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Le capitalisme est-il réformable ? (2/2)

dimanche 30 mars 2008

Il faut alors, par des moyens extérieurs, définir les objectifs à atteindre, et l’économie devient la technique de mise en oeuvre des mécanismes sociaux (principalement, des mécanismes de marché) qui cherche à tendre vers ces objectifs. Le système des prix devient pour l’économiste un outil qu’il faut apprendre à manipuler et non plus une échelle de valeurs sociales révélées par le marché. Ce qui est ici suggéré ne viserait pas à fixer autoritairement ou à contrôler les prix, mais bien plutôt à exercer une influence sur les conditions de leur formation. Ils doivent être pour l’agent économique isolé un signal, un indicateur des attentes de la société, qui l’incitent à oeuvrer pour la société en cherchant à oeuvrer pour soi même. On peut dire que cela revient à remplacer la main invisible de Dieu par la main contrôlable d’une autorité politique aidée par un ingénieur social compétent.

On devrait ainsi soigneusement distinguer deux idées. La première, qu’on peut estimer vraie, consiste à penser que les mécanismes de marché sont indispensables au bon fonctionnement d’une économie basée sur la spécialisation et l’échange. L’autre, qui paraît manifestement fausse, revient à croire que les sociétés humaines vont nécessairement vers le meilleur état économique possible - si et seulement si - elles se laissent entièrement orienter par les marchés, l’Etat ne pouvant rien faire de mieux que réduire au minimum ses interventions. La plus grande victoire de l’idéologie libérale est d’avoir imposé l’opinion que ces deux idées se confondent, ou que la deuxième est la suite nécessaire de la première.

Il faut dire que le "socialisme réel" a puissamment contribué à l’entretien de cette confusion. Sous couvert d’appropriation collective des moyens de production, il a pratiqué une prise en mains complète de la production et des échanges par l’appareil d’Etat qui s’est révélé catastrophique. Il a par là donné des arguments à l’opinion que toute intervention de l’Etat est en elle-même néfaste.
Les défis du monde d’aujourd’hui imposent que nous sortions de cette double erreur. Nous avons besoin d’inventer une nouvelle forme d’interventionnisme, qui réussisse à influencer profondément les conditions de production et d’échange mais laisse en même temps la concurrence entre producteurs et les choix libres des consommateurs produire leurs effets. Inventer, cela veut dire en l’occurence théoriser et expérimenter, mais aussi analyser, pour en tirer tous les enseignements possibles, les interventions déjà pratiquées, hier et aujourd’hui, par tous les Etats du monde. La confrontation idéologique du libéralisme et du socialisme a, jusqu’à aujourd’hui, détourné les théoriciens de cette appréhension empirique des réalités. Elle a entravé la construction d’une vraie doctrine cohérente de l’interventionnisme en économie de marché.

Si les analyses qui précèdent sont justes, la tâche à accomplir est lourde et difficile, car il ne s’agit pas seulement de faire preuve d’invention technique. Nous avons d’abord à accepter la remise en cause d’un des fondements de l’auto-institution imaginaire de la société occidentale moderne. Aussi longtemps que cette révolution ne sera pas faite, les objections techniques fondées ou non se dresseront en masse pour y faire obstacle.

Cette première étape supposée franchie, d’importantes réflexions seraient à mener sur les moyens de la politique économique, d’une part, sur l’articulation de la vie politique et de la vie économique, d’autre part. Il faudrait s’interroger de façon approfondie sur ce que pourrait être une économie de marché dirigée, malgré le caractère inhabituel du rapprochement de ces deux termes. Quelles institutions peuvent contribuer à son bon fonctionnement ? Quelle est la typologie des mesures que la puissance publique doit s’autoriser ?

Bernard Levasseur,
Economiste.
Esprit n°260, janvier 2000.

Notes

1 : Bernard Mandeville, La Fable des Abeilles, Paris, Vrin, 1990. Voir la page consacrée à l’auteur et à son influence sur Hayek dans ce site.

1a : L’accueil de la Fable des Abeilles peut être rapproché de l’accueil qui a été reservé, au tournant du siècle, aux Nourritures terrestres d’André Gide (NdC).

2 : Emmanuel Kant, "Idée d’une Histoire universelle", Oeuvres philosophiques 2, Paris, Gallimard, 1985.

3 : Id., "Fondements de la métaphysique des moeurs", Oeuvres philosophiques 2, Paris, Gallimard, 1985.

4 : Cette expression traduit fidèlement la transformation effecutée par la théorie moderne. Cependant, elle peut paraître inadaptée dans la mesure où elle évoque la philosophie de l’histoire de Hegel. Chez celui-ci, la ruse de la raison a pour fin que "l’Esprit atteigne son propre concept". Elle se soucie peu des productions matérielles et de leur répartition.

5 : Milton Friedman, Essais d’économie positive, Paris, Litec, 1995.

5a : Un croirait lire un manuel du parfait petit keynésien... L’auteur oublie-t-il que ces éléments (et d’autres : les contrats implicites, l’hysterisis, etc.) ont été depuis bien longtemps intégrés aux modèles qu’il nomme "néo-libéraux" (sans les définir d’ailleurs) ? (NdC)

5b : Quel rapport entre le profit et le modèle de Debreu ? Nous aimerions que l’auteur soit plus locace sur ce point. (NdC)

6 : Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté, Paris, PUF, 1980, vol. 1 ; 1981, vol. 2 ; 1983, vol.3. Nous nous permettons de renvoyer au dossier que Catallaxia consacre a cet auteur incontournable.

6a : Oui, mais au même titre, et sûrement pas plus, que le droit, la morale, le language, la grammaire. (NdC)

7 : Karl Marx, Oeuvres, t. 1, Paris, Gallimard, 1963.

7a : L’auteur ne le dit pas, et on le comprend, mais Esprit, la revue qui l’accueille, a largement contribué dans le passé à cet aveuglément de la gauche française (NdC).

8 : Les thèses brièvement résumées dans ce paragraphe et les notions qui les expriment sont entièrement empruntées à Cornélius Castoriadis. Voir l’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975, et Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978, t.1 ; 1986, t. 2 ; 1990, t.3 ; 1996, t.4.

9 : Un développement historique plus complet montrerait que, dans le même temps, une autre théorie à la prétention scientifique aussi peu fondée justifiait des "prouesses" techniques initiées avec une inconscience pire.

10 : UNFPA, The State of World Population, New York, 1994.

10a : "Que tous reconnaissaient" : le moins que l’on puisse dire c’est que nous ne sommes pas du tout d’accord avec l’auteur.

11 : L.V. Kantorovitch, Calcul économique et utilisation des ressources, Paris, Dunod, 1962.

12 : Voir Frédéric Lordon, "Les apories de la politique économique à l’époque des marchés financiers", Annales, janvier-février 1997.

13 : Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, 2 tomes, Seuil, 1979. Cf. les pages consacrées à ce livre sur ce site.

14 : Les nombreuses interventions de l’Etat dans le fonctionnement de l’économie de marché, pratiquées hier et aujourd’hui dans tous les pays, constituent dans cette optique un champ d’étude qui devrait être privilégié. Qu’elles aient donné lieu à peu d’analyses théoriques est sans doute un effet de la domination de l’idéologie libérale.

14a : Robert Boyer, Michel Aglietta par exemple (NdC).

Quelques petites remarques sur cet article

Cessons en premier lieu de caricaturer la pensée d’Adam Smith : disons et redisons encore que la main invisible n’est en rien la foi en une quelconque providence surnaturelle ; ce n’est que, dans la langue du XVIIIe, une métaphore d’un ordonnancement non voulu, mais bel et bien réalisé. Levasseur a par conséquent tout à fait raison de rapprocher Mandeville, Smith et Kant ; il s’agit en effet d’une seule et même logique.

Mais venons-en à l’essentiel : deux doctrines ontologiquement contradictoires, l’optimum de Pareto et l’ordre spontané de Hayek, aboutissent à la même conclusion : donc ces deux doctrines, et leur conclusion, sont nécessairement fausses. Il s’agit d’un argument spécieux, si toutefois nous avons la charité de considérer cette assertion comme un argument. Prenons un seul exemple, tiré de l’actualité : deux personnes souhaitent maintenir la liberté d’expression dont disposent les sectes. La première parce qu’elle place au-dessus de tout le principe de la liberté d’expression ; la seconde, membre d’une sectes, souhaite preserver pour son clan la liberté dont il dispose. Mais il est incontestable que l’opinion de ces deux personnes est absolument contradictoire : la première est en faveur de la liberté, tandis que le sectaire la nie (hormis pour lui-même). Ce faisant, et nous pourrions citer mille autre exemples, l’observation - juste - que deux logiques irréductibles aboutissent à la même conclusion ne signifie pas pour autant qu’elles sont toutes deux fausses. Ni que la conclusion inverse est la bonne. L’auteur, qui aime à citer Karl Popper, ce dont Catallaxia ne saurait le blâmer, ferait bien de se replonger dans le tome II de la Société ouverte et ses ennemis : Popper y explique comment, d’observations justes, Marx tire des conclusions qu’il affirme, qu’il démontre même, mais qui ne sont pour autant pas induites logiquement de ses observations.
Cela étant, Levasseur a parfaitement raison de dire qu’un argumentaire de type néo-classique (nous préférons cette formule à la notion fumeuse de "doctrine néo-libérale) est incompatible avec un argumentaire "culturaliste" comme celui de l’école autrichienne. La concurrence pure et parfaite de la révolution marginaliste n’est sans doute pas leur principale trouvaille, mais on ne peut effectivement pas assimiler le modèle d’équilibre général et l’incomplètude de l’information que propose Hayek. Encore que, dans le modèle hayékien, les prix jouent le rôle de vecteur collectif et immédiat de l’information, et que par conséquent l’écart d’informations entre les acteurs est trompé par le système des prix.

Une autre remarque sur la démonstration de l’auteur : selon ce dernier, nous nous serions laissés égarés depuis deux siècles par l’opposition libéralisme/socialisme. Or chacune de ces théorie est fausse. Et, au surplus, "la tension d’opposition était telle que presque aucune place n’était laissée à la critique interne d’aucun des deux côtés". Le fait même que les deux doctrines libérales citée plus haut soient incompatibles entre elles rend les propos de Levasseur contradictoires. La pensée des Autrichiens (mais nous pourrions en citer de nombreuses autres) est née précisément en opposition au modèle néo-classique. Le seul échappatoire serait de nier cette opposition, ce qui détruirait encore l’argumentation de Levasseur. On ne peut pas dire en même temps que le libéralisme n’a pas fait de place à la critique interne dans son opposition au socialisme, et que ses courants sont contradictoires entre eux.
Il est d’autre part très simpliste et profondément injuste de limiter le libéralisme économique à un duel entre l’optimum de Pareto et Hayek. Quid des libertariens (Mises, ...), des monétaristes (Friedman, Schwartz, Brunner, Meltzer), de la nouvelle macroéconomie classique (Lucas, Sargent, Wallace, Prescott, Kydland) (1) ?

L’auteur affirme plus loin que les marchés sont aveugles, qu’ils exercent de surcroît une véritable dictature sur les Etats. Une dictature anonyme, instable, mais irrésistible malgré tout. Levasseur fait ici encore une confusion : le phénomène de surréaction des marchés n’est contesté par personne. Les marchés, par leur instabilité, ont tendance à aggraver les évolutions, positives ou négatives, des anticipations des acteurs. Mais cela ne signifie nullement qu’ils soient irrationnels. A aucun moment les acteurs des marchés, car il s’agit d’êtres de chair, ne l’oublions pas, ne misent sur telle ou telle évolution à l’aveuglette. Bien au contraire, ils n’agissent que lorsqu’ils disposent du maximum d’information possible. Ce que l’auteur incrimine en réalité, c’est le fait que les choix des marchés peuvent être en opposition avec les choix des Etats. Il faut alors, comme il le dit d’ailleurs très bien, "orienter les activités vers un optimum social défini de façon autonome". Et nous revoilà chez Rousseau et sa volonté générale ! Décidément, cet auteur semble indépassable.

Nous apprécions beaucoup Rousseau, en ce qu’il marque la continuation logique de la réponse au problème théologico-politique telle qu’elle a été esquissée par Hobbes avant lui : en extrayant totalement le pouvoir de Dieu du cercle des hommes, Rousseau a puissamment oeuvré en faveur du libéralisme moderne. Le concept de volonté générale doit être lu dans ce cadre-là. Mais des penseurs holistes, socialistes ou conservateurs pour l’essentiel, ont fait de cette volonté générale l’alpha et l’oméga de tout optimum social. Le bien, c’est ce que la volonté générale déclare tel.
C’est ici qu’il faut en revenir à Hayek : il ne dit pas seulement que le marché est un ordre spontané. Levasseur garde bien sous silence que la grammaire, le language, la morale, le droit, les coutumes, la science, sont aussi des ordres spontanés. Et que la société dans son ensemble répond à une double logique concomitante, de kosmos (ordre) et de taxis (organisation). Mais Hayek dit aussi que la volonté générale, qui n’est en fait que la volonté du plus grand nombre des votants, est absolument incapable de déterminer quel doit être un optimum social. Il n’y a pas de justice sociale car il est impossible de définir absolument ce qu’est la justice "sociale". Il n’y a que des conceptions de la justice sociale, la mienne, la tienne, la sienne. Oui il s’agit de constructivisme que de vouloir imposer sa concepion du souverain-bien, pour parler comme Aristote. Il faut bien distinguer l’ordre étendu du kosmos de l’organisation humaine du taxis. Ce n’est que dans ce dernier cadre que doit oeuvrer l’ingénieur social de Popper. Hayek et Popper sont d’ailleurs parfaitement d’accord ; ils expriment simplement leurs doctrines de manière différente, là encore.

Juste un mot sur la pirouette rhétorique archi-classique qui consiste à présenter la peste (le libéralisme) puis le choléra (le socialisme), pour finalement, tel un boy-scout de la dialectique, se prétendre entre les deux, dans un lieu fait d’ombres chinoises, on ne sait pas trop où. Les Révolutionnaires avaient raison de le nommer le marais. La rhétorique est un naufrage.

Enfin, l’auteur parle d’"exercer une influence sur les conditions de formation des prix", d’"économie de marché dirigée". Toute intervention d’agent économique, et l’Etat en est un des principaux, excerce une influence sur les conditions de formation des prix. A force d’enfoncer de telles portes ouvertes, Levasseur va finir par se blesser.

Notes des remarques

1 : Nous vous conseillons un excellent Que sais-je ? consacré à la NMC : H. Lamotte, J.Ph. Vincent, La Nouvelle macroéconomie classique, PUF, Que sais-je ? n°2713, Paris, 1993.

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