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Le capitalisme est-il réformable ? (1/2)

dimanche 30 mars 2008

La pensée économique s’est laissée enfermée depuis près de deux siècles dans un système de deux théories antagonistes, toutes deux erronées, le libéralisme et le socialisme. Le second apparaissant brusquement dévalué, la pensée libérale se retrouve seule. Mais loin que ce soit pour elle un triomphe, ses faiblesses et ses insuffisances apparaissent plus crûment qu’auparavant car chaque doctrine trouvait ses meilleurs arguments dans les plus graves défauts de son adversaire.

Pensée unique ou double erreur ?

La doctrine du laissez-faire libéral repose sur cette affirmation qu’un acteur économique ne sert jamais mieux l’intérêt général que lorsqu’il cherche à satisfaire son intérêt propre. L’ordre spontané que crée la combinaison, par l’intermédiaire du marché, des actions individuelles est tellement bon que la meilleure chose que puisse faire le pouvoir politique est de s’abstenir de le perturber.
La Fable des Abeilles, ouvrage brillant d’un médecin anglais du XVIIIe siècle et qui avait d’abord fait scandale, a connu à cet égard un destin étonnant (1). C’est une oeuvre alerte, enjouée, bien dans l’esprit du temps, intelligente et lucide. Pour le plaisir du lecteur, les idées y sont présentées avec ce brin d’excès qui les rend provocantes et un peu scandaleuses, sans nuire à ce qu’elles ont de profondément vrai (1a).

Selon la thèse principale de l’ouvrage, des caractères ou des comportements considérés comme répréhensibles au niveau individuel, l’appât du gain, le goût du luxe, un train de vie dispendieux, sont dans un Etat à la source de la prospérité générale et favorisent le développement des arts et des sciences. Le sous-titre est d’ailleurs évocateur : "les vices privés font les vertus publiques". Quoi de plus agréable, quand on est riche et entreprenant, que de s’entendre dire :
"Soyez aussi avide, égoïste, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens" ?

Cette idée de Bernard Mandeville a été reprise et largement développée par Adam Smith, aussi bien dans son oeuvre principale sur La Nature et les causes de la richesse des nations, que dans un ouvrage précédent, qui pour lui en est indissociable, la Théorie des sentiments moraux. Adam Smith fait preuve de moins d’esprit que Mandeville ; il écrit un volumineux traité où alternent développements théoriques et exemples concrets. L’analyse économique est beaucoup plus poussée que chez Mandeville, mais l’important pour nous est que l’auteur reprend à son compte et développe la thèse centrale de La Fable des abeilles. Il en atténue néanmoins l’aspect provocant et affirme, avec plus de sincérité semble-t-il que notre brillant médecin, qu’on peut déceler l’intervention invisible de la main de Dieu dans cette composition heureuse des égoïsmes. La postérité retiendra d’ailleurs son nom comme père de la doctrine du libéralisme économique de préférence à celui du scandaleux docteur Mandeville.

Kant, qui se réfère explicitement à Mandeville dans la Critique de la raison pratique, prend lui aussi à son compte la thèse de la Fable, en y décelant comme Smith une intention providentielle. Un texte intitulé "Idée d’une Histoire universelle" (2) expose que les hommes, quand ils se préoccupent de leurs intérêts, travaillent sans le savoir à la réalisation des desseins généreux mais cachés de la Nature concernant notre espèce. Kant donne à cette thèse une extension qui va bien au-delà de l’économie (3), mais son exemple montre la profonde pénétration de cette vision des choses au XVIIIe siècle. Elle n’a survécu qu’en économie, non sans quelques métamorphoses.

Il appartenait à la science économique moderne de conforter la thèorie d’Adam Smith. Elle a su le faire en substituant à la providence la ruse de la raison (4). En faisant appel à des mathématiques de haut niveau, et sous réserve de conditions à vrai dire peu réalistes, elle a prouvé que toute économie de marché tend vers un équilibre et que cet équilibre est un optimum. Ce dernier terme, pour tout un chacun, signifie que la situation obtenue est meilleure que n’importe quelle autre possible. Comment les économistes peuvent-ils se déclarer (objectivement et scientifiquement) capables de juger qu’une situation possible est meilleure qu’une autre, quand ce qui est en question n’est rien moins que le niveau général, puis la répartition entre les citoyens, du travail, des revenus et des consommations ? Tout simplement en se donnant une définition du mot meilleur appliquée à la comparaison de deux "états de l’économie". Un état A est meilleur qu’un état B si dans A au moins un particulier peut bénéficier d’une consommation plus importante que celle qu’il aurait dans B, sans qu’il y ait à diminuer celle d’aucun autre. Cette trouvaille due comme on sait à Pareto apparaît à la fois incontestable et profondément insuffisante, compte tenu du sujet qu’elle concerne. Elle appelle discussion et critique. Elle a connu dans le monde des économistes un énorme succès car elle joue pour eux un rôle très important : elle a permis définitivement à l’économie de se prétendre science et autonome.

On peut se poser deux questions : le modèle libéral, avec toutes les améliorations qui lui ont été apportées avec le temps, décrit-il correctement l’état de l’économie vers lequel celle-ci est entraînée par les mécanismes du marché ? Si oui, peut-on admettre sans discuter que l’optimum de Pareto constitue un optimum social ?

Pour répondre à la première question, le défaut de réalisme des hypothèses nécessaires à la validité de la démonstration est un argument facile. Milton Friedman (5) a fait brillamment valoir qu’on ne doit pas condamner sans examen un modèle pour cet unique motif. Par exemple, un champion de billard se caractérise essentiellement par ce qu’on appellera son adresse, sa concentration et son désir de vaincre. Il n’empêche que le meilleur outil de prévision de ses coups utilisera les lois de la physique dynamique des solides et mettra en oeuvre des équations auxquelles peut-être le joueur ne comprendrait rien. Quelque critique qu’on soit à son égard, on peut ainsi reconnaître que le modèle néo-libéral permet de comprendre et d’analyser certains mécanismes à l’oeuvre dans une économie de marché. Cela n’empêche pas de constater que sa capacité à expliquer et prédire vers quelle situation réelle le marché entraîne une économie concrète est des plus réduites. Les économistes connaissent bien un vaste ensemble de conditions réelles, dont certaines fort importantes et fréquentes, qui sont autant de raisons de penser que la réalité est très éloignée de l’équilibre théorique : rigidités et opacités des plus variées, coût de l’information, incertitude, spéculations, rendements croissants, externalités, existence de biens collectifs. (5a)

Si donc la réponse à la première question est négative, répondre à la deuxième question en discutant de la valeur et des limites de l’optimum selon Pareto perd de son importance. La branche de la science économique qui s’attache à prouver l’existence de l’équilibre général et son caractère prétendument optimal n’en est pas moins des plus respectée. Elle a valu le prix Nobel d’économie à un Français naturalisé américain, Gérard Debreu. Bien que personne ne conteste sérieusement les faiblesses de sa modélisation, on admet généralement qu’elle conforte néanmoins la théorie libérale. Et c’est bien cela, semble-t-il, la vraie raison de son succès : conserver une justification à cette théorie si agréable et si importante dans l’auto-institution du modèle de société occidental, qui semble en passe de s’imposer dans le monde entier. Ne pouvant faire que ce qui est socialement utile soit en toutes circonstances profitable, on a fait du profit le critère de l’utilité sociale.(5b)

Un grand penseur, Friedrich Hayek, a développé une défense du laissez-faire libéral en se basant sur une argumentation différente (6). Il balaye d’un revers de main la théorie mathématique de l’optimum, mais il propose une réflexion très ample et très charpentée, qui comporte nombre de développements et d’arguments extrêmement convaincants. Il souligne notamment que les sociétés humaines, y compris la nôtre, sont adaptées au monde où elles vivent sans que leurs membres comprennent toute la complexité des phénomènes extrêmement variés qui sont en jeu dans cette adaptation. Les règles de comportement que la société respecte jouent un rôle essentiel, mais cela ne prouve pas la vérité des arguments par lesquels elle les justifie. La complexité des phénomènes est telle, la quantité d’informations qu’il serait nécessaire de rassembler et combiner si énorme, qu’on peut même affirmer sans risque d’erreur que tout tentative d’explication est vouée à l’échec. C’est d’ailleurs ce qui fait la valeur des règles héritées et la vraie raison que nous avons de les respecter : elles synthétisent une expérience très précieuse et à laquelle nous ne pourrions pas accéder autrement.
Le phénomène de marché est une illustration importante de cette façon de voir. (6a) C’est un "ordre spontané" en ce sens qu’il s’est mis en place sans avoir été jamais décidé par personne. Si les règles que l’usage nous a transmises y sont respectéés, chaque agent, en recherchant son bénéfice propre à partir des informations directes dont il dispose et des prix qu’il constate, choisit une activité créatrice de valeur et contribuera ainsi à la prospérité de gens qu’il ne connaît pas et auxquels il ne songe pas. Aucune intelligence humaine, aucune autorité planificatrice, si developpées soient-elles, ne pourraient disposer d’assez d’informations sur les attentes et les possibilités de chacun, pour orienter les activités de tous et attribuer à chacun ce qu’il peut consommer, aussi bien que le fait la composition de toutes les décisions individuelles prises ainsi dans un marché.

Il est piquant de constater que cette façon de présenter les choses n’est pas compatible avec la théorie mathématique de l’optimum. Il y a opposition stricte, puisque l’argumentation de Hayek repose sur l’impossibilité pour quiconque de tout savoir et sur les écarts d’informations entre les acteurs, alors que la concurrence parfaite suppose une information totale et identique de tous les agents. En bonne logique, deux théories qui se contredisent dans leur discours, mais qui aboutissent à la même conclusion, ne se confortent pas ; au contraire, leur double existence devrait inciter à mettre en doute leur commune conclusion, à se demander si ce n’est pas la conclusion qui a guidé les théoriciens, les uns dans la sélection de leurs hypothèses, l’autre dans l’ordonnancement de ses arguments. Mais quand il s’agit d’idéologie sociale, tout n’est pas conforme à la bonne logique. Hayek a obtenu lui aussi, quelques années avant Debreu, le prix Nobel d’économie. La thèse libérale des vices privés transformés en vertus publiques est deux fois confortée.

La thèse du laissez-faire libéral n’a pas tardé à soulever de vives oppositions. Le sort misérable et les conditions de travail inhumaines réservées aux prolétaires dans les commencements de la révolution industrielle avaient de quoi révolter les consciences. L’aspiration à changer la société s’est exprimée dans les divers courants socialistes, eux-mêmes bientôt dominés par le marxisme. Le socialisme professe essentiellement que l’abolition de la propriété privée des moyens de production est le moyen privilégié pour transformer complètement la société et les hommes, dans un sens exclusivement favorable. Hormais cette préconisation, socialisme ne signifie rien d’autre qu’une sympathique aspiration à plus de justice sociale.
On peut juger que l’apport le plus important de Marx ne concerne pas l’économie mais la sociologie (7). Il a analysé avec pénétration l’influence des rapports de production et d’échange sur l’ensemble des rapports sociaux, sur les idées et sur l’organisation politique. Il a ainsi formulé une critique toujours actuelle des effets parfois néfastes de l’économie de marché sur l’ensemble de la vie sociale. Malheureusement, il a cru aussi découvrir, dans une vision grandiose, la loi d’évolution des sociétés humaines. Le sens de l’histoire, avatar matérialiste de la providence, donne selon lui la garantie scientifique du succès du socialisme. Dans ces conditions, il n’est nul besoin d’essayer de réfléchir aux conditions concrètes de possibilité d’instaurer une société socialiste : le prolétariat, porteur de vérité par nature, règlera nécessairement au mieux toutes les difficultés à mesure qu’elles se présenteront.

Les tentatives de construction de sociétés socialistes inspirées par cette philosophie se sont révélées des catastrophes. La permière question que pose le socialisme est de savoir qui exercera pratiquement le pouvoir au nom du peuple, en particulier le pouvoir sur l’appareil productif. La seule réponse qu’aient trouvée les fondateurs du "socialisme réel" a été la mise en place d’une technostructure bureaucratique toute puissante et bientôt tyrannique, qui ne disposait même pas des outils théoriques définissant les conditions d’une bonne gestion socialiste de l’économie. Mais pendant de nombreuses années, beaucoup n’ont pas voulu voir ces graves défauts considérant que la vérité des propositions marxistes étaient suffisamment prouvée par la pertinence des critiques de la société marchande libérale et par la séduction de perspectives idylliques. (7a)
Nous devrions savoir depuis longtemps qu’il ne suffit pas que deux thèses s’affrontent pour que l’une des deux soit vraie. Malgré cela, nous nous sommes laissés égarer près de deux siècles par l’opposition de deux théories, l’une et l’autre fausses. La tension d’opposition était telle que presque aucune place n’était laissée à la critique interne d’aucun des deux côtés. Il est temps de nous reprendre.

Si l’on parle aujourd’hui de pensée unique, c’est parce que l’un des protagonistes apparaît singulièrement affaibli. Il serait navrant que nous ne sachions pas profiter de cette circonstance exceptionnelle pour véritablement dépasser la vieille opposition. C’est à un effort profond de remise en cause des fondements de l’une et l’autre doctrine que nous devrions nous livrer pour parvenir à un véritable dépassement. Le temps n’est plus au replâtrage du socialisme classique, ni à la recherche de compromis douteux, du genre de ce qui fut baptisé "économie mixte". Deux idées paraissent essentielle pour recomposer une pensée des faits économiques plus réaliste.

L’économie comme auto-institution imaginaire

Les faits économiques sont insérés dans un continuum social-historique (8). Les diverses disciplines entre lesquelles ce dernier est partagé ne sont pas imposées par la nature des choses. Le découpage participe à l’auto-institution imaginaire de notre société. La pensée héritée met par là des bornes artficielles à notre réflexion et, souvent, elle obscurcit notre vue. Cela ne veut pas dire que tout son contenu soit faux, dépourvu de pertinence ; encore moins qu’il suffise de s’en dégager pour apercevoir en toute clarté un monde simple, lumineux, riche en possibilités qui nous auraient échappé auparavant. C’est plutôt le contraire : démuni de ses béquilles simplificatrices, l’esprit se trouve confronté à un monde encore plus compliqué et difficile à saisir. Cela ne doit pas nous arrêter, car nous savons depuis Socrate qu’une ignorance assumée vaut mieux qu’un faux savoir.

Si la science économique se soumettait à la remise en cause que cette vue des choses implique, elle en ressortirait profondément transformée. Il lui faudrait reconnaître que son existence est indissociable des conditions historiques de son apparition, et qu’elle doit à son rôle idéologique l’autonomie et la valeur que la société lui attribue.

Dans un puissant élan qu’il appartient à l’histoire d’analyser, l’Europe des Lumières, héritière de Descartes et de Newton, a été saisie de l’ambition conquérante de réaliser toutes les productions matérielles que la science expérimentale naissante permettait d’envisager. On se souvient de la "querelle du luxe", qui a agité en profondeur les intellectuels européens dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Rarement le terme de "débat de société" aura été plus adapté. La querelle s’est conclue par la victoire de la théorie libérale. Désormais justifié par une éthique nouvelle, l’entrepreneur, nouveau héros des temps modernes, pouvait introduire tout ce qui se révélait techniquement possible. Qu’il en tirât profit suffisait à prouver qu’il faisait oeuvre utile (9). La théorie libérale classique, enrichie par les nombreux développements qu’elle a connus depuis sa création, est depuis lors reconnue et socialement valorisée. Elle le doit non pas à sa valeur de vérité mais à son contenu. Elle glorifie l’ouverture du champ économique collectif aux initiatives individuelles et, plus encore, dénie à l’Etat la capacité et le droit de leur imposer des limites au nom de l’intérêt général. Du fait de ce rôle idéologique fondateur, peu d’autres théories fausses ont aussi durablement mobilisé à leur bénéfice autant d’esprits éminents. Il n’y a pas d’autre discipline qui soit admise par nos sociétés à se proclamer comme science, et dont les travaux jugés les plus importants aient pour objet, non pas de découvrir empiriquement des lois nouvelles, mais de conforter théoriquement une conclusion donnée d’avance.
La phase empirique que nous abordons aujourd’hui nécessite un retour complet sur cet aspect de l’auto-institution imaginaire de la société moderne. A l’époque de la mondialisation, quand les problèmes d’environnement sont de plus en plus graves, quand la surpopulation menace dans de nombreuses zones du globe, le modèle économique aujourd’hui triomphant n’est plus acceptable. La main invisible nous a laissés nous engager dans une forme de développement incompatible avec ce que tous souhaitent ou font mine de souhaiter : que le standard de vie des plus riches s’étende à la population du monde entier dans son effectif prévisible à terme. Une agence des Nations unies (10) écrit :
"Les pays développés consomment, par habitant, 20 à 30 fois plus de ressources que les pays en développement. La population de ces derniers pays aspire au même niveau de prospérité : pourtant il est difficile d’imaginer comment une consommation mondiale établie sur ces bases serait supportable."

La communauté internationale s’est bien tardivement résolue à élaborer le concept de développement durable et à en reconnaître la nécessité. Il lui reste à admettre que son idéologie de base en matière économique n’est pas compatible avec lui.

Un marché sans vertus providentielles

Dès lors que l’on est dans une économie de spécialisation et d’échange, il paraît difficile d’organiser efficacement l’allocation des ressources sans recourir au marché, c’est-à-dire un espace régulé où s’organisent les échanges et où se débattent les prix. Pour que le marché fonctionne bien, il faut qu’une autorité veille à ce que ceux qui y interviennent respectent un certain nombre de règles générales de comportement. Au-delà, chaque acteur est libre d’agir en fonction de ses buts propres, en tenant compte des informations dont il dispose. La libre négociation des prix effectue la synthèse en temps réel de l’ensemble des informations disponibles, alors même que personne ne peut les connaître entièrement. Le marché en tant que système effectue ainsi en continu des opérations de choix et de répartition que nulle organisation volontaire ne pourrait prendre en charge aussi rapidement et à un coût aussi faible. La régulation fine des productions et des consommations ne peut pas être imaginée autrement.
On peut ajouter que la concurrence entre les entreprises est très généralement un moyen d’une grande efficacité pour sélectionnerles meilleures organisations, la meilleure combinaison de facteurs permettant d’obtenir un produit donné au moindre coût.

Tout cela a été prouvé a contrario par les difficultés pratiques de la planification socialiste. Les productions planifiées ne correspondaient pas aux besoins et aux attentes de la société, et les techniques de production utilisées induisaient d’énormes gaspillages. Les économistes soviétiques n’ont jamais disposé d’une doctrine élaborée ni d’une méthode efficace pour fixer les prix des dizaines de millions d’articles et de produits qui s’échangent journellement dans une économie moderne. Il en résultait des incohérences et des surcoûts que tous reconnaissaient. (10a) L’un des plus brillants d’entre eux, L.V. Kantorovitch (11), en était venu à proposer une méthode de calcul d’"évaluations objectivement déterminées" qu’il préconisait d’utiliser pour effectuer les choix d’allocation des ressources, et qui ressemble de très près à un modèle de simulation de la détermination des prix dans un marché de concurrence parfaite.

Cependant, ces constatations ne corrigent pas ce qui a été dit plus haut. Le marché est indispensable en ce sens que le coût social de sa suppression est extrêmement élevé, mais il ne conduit pas par grâce providentielle vers la meilleure des sociétés possibles. L’observation ne justifie en rien cette doctrine digne de Bernardin de Saint-Pierre.
De nos jours, les marchés financiers exercent sur les politiques des grandes entreprises et des Etats une véritable dictature anonyme, fondée sur des analyses superficielles, instables, donc généralement erronées, mais qui n’en sont pas moins irrésistibles. Une politique sagement pensée en fonction du long terme mais que "les marchés" ne comprennent pas est une politique condamnée avant qu’elle ait pu produire ses effets. Il en résulte une véritable régression qui rend quasi impossible toute politique économique rationnelle à long terme (12). Le dogme de la pertinence des orientations résultant des mécanismes de marché est insoutenable.

Le défi que doit relever une discipline économique dégagée de la querelle du libéralisme et du socialisme, c’est de proposer des méthodes d’intervention qui, loin d’abandonner le devenir social au jeu aveugle des marchés, utilisent les propriétés irremplaçables de ces derniers pour obtenir un fonctionnement efficace de l’économie, mais en réussissant à orienter les activités vers un optimum social défini de façon exogène. L’économie, en prétendant s’ériger en science autonome capable de guider l’humanité vers le plus bonheur matériel possible, s’est égarée au-delà de ses possibilités réelles. Qui veut faire l’ange fait la bête. Il convient, sur deux points principaux, de revenir de cet ubris.

Redéfinir les rapports de l’économique et du politique

L’économie traite de nos activités collectives de production et de la répartition du travail et des consommations entre les différents acteurs de la vie économique, c’est-à-dire, finalement, entre tous les citoyens. Ce sont des questions éminemment politiques. Il ressort des deux principes énoncés ci-dessus que les rapports concrets de l’économique et du politique doivent être rééxaminés et le primat du politique, réaffirmé.

L’idée que l’économie serait une science rigoureuse et autonome, capable de donner par elle-même une définition de l’optimum et des moyens de le réaliser, nous place dans un contexte où il est normal qu’une pensée unique définisse la seule politique possible. Les seuls débats qui paraissent alors dignes d’intérêt sont les débats entre spécialistes, dus à ce que la science économique n’est pas encore parfaite. Si, en revanche, on considère l’économie comme une discipline aux frontières arbitrairement dessinées qui s’efforce d’analyser avec des moyens approximatifs les faits qui relèvent de sa compétence, sa vocation se borne à fournir des éléments qui éclairent la réflexion et les choix politiques.

Hayek affirme que nous ne pourrions d’aucune manière améliorer ce que le marché détermine spontanément. Il a beau jeu de s’en prendre à ce qu’il appelle le constructivisme, dans la mesure où ce terme évoque tous les cas où la présomption et l’arrogance intellectuelle ont conduit des hommes à croire, parce qu’ils possédaient une technique efficace dans un secteur restreint, qu’ils maîtrisaient entièrement le domaine social-historique et qu’ils prévoyaient exactement toutes les conséquences de leurs actes. Malgré cela, Hayek, sur ce point, affirme plus qu’il ne prouve, car il tire d’arguments très solides une conclusion excessive. S’il est vrai que le marché est inévitable, nous restons en droit de juger la direction où il nous entraîne et capables de chercher à la corriger.

On peut opposer au dogmatisme libéral de Hayek les propositions d’un autre grand penseur très proche de lui, Karl Popper (13). Ce dernier plaide pour un interventionnisme prudent. Il commence par reconnaître que la matière sociale est tellement complexe que c’est folie de prétendre la comprendre et la dominer parfaitement. Il propose une doctrine "faillibiliste" qui intègre comme une donnée que nous risquons, chaque fois que nous entreprenons quelque chose, d’obtenir des résultats différents de ceux que nous souhaitions. Néanmoins, nous savons observer, raisonner, tirer les leçons de l’expérience. Nous pouvons donc, en procédant par touches prudentes, intervenir et modifier progressivement le cours des choses. Popper esquisse ainsi le profil de ce qu’il appelle un "ingénieur social", très différent de l’ambitieux planificateur volontariste décrié par Hayek. Confrontés comme nous le sommes aux défis du monde moderne, nous ne pouvons que lui donner raison : l’humanité a survécu et s’est développée jusqu’à présent en faisant preuve de facultés d’adaptation exceptionnelles ; c’est en essayant d’améliorer encore cette qualité qu’elle pourra relever les défis du temps présent et continuer à survivre.

Dans cette perspective, la discipline économique a un rôle important à jouer, même s’il n’est pas autonome. Certes, elle perdrait son prestigieux noyau de théorie "pure", mais beaucoup de ses conquêtes s’en trouveraient revalorisées. En effet, elle a d’ores et déjà accumulé des analyses et des connaissances sur le fonctionnement effectif d’économies réelles qui sont tout à fait valables et utiles (14). L’école dite de la régulation (14a), entre autres exemples, a entrepris de sortir l’économie du ghetto où elle tendait à s’enfermer, en renouant avec l’histoire générale et la sociologie. La théorie économique n’est donc pas démunie pour nous aider à définir ce qui est possible, puis nous guider pour réaliser ce que nous aurions décidé. Il s’agirait en fait plus d’une remise en perspective que d’une reconstruction complète.
Un côté amusant de cette affaire, c’est qu’on pourrait présenter ce qui vient d’être dit comme un retour à Mandeville. En effet, celui-ci invoque parfois la providence pour défendre ses thèses, mais c’est surtout quand il veut se débarrasser de ses adversaires bien-pensants. Il apparaît beaucoup plus sincère quand il présente ses idées sous forme de conseils à des gouvernants :
"Si vous voulez civiliser les hommes, apprenez à connaître toutes leurs passions ; et si vous voulez les voir rassemblés dans une nation prospère, faites en sorte qu’en cherchant leur intérêt particulier, ils travaillent à l’intérêt général".
Ce sont là de judicieux conseils à l’adresse de l’ingénieur social de Karl Popper.

Les prix ne révèlent pas une valeur transcendante

Le prix est pour l’économie un outil absolument fondamental. La branche la plus prestigieuse de l’économie se consacre à démontrer théoriquement que le système de prix résultant de la confrontation des offres et des demandes sur un marché libre a une signification profonde, quasi transcendante : il exprime l’utilité sociale marginale de chaque bien ou service. La doctrine attribue aux mécanismes de marché le rôle de révélateur de ces valeurs, qu’on ne pourrait connaître ni estimer autrement. Les calculs effectués et les décisions prises en ayant recours aux prix du marché se trouvent par là justifiés et sont censés contribuer à la construction pratique de l’optimum social. L’économie s’érige ainsi elle-même en science autonome et elle impose orgueilleusement ses conclusions à la société.
Mais si l’on dénie au marché les vertus que le libéralisme lui prête, toutes les conclusions pratiques auxquelles aboutissent les calculs économiques qui utilisent les prix existants perdent leur force de vérité. Un jugement extérieur à l’économie, fondé sur la morale politique, est en droit de remettre en cause les orientations que le marché impose et de chercher à les modifier.

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