques en économie, c’est un problème complexe. Des idées évidentes sont souvent rendues obscures et confuses par la lourdeur d’un modèle mathématique. Mais, inversement, trois équations peuvent résumer de manière limpide plusieurs pages de raisonnement littéraire, et mettre en évidence sa cohérence (ou son incohérence). Que les articles des revues spécialisées soient "illisibles", c’est le lot de toutes les disciplines. Ces articles s’adressent à des spécialistes et ne sont pas illisibles pour eux. Les pages sont trop chères pour qu’on les consacre à réexposer à chaque fois des définitions et résultats connus de tous les lecteurs. Les sociologues, linguistes, biologistes ou critiques littéraires en font autant. Et il existe maintenant de nombreuses revues qui présentent les développements de la recherche de manière accessible à un large public. On peut citer le Journal of Economic Perspectives, Oxford Review of Economic Policy, Economic Policy, Swedish Economic Policy Review, le magazine The Economist et, en France, Problèmes Economiques et la Revue Française d’Economie.
L’auteur nous apprend ensuite, avec, à l’appui, une citation du magazine Business Week, d’il y a dix-huit ans, que les prélèvements de sécurité sociale seraient favorables à l’épargne, contrairement à une conclusion "erronnée" de Feldstein d’après laquelle elle réduirait l’épargne. Cet exemple est censé illustrer le "manque de rigueur" des mathématiques.
Il nous paraît utile de préciser quelques points :
1. La méthodologie utilisée par Feldstein était parfaitement correcte, il a simplement commis une erreur de calcul lors de son application.
2. C’est parce que Feldstein et ses contradicteurs étaient d’accord sur la validité de cette méthode que la controverse a pu être discutée et résolue. C’est parce que ses contradicteurs étaient meilleurs en mathématiques (ou plutôt en calcul) que Feldstein que leurs conclusions se sont imposées. Cet exemple au lieu de démontrer l’impuissance des mathématiques, nous montre au contraire comment elles permettent d’infirmer ou de confirmer clairement des hypothèses.
3. Enfin, on n’a nullement établi que la sécurité sociale était favorable à l’épargne, simplement que les conclusions de Feldstein étaient peu robustes et dépendaient de la période sur laquelle le modèle était estimé. Je ne connais aucun économiste qui serait d’accord avec la phrase de M. Girard : "bien loin de réduire l’épargne, la Sécurité Sociale l’augmente".
4. Des études plus récentes telles que celles de Kotlikoff (1989) montrent que l’introduction d’un système de retraite par répartition (ce que les américains entendent par "sécurité sociale") réduit l’épargne d’environ 17 %.

Immoralité ?

L’usage des mathématiques en économie serait en outre immoral, parce qu’elles "gomment les dimensions éthiques et morales de nos actions".
Je ne vois pas en quoi les mathématiques pourraient avoir un lien avec la morale. Les mathématiques sont un langage (ou un outil) permettant de déduire, et d’exprimer de manière concise, des relations, le plus souvent entre grandeurs quantitatives. Les mathématiques sont indépendantes de tout système de valeur, de même que l’informatique ou l’anglais. Un économiste comme Serge-Christophe Kolm fait de l’éthique en utilisant les mathématiques. Ricardo ou Adam Smith ignoraient les mathématiques, sans pour autant se préoccuper d’éthique.
Il est certain, cependant, que la méthodologie dominante en économie est fondée sur la recherche de l’intérêt personnel et sur la rationalité, et que seule une minorité d’économistes se préoccupe de comportement éthiques ou irrationnels. Cela est-il choquant ? Indépendamment du fait que la notion de "rationnalité" n’est pas claire, ces hypothèses devraient être évaluées sur la base de la validité (ou de l’inexactitude) de leurs prédictions empiriques, et non, comme le fait l’auteur, à partir de jugements moraux ou sur la base d’affirmations non étayées (pas même par des exemples) telles que "Chacun sait bien que l’on peut voter contre son intérêt" (p.148) ou "l’irrationnalité que nous observons chaque jour dans nos actions" .
Un des problèmes de l’analyse économique est que les hypothèses de rationnalité et d’individualismes sont trop peu restrictives. Comme le dit l’auteur, "on peut prouver à peu près n’importe quoi". Si, en sus, on se place dans un cadre ou les agents peuvent être irrationnels, c’est à dire agir n’importe comment, on pourra prouver encore plus !
D’un point de vue heuristique, la validité de ces hypothèses dépend du champ auquel on les applique. S’il s’agit d’expliquer les déterminants de l’achat d’une voiture, on voit mal pourquoi l’on devrait supposer que le consommateur agit contre son propre intérêt ou de manière irrationnelle. S’il s’agit d’expliquer l’évolution du mariage et du divorce, il est clair que l’approche économique repose sur des hypothèses fortement réductrices. Mais, même dans ce cas, il est légitime de considérer les déterminants économiques du mariage et du divorce. Que ces facteurs jouent un rôle n’implique nullement qu’ils soient incompatibles avec d’autres facteurs, par exemple sociologiques, ni même qu’ils les dominent.

Réactionnaires ?

Par ailleurs, les économistes seraient, d’après l’auteur, systématiquement de droite, de par l’hégémonie d’une caste (Américaine, bien entendu) qui ferait et déferait les carrières. Il est ensuite question du "paradigme dominant" et de la censure exercée sur les paradigmes alternatifs tels que le Marxisme ou le "Post-Keynésiannisme". Pour l’auteur, la science économique serait au service du grand capital, ce qui ôte bien entendu toute valeur scientifique à ses prédictions.
L’auteur n’hésite pas à amalgamer idéologie et méthodologie. D’après lui, l’approche néo- classique fondée sur la rationnalité et l’individualisme serait forcément conservatrice, tandis que les approches alternatives seraient forcément de gauche. Bien entendu, il n’en est rien. Au sein de la "famille néo-classique" coexistent des "ultra-libéraux" (notion typiquement française dans laquelle on inclurait sans doute Tony Blair et Felipe Gonzalez) avec des partisans de la politique industrielle, du salaire minimum, de la protection de l’emploi, de l’éducation publique, de la sécurité sociale, de la réglementation de la concurrence par l’Etat, des politiques actives du marché du travail, de la progressivité de l’impôt sur le revenu, etc. Les imperfections des marchés ont formé dès le début partie intégrante de l’analyse néoclassique et leur correction requiert en général l’intervention de l’Etat. Mais il est également légitime de s’interroger sur les imperfections de l’Etat lui-même, telles que la corruption ou les groupes de pression. Et les économistes néo-classiques ont remis en cause le marché bien avant de remettre en cause l’Etat, qui, avant Buchanan et Tullock, était naïvement représenté comme un agent bienveillant uniquement préoccupé de l’intérêt général.
Les exemple cités sont systématiquement biaisés. Il est certain que les économistes considèrent que les syndicats on un effet négatif sur l’efficacité de l’allocation des ressources, mais, de manière symétrique, il en va de même pour les cartels. Or, seule la première proposition est discutée (p. 156)
Quant aux approches alternatives, elles ont également leurs revues, leurs bailleurs de fonds et leurs départements, parfois aussi prestigieux que les "néo-classiques", comme l’université de Cambridge ou la Sloan School du M.I.T, qui abrite une école marxiste de relations industrielles, ainsi que l’université de Harvard, où les "radicaux" Galbraith et Weitzman coexistent avec le conservateur Feldstein. l’American Economic Review, dans son numéro annuel de Mai, consacre systématiquement une partie des articles à ces écoles radicales. Le prix Nobel n’est pas contrôlé par des conservateurs. Herbert Simon, Gunnar Myrdal, Haavelmo, Robert Solow, Franco Modigliani, Paul Samuelson, James Tobin, ne sont pas des conservateurs.

Fascistes ?

Poursuivant sur sa lancée, l’auteur n’hésite pas à accuser les économistes de flirter avec la dictature dans le but d’imposer leurs prescriptions inspirées par le grand capital. Car celles-ci (par exemple : la flexibilité du marché du travail), seraient, paraît-il, inacceptables dans une société démocratique. Examinons ces deux propositions en détail.

1. Des propositions inacceptables dans une démocratie ? Encore une perspective bien Française. Ce qui est inacceptable en France ne l’est pas ailleurs. Au lieu de nous parler du Chili, pourquoi l’auteur ne nous parle-t-il pas du gouvernement de Margaret Thatcher, qui, semble-t-il, n’a pas pris le pouvoir au moyen d’un coup d’Etat militaire, s’y est maintenu pendant plus de dix ans, et a drastiquement réformé le marché du travail, réduisant le salaire minimum, les indemnités de licenciements, et les privilèges des syndicats ? Pourquoi cette politique a-t-elle été poursuivie par Tony Blair ? Pourquoi le taux de chômage est-il de 5 % en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Nouvelle-Zélande, et d’environ 13 % en France ? Est-ce que les syndicats espagnols, qui viennent de signer un accord sur la réduction des indemnités de licenciement et sont favorables à l’annualisation du temps de travail, sont aussi au service du grand capital ?

2. L’auteur donne ensuite un certain nombre d’exemples d’économistes ayant un certain "goût pour la dictature". Après l’admiration du Wall Street Journal pour Singapour, celle de Barro pour Fujimori et Pinochet, celle de Robert Wade pour Taïwan, j’ai la surprise de voir mon nom cité (avec, heureusement, des circonstances atténuantes). Aurais-je témoigné de sympathies pour quelque dicature ? Non ! Il s’agit du gouvernement Balladur. Je ne crois pas qu’en 1993 les électeurs aient déposé leur bulletins avec une mitraillette dans le dos. Que me vaut donc l’honneur de figurer dans cette section ? Le fait d’avoir affirmé que ce sont des groupes de pressions qui ont fait échouer la réforme du SMIC. Il me semble que l’expression "groupe de pression" est un euphémisme quand il s’agit d’imposer ses vues en incendiant des véhicules. J’ai du mal à comprendre la légitimité démocratique que confèrent à leurs auteurs ces actes de vandalismes.
La raison d’être d’un groupe de pression, qu’il s’agisse de syndicats ou de l’armée Chilienne, est de s’opposer à la volonté démocratique ; on peut trouver les uns plus sympathiques, ou moins brutaux que les autres, mais pas plus représentatifs qu’un gouvernement élu. Une fois de plus, l’auteur amalgame les contraires : l’opinion de la population, et les groupes de pression ; un gouvernement démocratique battu en brèche par les lobbies (Balladur), et un lobby qui s’est emparé du pouvoir par la force (Le Chili).

3. Plus généralement, les économistes (notamment le fameux Barro) se sont penchés sur l’effet des institutions politiques sur la performance économique. On a établi des résultats d’après lesquels la politique économique, dans une démocratie, peut être inefficace. Il est totalement abusif d’interpréter ces résultats comme une apologie de la dictature. En général on est conduit à des recommandations sur la fréquence des élections et sur la nature d’une constitution "optimale". Par exemple, quand les "technocrates" tant décriés par l’auteur font l’apologie de l’indépendance de la banque centrale, ils se réfèrent à un résultat d’après lequel il est préférable de s’engager à l’avance sur la politique monétaire, pour éviter que les agents ne craignent d’être "trompés", que de la fixer de manière discrétionnaire. Il ne s’agit donc pas de soustraire la politique monétaire au contrôle politique, mais de la déléguer à un organisme chargé de satisfaire à un objectif fixé par le législateur, ceci pour mieux tenir ses engagements.
Quant au traité de Maastricht, parangon du "déficit démocratique", il a été rédigé par des bureaucrates et signé par des politiciens (élus), généralement incompétents en économie. Il a été également ratifié par référendum. Il ne s’agit donc ni d’une idée d’économiste, ni d’une violation de la démocratie. Les économistes en général, et tout particulièrement les anglo-saxons, sont les premiers à en dénoncer le caractère absurde.

On termine l’article de Bernard Girard sur l’impression qu’il est urgent de neutraliser cette secte malfaisante. Le "mainstream" de la pensée économique est d’inspiration libérale mais, contrairement à ce qu’il prétend, compatible avec un large éventail d’opinions politiques. Les théoriciens du Public Choice cités dans l’article n’occupent qu’une frange extrême et restreinte de cet éventail. Si des économistes ont mis le doigt sur certains coûts de la démocratie, de même qu’avant eux les philosophes des Lumières et les Grecs, ce n’est pas par fascination pour les régimes autoritaires, mais parce que les tabous ne sauraient freiner l’investigation scientifique, et que l’examen légitime des institutions de la Cité, loin de nuire à la vie démocratique, en est une composante indispensable.

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