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Paradoxes et malentendus de la Révolution d’Octobre

lundi 31 mars 2008

" Avec la chute du communisme, la nécessité de démontrer le caractère " historiquement inéluctable " de la Grande Révolution socialiste d’Octobre a disparu. 1917 pouvait enfin devenir un objet historiquement " normal ". Malheureusement, ni les historiens ni surtout notre société ne sont prêts à rompre avec le mythe fondateur de l’année zéro, de cette année où tout aurait commencé : le bonheur ou le malheur du peuple russe ".

Ces propos d’un historien russe contemporain illustrent une permanence : quatre-vingts ans après l’événement, la " bataille pour le récit " de 1917 se poursuit.

Pour une première école historique, que l’on pourrait qualifier de " libérale ", la révolution d’Octobre n’a été qu’un putsch imposé par la violence à une société passive, résultat d’une habile conspiration tramée par une poignée de fanatiques disciplinés et cyniques, dépourvus de toute assise réelle dans le pays. Aujourd’hui, la quasi-totalité des historiens russes, comme les élites cultivées et les dirigeants de la Russie post-communiste, a fait sienne la vulgate libérale. Privée de toute épaisseur sociale et historique, la révolution d’Octobre 1917 est relue comme un accident qui a détourné de son cours naturel la Russie pré-révolutionnaire, une Russie riche, laborieuse et en bonne voie vers la démocratie. Clamée d’autant plus haut et fort que perdure en réalité une remarquable continuité des élites dirigeantes qui ont toutes appartenues à la Nomenklatura communiste, la rupture symbolique avec la " monstrueuse parenthèse du soviétisme " présente un atout majeur : celui de libérer la société russe du poids de la culpabilité, d’un repentir si pesant durant les années de perestroïka, marquées par la redécouverte douloureuse du stalinisme. Si le coup d’État bolchevique de 1917 n’a été qu’un accident, alors le peuple russe n’a été qu’une victime innocente.
Face à cette interprétation, l’historiographie soviétique a tenté de montrer qu’Octobre 1917 avait été l’aboutissement logique, prévisible, inévitable, d’un itinéraire libérateur entrepris par les " masses " consciemment ralliées au bolchevisme. Sous ses divers avatars, ce courant historiographique a amalgamé la " bataille pour le récit " de 1917 à la question de la légitimité du régime soviétique. Si la grande révolution socialiste d’Octobre 1917 a été l’accomplissement du sens de l’Histoire, un événement porteur d’un message d’émancipation adressé aux peuples du monde entier, alors le système politique, les institutions, l’État qui en étaient issus demeuraient, envers et contre toutes les erreurs qui avaient pu être commises par le stalinisme, légitimes. L’effondrement du régime soviétique a naturellement entraîné une délégitimation complète de la Révolution d’Octobre 1917 et la disparition de la vulgate marxisante, rejetée, pour reprendre une célèbre formule bolchevique, " dans les poubelles de l’Histoire ". Néanmoins, comme la mémoire de la peur, la mémoire de cette vulgate reste vivace, autant sinon plus en Occident que dans l’ex-URSS.

Rejetant la vulgate libérale comme la vulgate marxisante, un troisième courant historiographique s’est efforcé de " dé-idéologiser " l’histoire de la révolution russe, de comprendre, comme l’écrivait Marc Ferro, que " l’insurrection d’Octobre 1917 ait pu être à la fois un mouvement de masse et [que] seul un petit nombre y ait participé ". Parmi les nombreuses questions qui se posent, à propos de 1917, beaucoup d’historiens qui refusent le schéma simpliste de l’historiographie libérale aujourd’hui dominante figurent des problèmes clés. Quel rôle à joué la militarisation de l’économie et la brutalisation des rapports sociaux consécutifs à l’entrée de l’empire russe dans la Première guerre mondiale ? Y a-t-il eu émergence d’une violence sociale spécifique qui allait faire le lit d’une violence politique exercée par la suite contre la société ? Comment une révolution populaire et plébéienne profondément antiautoritaire et antiétatique a-t-elle amené au pouvoir le groupe politique le plus dictatorial et le plus étatiste ? Quel lien peut-on établir entre l’indéniable radicalisation de la société russe tout au long de l’année 1917 et le bolchevisme ?

Avec le recul du temps et grâce aux nombreux travaux d’une historiographie conflictuelle, donc intellectuellement stimulante, la révolution d’Octobre 1917 nous apparaît comme la convergence momentanée de deux mouvements : une prise de pouvoir politique, fruit d’une minutieuse préparation insurrectionnelle, par un parti qui se distingue radicalement, par ses pratiques, son organisation et son idéologie, de tous les autres acteurs de la Révolution ; une vaste révolution sociale, multiforme et autonome. Cette révolution sociale se manifeste sous des aspects très divers : une immense jacquerie paysanne d’abord, veste mouvement de fond qui plonge ses racines dans une longue histoire, marquée non seulement par une haine vis-à-vis du propriétaire foncier, mais aussi par une profonde méfiance de la paysannerie envers la ville, le monde extérieur, envers toute forme d’ingérence étatique.

L’été et l’automne 1917 apparaissent ainsi comme l’aboutissement, enfin victorieux, d’un grand cycle de révoltes commencé en 1902, culminant une première fois en 1905-1907. L’année 1917 est une étape décisive d’une grande révolution agraire, de l’affrontement entre la paysannerie et les grands propriétaires pour l’appropriation des terres, la réalisation tant attendue du " partage noir ", un partage de toutes les terres en fonction du nombre de bouches à nourrir dans chaque famille. Mais c’est aussi une étape importante dans l’affrontement entre la paysannerie et l’État, pour le rejet de toute tutelle du pouvoir des villes sur les campagnes. Sur ce terrain, 1917 n’est qu’un des jalons d’un cycle d’affrontements qui culminera en 1918-1922, puis dans les années 1929-1933, s’achevant sur une défaite totale du monde rural, brisé à la racine par la collectivisation forcée des terres.

Parallèlement à la révolution paysanne, on assiste tout au cours de l’année 1917, à une décomposition en profondeur de l’armée, formée de près de dix millions de paysans-soldats mobilisés depuis plus de trois ans dans une guerre dont ils ne comprenaient guère le sens - presque tous les généraux déploraient le manque de patriotisme de ces soldats-paysans politiquement peu intégrés à la nation, et dont l’horizon civique n’allait guère au-delà de leur communauté rurale.

Un troisième mouvement de fond touche une minorité sociale représentant à peine 3 % de la population active, mais une minorité politiquement agissante, très concentrée dans les grandes villes du pays, le monde ouvrier. Ce milieu, qui condense toutes les contradictions sociales d’une modernisation économique en marche depuis à peine une génération, donne naissance à un mouvement revendicatif ouvrier spécifique, autour de mots d’ordre authentiquement révolutionnaires - le " contrôle ouvrier ", le " pouvoir aux soviets ".

Enfin, un quatrième mouvement se dessine à travers l’émancipation rapide des nationalités et des peuples allogènes de l’ex-Empire tsariste, qui demandent leur autonomie, puis leur indépendance.

Chacun de ces mouvements a sa propre temporalité, sa dynamique interne, ses aspirations spécifiques, qui ne sauraient évidemment être réduites ni aux slogans bolcheviques ni à l’action politique de ce parti. Ces mouvements agissent, tout au cours de l’année 1917, comme autant des forces dissolvantes qui contribuent puissamment à la destruction des institutions traditionnelles et, plus généralement, de toutes les formes d’autorité. Durant un bref mais décisif instant - la fin de l’année 1917 - l’action des bolcheviks, minorité politique agissant dans le vide institutionnel ambiant, va dans le sens des aspirations du plus grand nombre, même si les objectifs à moyen et long termes sont différents pour les uns et les autres. Momentanément, coup d’État politique et révolution sociale convergent, ou, plus exactement, se télescopent, avant de diverger vers des décennies de dictature.
Les mouvements sociaux et nationaux qui explosent à l’automne 1917 se sont développés à la faveur d’une conjonction très particulière combinant, dans une situation de guerre totale, en elle-même source de régression et de brutalisation générales, crise économique, bouleversement des relations sociales et faillite de l’État.

Loin de donner une impulsion nouvelle au régime tsariste et de renforcer la cohésion, encore très imparfaite, du corps social, la Première guerre mondiale agit comme un véritable révélateur de la fragilité d’un régime autocratique déjà ébranlé par la révolution de 1905-06 et affaibli par une politique inconséquente alternant concessions insuffisantes et reprise en main conservatrice. La guerre accentua également les faiblesses d’une modernisation économique inachevée, dépendante d’un afflux régulier de capitaux, de spécialistes et de technologies étrangers. Elle réactiva la fracture profonde entrer une Russie urbaine, industrielle et gouvernante et la Russie rurale, politiquement non intégrée et encore largement refermée sur ses structures locales et communautaires.
Comme les autres belligérants, le gouvernement tsariste avait escompté que la guerre serait courte. La fermeture des détroits et le blocus économique de la Russie révélèrent brutalement la dépendance de l’Empire vis-à-vis de ses fournisseurs étrangers. La perte des provinces occidentales, envahies par les armées allemandes et austro-hongroises dès 1915, priva la Russie des produits de l’industrie polonaise, une des plus développées de l’empire. L’économie nationale ne résista pas longtemps à la poursuite de la guerre : dès 1915, le système des transports ferroviaires fut désorganisé, faute de pièces de rechange. La reconversion de la quasi totalité des usines vers l’effort militaire cassa le marché intérieur. Au bout de quelques mois, l’arrière manqua de produits manufacturés et le pays s’installa dans les pénuries et l’inflation. Dans les campagnes, la situation se dégrada rapidement : l’arrêt brutal du crédit agricole et du remembrement, la mobilisation massive des hommes dans l’armée, les réquisitions de cheptel et de céréales, la pénurie des biens manufacturés, la rupture des circuits d’échange entre villes et campagnes stoppèrent net le processus de modernisation des exploitations rurales amorcé avec succès, depuis 1906, par le premier ministre Piotr Stolypine, assassiné en 1910. Trois années de guerre renforcèrent la perception paysanne de l’État comme d’une force hostile et étrangère. Les vexations quotidiennes dans une armée où le soldat était davantage traité comme un serf que comme un citoyen exacerbèrent les tensions entre les hommes de rang et les officiers, tandis que les défaites minaient ce qui restait du prestige d’un régime impérial trop lointain. Le vieux fond d’archaïsme et de violence, toujours présent dans les campagnes, et qui s’était exprimé avec force lors des immenses jacqueries des années 1902-1906, en sortit renforcé.
Dès la fin de 1915, le pouvoir ne maîtrisait plus la situation. Devant la passivité du régime, on vit de toutes parts s’organiser comités et associations prenant en charge la gestion du quotidien que l’État ne semblait plus en mesure d’assurer : soins aux blessés, ravitaillement des villes et de l’armée. Les Russes commencèrent à se gouverner eux-mêmes ; un grand mouvement, venu du tréfonds de la société et dont personne n’avait encore pris la mesure, s’était mis en branle. Mais, pour que ce mouvement triomphât des forces dissolvantes qui étaient aussi à l’œuvre, il aurait fallu que le pouvoir l’encourageât, lui donnât la main.
Or, au lieu de jeter un pont entre le pouvoir et les éléments les plus avancés de la société civile, Nicolas II s’accrocha à l’utopie monarcho-populiste du " petit-père-tsar-commandant-l’armée-de-son-bon-peuple-paysan ". Il prit en personne le commandement suprême des armées, acte suicidaire pour l’autocratie, en pleine défaite nationale. Isolé dans son train spécial au quartier général de Mogilev, Nicolas II cessa, en réalité, dès l’automne de 1915, de diriger le pays, s’en remettant à son épouse, l’impératrice Alexandra, très impopulaire, car d’origine allemande.

Au cours de l’année 1916, le pouvoir sembla se dissoudre. La Douma d’empire, seule assemblée élue, si peu représentative fût-elle, ne siégeait plus que quelques semaines par an ; gouvernements et ministres se succédaient, tout aussi incompétents et impopulaires. La rumeur publique accusait la coterie influente dirigée par l’impératrice et par Raspoutine d’ouvrir sciemment le territoire national à l’invasion ennemie. Il devenait manifeste que l’autocratie n’était plus capable de mener la guerre. A la fin de l’année 1916, le pays devint ingouvernable. Dans une atmosphère de crise politique illustrée par l’assassinat, le 31 décembre, de Raspoutine, les grèves, tombées à un niveau insignifiant au début de la guerre, reprirent de l’ampleur. L’agitation gagna l’armée, la désorganisation totale des transports cassa l’ensemble du système de ravitaillement. C’est un régime à la fois discrédité et affaibli que vinrent surprendre les journées de février 1917.

La chute du régime tsariste, emporté à l’issue de cinq jours de manifestations ouvrières et de la mutinerie de quelques milliers d’hommes de la garnison de Pétrograd, révéla non seulement la faiblesse du tsarisme et l’état de décomposition d’une armée à laquelle l’état-major n’osa pas faire appel pour mater une émeute populaire, mais aussi l’impréparation politique de toutes les forces d’opposition profondément divisées, depuis les libéraux du Parti constitutionnel-démocrate, jusqu’aux sociaux-démocrates.

A aucun moment de cette révolution populaire spontanée, commencée dans la rue et terminée dans les cabinets feutrés du Palais de Tauride, siège de la Douma, les forces politiques d’opposition ne guidèrent le mouvement. Les libéraux avaient peur de la rue ; quant aux partis socialistes, ils craignaient une réaction militaire. Entre les libéraux, inquiets de l’extension des troubles, et les socialistes, pour lesquels l’heure était à l’évidence à la révolution " bourgeoise " - première étape d’un long processus qui pourrait, avec le temps, ouvrir la voie à une révolution socialiste -, s’engagèrent des négociations qui aboutirent après de longes tractations à la formule inédite d’un double pouvoir. D’un côté, le gouvernement provisoire, un pouvoir soucieux d’ordre, dont la logique était celle du parlementarisme, et l’objectif celui d’une Russie capitaliste, moderne et libérale, résolument ancrée à ses alliés français et britanniques. De l’autre côté, le pouvoir du soviet de Petrograd, qu’une poignée de militants socialistes venait de constituer et qui se prétendait être, dans la grande tradition du soviet de Saint-Petersbourg de 1905, une représentation plus directe, plus révolutionnaire des " masses ". Mais ce " pouvoir des soviets " était lui-même une réalité mouvante et changeante, au gré de l’évolution des structures décentralisées et bourgeonnantes, et, plus encore, des changements d’une opinion publique versatile.

Les trois gouvernements provisoires qui se succédèrent, du 2 mars au 25 octobre 1917, s’avérèrent incapables de résoudre les problèmes que leur avait laissés en héritage l’Ancien régime : la crise économique, la poursuite de la guerre, la question ouvrière, le problème agraire. Les nouveaux hommes au pouvoir - les libéraux du Parti constitutionnel-démocrate, majoritaires dans les deux premiers gouvernements, comme les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, majoritaires dans le troisième - appartenaient tous à ces élites urbaines cultivées, à ces éléments avancés de la société civile qui étaient partagés entre une confiance naïve et aveugle dans le " peuple ", et une peur des " masses sombres " qui les entouraient et qu’ils connaissaient d’ailleurs fort mal. En majorité, ils considéraient, du moins dans les premiers mois d’une révolution qui avait frappé les esprits par son aspect pacifique, qu’il fallait laisser libre cours à la poussée démocratique libérée par la crise, puis par la chute de l’Ancien régime. Faire de la Russie " le pays le plus libre du monde ", tel était le rêve d’idéalistes comme le prince Lvov, chef des deux premiers gouvernements provisoires.

" L’esprit du peuple russe, dit-il dans une de ses premières déclarations, s’est révélé être, par sa nature même, un esprit universellement démocratique. Il est prêt non seulement à se fondre dans la démocratie universelle, mais à en prendre la tête sur le chemin du progrès jalonné par les grands principes de la Révolution française : Liberté, Égalité, Fraternité ".

Fort de ces convictions, le gouvernement provisoire multiplia les mesures démocratiques - libertés fondamentales, suffrage universel, suppression de toute discrimination de caste, de race ou de religion, reconnaissance du droit de la Pologne et de la Finlande à l’autodétermination, promesse d’autonomie pour les minorités nationales, etc. - qui devaient, pensait-il, permettre un veste sursaut patriotique, consolider la cohésion sociale, assurer la victoire militaire aux côtés des alliés et amarrer solidement le nouveau régime aux démocraties occidentales. Par souci tatillon de la légalité, le gouvernement se refusa cependant, dans une situation de guerre, à prendre toute une série de mesures importantes qui engageraient l’avenir, avant la réunion d’une Assemblée constituante, qui devait être élue à l’automne 1917. Il tint délibérément à rester " provisoire ", laissant en suspens les problèmes les plus brûlants : le problème de la paix et le problème de la terre. Quant à la crise économique, liée à la poursuite de la guerre, pas plus que le régime précédent, le gouvernement provisoire ne parvint, durant les quelques mois de son existence, à en venir à bout ; problèmes de ravitaillement, pénuries, inflation, rupture des circuits d’échanges, fermetures d’entreprises, explosion du chômage ne firent qu’exacerber les tensions sociales.

Face à l’attentisme du gouvernement, la société continua à s’organiser de façon autonome. En quelques semaines, par milliers, soviets, comités d’usine et de quartier, milices ouvrières armées (les " Gardes rouges "), comités de paysans, comités de soldats, de Cosaques, de ménagères foisonnèrent. Autant de lieux de débats, d’initiatives, d’affrontements où s’exprimaient des revendications, une opinion publique, une autre façon de faire de la politique. Véritable fête de libération, qui devint au fil des jours de plus en plus violente, la révolution de Février ayant libéré ressentiments et frustrations sociales longtemps accumulées, le mitingovanie (le meeting permanent) était aux antipodes de la démocratie parlementaire dont rêvaient les hommes politiques du nouveau régime. Tout au long de l’année 1917, on assista à une indéniable radicalisation des revendications et des mouvements sociaux.
Les ouvriers passèrent de revendications économiques - la journée de huit heures, la suppression des amendes et autres mesures vexatoires, les assurances sociales, des augmentations de salaire - à des demandes politiques, qui impliquaient un changement radical des relations sociales entre patrons et salariés et une autre forme de pouvoir. Organisés en comités d’usine, dont l’objectif premier était de contrôler l’embauche et les licenciements et d’empêcher les patrons de freiner abusivement l’entreprise sous prétexte de rupture d’approvisionnement, les ouvriers en vinrent à exiger le " contrôle ouvrier " sur la production. Mais, pour que ce " contrôle ouvrier " prît vit, il fallait une forme absolument nouvelle de gouvernement, le " pouvoir des soviets ", seul capable de prendre des mesures radicales, notamment la mise sous séquestre des entreprises, et leur nationalisation, une revendication inconnue au printemps 1917, mais de plus en plus souvent mise en avant six mois plus tard.

Dans le cours des révolutions de 1917, les rôle des soldats-paysans - une masse de dix millions d’hommes mobilisés - fut décisif. La décomposition rapide de l’armée russe, gagnée par les désertions et le pacifisme, joua un rôle d’entraînement dans la faillite généralisée des institutions. Les comités de soldats, autorisés par le premier texte adopté par le gouvernement provisoire - le fameux décret n°1, véritable " charte des droits des soldats ", qui abolissait les règles de discipline les plus vexatoires de l’Ancien Régime -, n’eurent de cesse d’outrepasser leurs prérogatives. Ils en vinrent à récuser tel ou tel officier, à en " élire " de nouveaux, à se mêler de stratégie militaire, se posant en " pouvoir soldat " d’un type inédit. Ce pouvoir soldat fit le lit d’un " bolchevisme de tranchée " spécifique, que le général Broussilov, commandant en chef de l’armée russe, caractérisait ainsi : " les soldats n’avaient pas la moindre idée de ce qu’était le communisme, le prolétariat ou la Constitution. Ils voulaient la paix, la terre, la liberté de vivre sans lois, sans officiers ni propriétaires fonciers. Leur " bolchevisme " n’était en réalité qu’une formidable aspiration à une liberté sans entraves, à l’anarchie ".
Après l’échec de la dernière offensive de l’armée russe, en juin 1917, l’armée se délita : des centaines d’officiers soupçonnés par la troupe d’être des "contre-révolutionnaires" furent arrêtés par les soldats et souvent massacrés. Le nombre de déserteurs monta en flèche, pour atteindre en août-septembre plusieurs dizaines de milliers par jour. Les paysans-soldats n’eurent bientôt plus qu’une seule idée en tête : rentrer chez eux, pour ne pas manquer le partage des terres et du cheptel des grands propriétaires. De juin à octobre 1917, plus de deux millions de soldats, fatigués de combattre ou d’attendre le ventre creux dans les tranchées et les garnisons, désertèrent une armée en déliquescence. Leur retour au village alimenta, à son tour, les troubles dans les campagnes.

Jusqu’à l’été, les troubles agraires étaient restés assez circonscrits, surtout en comparaison avec ce qui s’était passé lors de la révolution de 1905-06. Une fois connue la nouvelle de l’abdication du tsar, comme il était de coutume lorsqu’un événement important se produisait, l’assemblée paysanne se réunit et fit rédiger une pétition exposant les doléances et les souhaits des paysans. Le première revendication était que la terre appartînt à ceux qui la travaillaient, que fussent immédiatement redistribuées les terres non cultivées des grands propriétaires, que les baux fussent réévalués à la baisse. Peu à peu, les paysans s’organisèrent, mettant en place des comités agraires, an niveau tant du village que du canton, dirigés le plus souvent par des membres de l’intelligentsia rurale - instituteurs, popes, agronomes, officiers de santé - proches des milieux socialistes-révolutionnaires. A partir de mai-juin 1917, le mouvement paysans se durcit : pour ne pas se laisser déborder par une base impatiente, nombre de comités agraires se mirent à saisir matériel agricole et cheptel des propriétaires fonciers et à s’approprier bois, pâturages et terre inexploitées. Cette lutte ancestrale pour le "partage noir" des terres se fit aux dépens des grands propriétaires fonciers, mais aussi des "koulaks", ces paysans aisés qui, à la faveur des réformes de Stolypine, avaient quitté la communauté rurale pour s’établir sur un lopin en pleine et entière propriété, libérée de toutes les servitudes communautaires. Dès avant la révolution d’Octobre 1917, le koulak, croque-mitaine de tous les discours bolcheviques stigmatisant le "paysan riche rapace", le "bourgeois rural", l’"usurier", le "koulak buveur de sans", n’était plus que l’ombre de lui-même. Il avait dû, en effet, rétrocéder à la communauté villageoise la majeure partie de son cheptel, de ses machines, de ses terres, reversés au pot commun et partagés selon l’ancestral principe égalitaire des "bouches à nourrir".

Au cours de l’été, les troubles agraires, attisés par le retour au village de centaines de milliers de déserteurs armés, devinrent de plus en plus violents. A partir de la fin du mois d’août, déçus par les promesses non tenues d’un gouvernement qui ne cessait de remettre à plus tard la réforme agraire, les paysans partirent à l’assaut des domaines seigneuriaux, systématiquement mis à sac et brûlés, pour en chasser une fois pour toutes le propriétaire foncier honni. En Ukraine, dans les provinces centrales de la Russie - Tambov, Penza, Voronej, Saratov, Orel, Toula, Riazan - des milliers de demeures seigneuriales furent brûlées, des centaines de propriétaires massacrés.

Devant l’extension de cette révolution sociale, les élites dirigeantes et les partis politiques - à l’exception notable des bolcheviks, sur l’attitude desquels nous reviendrons - hésitaient entre des tentatives de contrôler, tant bien que mal, le mouvement, et la tentation du putsch militaire. Ayant accepté, dès le mois de mai, d’entrer au gouvernement, mencheviks, populaires dans les milieux ouvriers, et socialistes-révolutionnaires, mieux implantés dans le monde rural que n’importe quelle autre formation politique, se révélèrent incapables, du fait de la participation de certains de leurs dirigeants à un gouvernement soucieux d’ordre et de légalité, de réaliser les réformes qu’ils avaient toujours prônées - notamment, en ce qui concernait les socialistes-révolutionnaires, le partage des terres. Devenus les gestionnaires et les gardiens de l’État "bourgeois", les partis socialistes modérés laissèrent le champ de la contestation aux bolcheviks, sans pour autant tirer bénéfice de leur participation à un gouvernement qui contrôlait chaque jour un peu moins la situation dans le pays.

Face à l’anarchie envahissante, les milieux patronaux, les propriétaires fonciers, l’état-major et un certain nombre de libéraux désabusés furent tentés par la solution du coup de force militaire, que proposait le général Kornilov. Cette solution échoua devant l’opposition du gouvernement provisoire dirigé par Alexandre Kerenski. La victoire du putsch militaire aurait, en effet, anéanti le pouvoir civil, qui, si faible fût-il, s’accrochait à la conduite formelle des affaires du pays. L’échec du putsch du général Kornilov, les 24-27 août 1917, précipita la crise finale d’un gouvernement provisoire qui ne contrôlait plus aucun des relais traditionnels du pouvoir. Tandis qu’au sommet les jeux du pouvoir mettaient aux prises civils et militaires aspirant à une illusoire dictature, les piliers sur lesquels reposaient l’État - le justice, l’administration, l’armée - cédaient, le droit était bafoué, l’autorité, sous toutes ses formes, contestée.

La radicalisation incontestable des messes urbaines et rurales signifiait-elle leur bolchevisation ? Rien n’est moins sûr. Derrière les slogans communs - "contrôle ouvrier", "tout le pouvoir aux soviets" - militants ouvriers et dirigeants bolcheviques ne donnaient pas aux termes la même signification. Dans l’armée, le "bolchevisme de tranchée" reflétait avant tout une aspiration générale à la paix, partagée par les combattants de tous les pays engagés depuis trois ans dans la plus meurtrière et la plus totale des guerres. Quant à la révolution paysanne, elle suivait une voie tout à fait autonome, bien plus proche du programme socialiste-révolutionnaire favorable au "partage noir" que du programme bolchevique qui prônait la nationalisation de la terre et son exploitation en grandes unités collectives. Dans les campagnes, on ne connaissait les bolcheviks que d’après les récits qu’en faisaient les déserteurs, fourriers d’un bolchevisme diffus, porteur de deux mots magiques : la paix et la terre. Tous les mécontents étaient loin d’adhérer au Parti bolchevique, qui comptait, selon des chiffres controversés, entre cent et deux cent mille membres début octobre 1917. Néanmoins, dans le vide institutionnel de l’automne 1917, où toute autorité étatique avait disparu pour céder la place à une pléiade de comités, soviets ou autres groupuscules, il suffisait qu’un noyau bien organisé et décidé agît avec détermination pour exercer aussitôt une autorité disproportionnée à sa force réelle. C’est ce que fit le Parti bolchevique.

Depuis sa fondation en 1903, ce parti s’était démarqué des autres courants de la social-démocratie, tant russe qu’européenne, notamment par sa stratégie volontariste de rupture radicale avec l’ordre existant et par sa conception du parti, un parti fortement structuré, discipliné, élitaire et efficace, avant-garde de révolutionnaires professionnels, aux antipodes du grand parti de rassemblement, largement ouvert à des sympathisants de tendances différentes, tel que le concevaient les mencheviks et les sociaux-démocrates européens en général.
La Première guerre mondiale accentua encore la spécificité du bolchevisme léniniste. Rejetant toute collaboration avec les autres courants sociaux-démocrates, Lénine, de plus en plus isolé, justifia théoriquement sa position dans son essai L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Il y expliquait que la révolution éclaterait non dans le pays où le capitalisme était le plus fort, mais dans un État économiquement peu développé comme la Russie, à condition que le mouvement révolutionnaire y fût dirigé par une avant-garde disciplinée, prête à aller jusqu’au bout, c’est-à-dire la dictature du prolétariat et la transformation de la guerre impérialiste en une guerre civile.
Dans une lettre du 17 octobre 1914 adressée à Alexandre Chliapnikov, l’un des dirigeants bolcheviques, Lénine écrivait :

"Le moindre mal dans l’immédiat serait la défaite du tsarisme dans la guerre. […] L’essence entière de notre travail (persistant, systématique, peut-être de longue durée) est de viser à la transformation de la guerre en une guerre civile. Quand cela se produira est une autre question, ce n’est pas encore clair. Nous devons laisser le moment mûrir et le "forcer à mûrir" systématiquement… Nous ne pouvons ni "promettre" la guerre civile, ni la "décréter", mais nous avons le devoir d’œuvrer - le temps qu’il faudra - dans cette direction."

Révélant les "contradictions inter-impérialistes", la "guerre impérialiste" renversait ainsi les termes du dogme marxiste et rendait l’explosion plus probable en Russie que nulle part ailleurs. Tout au long de la guerre, Lénine revint sur l’idée que les bolcheviks devaient être prêts à encourager, par tous les moyens, le développement d’une guerre civile.
"Quiconque reconnaît la guerre de classes, écrivait-il en septembre 1916, doit reconnaître la guerre civile, qui dans toute société de classes représente la continuation du développement et l’accentuation naturels de la guerre de classes".

Après la victoire de la révolution de Février, à laquelle aucun dirigeant bolchevique d’envergure n’avait pris part, tous étant soit en exil, soit à l’étranger, Lénine, contre l’avis même de l’immense majorité des dirigeants du parti, prédit la faillite de la politique de conciliation avec le gouvernement provisoire que tâchait de mettre en œuvre le soviet de Petrograd, dominé par une majorité de SR et de sociaux-démocrates, toutes tendances confondues. Dans ses quatre Lettres de loin, écrites à Zurich du 20 au 25 mars 1917, et dont le quotidien bolchevique La Pravda n’osa publier que la première, tant ces écrits rompaient avec les positions politiques alors défendues par les dirigeants bolcheviques de Petrograd, Lénine exigeait la rupture immédiate entre le soviet de Petrograd et le gouvernement provisoire, ainsi que la préparation active de la phase suivante, "prolétarienne", de la révolution. Pour Lénine, l’apparition des soviets était le signe que la révolution avait déjà dépassé sa "phase bourgeoise". Sans plus attendre, ces organes révolutionnaires devaient s’emparer du pouvoir par la force, mettre fin à la guerre impérialiste, même au prix d’une guerre civile, inévitable dans tout processus révolutionnaire.

Rentré en Russie le 3 avril 1917, Lénine continua à défendre des positions extrêmes. Dans ses célèbres Thèses d’avril, il répéta son hostilité inconditionnelle à la république parlementaire et au processus démocratique. Accueillies avec stupéfaction et hostilité par la majorité des dirigeants bolcheviks de Petrograd, les idées de Lénine progressèrent rapidement, notamment parmi les nouvelles recrues du Parti, ceux que Staline appelait, à juste titre, les praktiki (les "praticiens"), par opposition aux "théoriciens". En quelques mois, les éléments plébéiens, parmi lesquels les soldats-paysans occupaient une place centrale, submergèrent les éléments urbanisés et intellectuels, vieux routiers des luttes sociales institutionnalisées. Porteurs d’une grande violence enracinée dans la culture paysanne et exacerbée par trois années de guerre, moins prisonniers du dogme marxiste qu’ils ne connaissaient guère, ces militants d’origine populaire, peu formés politiquement, représentants typiques d’un bolchevisme plébéien qui allait bientôt fortement déteindre sur le bolchevisme théorisant et intellectuel des bolcheviques d’origine, ne se posait guère la question : une "étape bourgeoise" était-elle nécessaire ou pas pour "passer au socialisme" ? Partisans de l’action directe, du coup de force, ils étaient les plus fervents activistes d’un bolchevisme où les débats théoriques laissaient place à la seule question désormais à l’ordre du jour, celle de la prise du pouvoir.

Entre une base plébéienne de plus en plus impatiente, prompte à l’aventure - les marins de la base navale de Kronstadt, au large de Petrograd, certaines unités de la garnison de la capitale, les Gardes rouges des quartiers ouvriers de Vyborg -, et les dirigeants hantés par l’échec d’une insurrection prématurée vouée à l’écrasement, la voie léniniste restait ouverte. Durant toute l’année 1917, les débordements de la base, impatiente d’en découdre avec les forces gouvernementales, faillirent emporter le Parti bolchevique, déclaré hors la loi à la suite des manifestations sanglantes des 3-5 juillet à Petrograd, et dont les dirigeants furent soit arrêtés, soit contraints, comme Lénine, à l’exil.
L’impuissance du gouvernement à régler les grands problèmes, la faillite des institutions et des autorités traditionnelles, le développement des mouvements sociaux, l’échec de la tentative de putsch militaire du général Kornilov permirent au Parti bolchevique de refaire surface, à la fin du mois d’août 1917, dans une situation propice à une prise du pouvoir par une insurrection armée.

Une nouvelle fois, le rôle personnel de Lénine, en tant que théoricien et stratège de la prise du pouvoir, fut décisif. Dans les semaines qui précédèrent le coup d’État bolchevique du 25 octobre 1917, Lénine mit en place toutes les étapes d’un coup d’État militaire, qui ne pourrait ni être débordé par un soulèvement imprévu des "masses" ni être freiné par le "légalisme révolutionnaire" de dirigeants bolcheviks, tels Zinoviev ou Kamenev, qui, échaudés par l’amère expérience des journées de juillet, souhaitaient aller au pouvoir avec une majorité plurielle de socialistes-révolutionnaires et de sociaux-démocrates de tendances divers, majoritaires dans les soviets. De son exil finlandais, Lénine ne cessait d’envoyer au Comité central du Parti bolchevique lettres et articles appelant à l’insurrection.

"En proposant une paix immédiate et en donnant la terre aux paysans, les bolcheviks établiront un pouvoir que personne ne renversera, écrivait-il. Il serait vain d’attendre une majorité formelle en faveur des bolcheviques. Aucune révolution n’attend ça. L’Histoire ne nous pardonnera pas si nous ne prenons pas maintenant le pouvoir."
Ces appels laissaient la plupart des dirigeants bolcheviks sceptiques. Pourquoi brusquer les choses, alors que la situation se radicalisait chaque jour davantage ? Ne suffisait-il pas de coller aux masses en encourageant leur violence spontanée, de laisser agir les forces dissolvantes des mouvements sociaux, d’attendre la réunion du II e Congrès panrusse des soviets prévue pour le 20 octobre ? Les bolcheviks avaient toutes les chances d’avoir une majorité relative dans cette assemblée où les délégués des soviets des grands centres ouvriers et des comités de soldats étaient largement surreprésentés par rapport aux soviets ruraux à dominante SR. Or, pour Lénine, si le transfert du pouvoir se faisait à l’issue d’un vote du Congrès des soviets, le gouvernement qui en serait issu serait un gouvernement de coalition où les bolcheviks devraient partager le pouvoir avec les autres formations socialistes. Lénine, qui réclamait depuis des mois tout le pouvoir pour les seuls bolcheviks, voulait à tout prix que les bolcheviks s’emparent eux-mêmes du pouvoir par une insurrection militaire, avant la convocation du II e Congrès panrusse des soviets. Il savait que les autres partis socialistes condamneraient le coup d’État insurrectionnel et qu’il ne leur resterait plus alors qu’à entrer dans l’opposition, laissant tout le pouvoir aux bolcheviques.

Le 10 octobre, rentré clandestinement à Petrograd, Lénine réunit douze des vingt et un membres du Comité central du parti bolchevique. Après dix heures de discussions, il parvint à convaincre la majorité des présents de voter la plus importante décision qu’ai jamais pris le parti : le principe d’une insurrection armée dans les plus brefs délais. Cette décision fut approuvée par dix voix contre deux, celles de Zinoviev et de Kamenev, résolument attachés à l’idée qu’il ne fallait rien entreprendre avant le réunion du II e Congrès des soviets. Le 16 octobre, Trotski mit sur pieds, malgré l’opposition des socialistes modérés, une organisation militaire émanant théoriquement du soviet de Petrograd, mais noyauté en fait par les bolcheviks, le Comité militaire révolutionnaire de Petrograd (CMRP). Chargé de mettre en œuvre la prise du pouvoir selon l’art de l’insurrection militaire, aux antipodes d’un soulèvement populaire spontané et anarchique susceptible de déborder le Parti bolchevique.
Comme le souhaitait Lénine, le nombre des participants directs à la grande révolution socialiste d’Octobre fut très limité : quelques milliers de soldats de la garnison, de marins de Kronstadt et de Gardes rouges ralliés au CMRP, quelques centaines de militants bolcheviques des comités d’usine. De rares accrochages, un nombre de victimes insignifiant attestent la facilité d’un coup d’État attendu, soigneusement préparé et perpétré sans opposition. De manière significative, la prise du pouvoir se fit au nom du CMRP. Ainsi les dirigeant bolcheviks attribuaient-ils la totalité du pouvoir à une instance que personne, en dehors du Comité central bolchevik, n’avait mandatée, et qui ne dépendait donc d’aucune manière du Congrès des soviets.

La stratégie de Lénine s’avéra juste : mis devant le fait accompli, les socialistes modérés, après avoir dénoncé "la conjuration militaire organisée derrière le dos des soviets", quittèrent le II e Congrès des soviets. Restés en nombre aux côtés de leurs seuls alliés, les membres du petit groupe socialiste-révolutionnaire de gauche, les bolcheviks firent ratifier leur coup de force par les députés du Congrès encore présents, qui votèrent un texte rédigé par Lénine, attribuant "tout le pouvoir aux soviets". Cette résolution purement formelle permit aux bolcheviks d’accréditer une fiction qui allait abuser des générations de crédules : ils gouvernaient au nom du peuple dans le "pays des soviets". Quelques heures plus tard, le Congrès entérina, avant de se séparer, la création du nouveau gouvernement bolchevique - le Conseil des commissaires du Peuple, présidé par Lénine - et approuva les décrets sur la paix et sur la terre, premiers actes du nouveau régime.

Très rapidement, les malentendus, puis les conflits, se multiplièrent entre le nouveau pouvoir et les mouvements sociaux, qui avaient agi de manière autonome comme forces dissolvantes de l’ancien ordre politique, économique et social. Premier malentendu, à propos de la révolution agraire. Les bolcheviks, qui avaient toujours prôné la nationalisation des terres, durent, dans un rapport de forces qui ne leur était pas favorable, reprendre, "voler" le programme socialiste-révolutionnaire et approuver la redistribution des terres aux paysans. Le "décret sur la terre", dont la disposition principale proclamait que la "propriété privée de la terre est abolie sans indemnité, toutes les terres sont mises à la disposition des comités agraires locaux, pour redistribution", se bornait, en réalité, à légitimer ce que de nombreuses communautés villageoises avaient entrepris depuis l’été 1917 : l’appropriation brutale des terres appartenant aux grands propriétaires fonciers et aux paysans aisés, les koulaks. Contraints momentanément de "coller" à cette révolution paysanne autonome qui avait tant facilité leur venue au pouvoir, les bolcheviks allaient reprendre leur programme une dizaine d’année plus tard. La collectivisation forcée des campagnes, apogée de l’affrontement entre le régime issu d’Octobre 1917 et la paysannerie, serait la résolution tragique du malentendu de 1917.
Deuxième malentendu : les rapports du Parti bolchevik avec toutes les institutions - Comités d’usine, syndicats, partis socialistes, comités de quartier, Gardes rouges et, surtout, soviets - qui avaient à la fois participé à la destruction des institutions traditionnelles et lutté pour l’affirmation et l’extension de leurs propres compétences. En quelques semaines, ces institutions furent dessaisies de leur pouvoir, subordonnées au Parti bolchevique ou éliminées. Le "pouvoir aux soviets", mot d’ordre sans doute le plus populaire dans la Russie d’octobre 1917, devint, en un tournemain, le pouvoir du Parti bolchevique sur les soviets. Quant au "contrôle ouvrier", autre revendication majeure de ceux au nom desquels les bolcheviks prétendaient agir, les prolétaires de Petrograd et des autres grands centres industriels, il fut rapidement écarté au profit d’un contrôle de l’État, prétendument "ouvrier", sur les entreprises et les travailleurs. Une incompréhension mutuelle s’installa entre le monde ouvrier, obsédé par le chômage, la dégradation continue de son pouvoir d’achat et la faim, et un État soucieux d’efficacité économique. Dès le mois de décembre 1917, le nouveau régime dut affronter une vague de revendications ouvrières et de grèves. En quelques semaines, les bolcheviks perdirent l’essentiel du capital de confiance qu’ils avaient accumulé dans une partie du monde du travail durant l’année 1917.

Troisième malentendu : les rapports du nouveau pouvoir avec les nationalités de l’ex-empire tsariste. Le coup d’État bolchevique accéléra les forces centrifuges que les nouveau dirigeant parurent, au début, cautionner. En reconnaissant l’égalité et la souveraineté des peuples de l’ancien empire, le droit à l’autodétermination, à la fédération, à la sécession, les bolcheviks semblaient inviter les peuples allogènes à s’émanciper de la tutelle du pouvoir central russe. En quelques mois, Polonais, Finnois, Baltes, Ukrainiens, Géorgiens, Arméniens, Azéris proclamèrent leur indépendance. Débordés, les bolcheviks subordonnèrent bientôt le droit des peuples à l’autodétermination à la nécessité de conserver le blé ukrainien, le pétrole et les minerais du Caucase, bref les intérêts vitaux du nouvel État, qui s’affirma rapidement, du moins sur le plan territorial, comme l’héritier de l’ex-empire plus encore que le gouvernement provisoire.

Le télescopage de révolutions sociales et nationales multiformes et d’une pratique politique spécifique qui excluait tout partage du pouvoir devait rapidement mener à un affrontement, générateur de violence et de terreur, entre le nouveau pouvoir et de larges fractions de la société.

Nicolas Werth, in Le Livre Noir du Communisme, 1998.

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