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La violence et l’histoire

sur la Révolution d’Octobre

lundi 31 mars 2008

A quel prix la Révolution ?

"La violence est l’accoucheuse de l’Histoire" compte parmi les plus célèbres proclamations de Marx, mais bien que l’essentiel de son siècle ait été des plus calmes (à son grand désappoitement), le siècle suivant sera celui des révolutions. Nul ne contestera que les années 1640-1688 en Angleterre, 1776-1787 aux Etats-Unis et 1789-1799 en France n’aient marqué à chaque fois un changement d’époque (c’est à partir de ces trois exemples, et surtout du dernier, que Marx posera en principe prétendument universel que "les révolutions sont les locomotives de l’Histoire"). Mais c’est seulement au XXe siècle, à partir de 1917 en Russie jusqu’aux années 1949-1979 en Extrême-Orient, que cette "loi" semblera près d’être prouvée.

Autre trait des révolutions du XXe siècle, l’incomparable étendue du sang versé. Sans doute des têtes royales étaient-elles jadis tombées sur l’échafaud, et la terreur avait-elle un moment régné en France, mais rien n’avait jamais ressemblé aux exterminations massives et prolongées qui sont la marque des grands séismes du XXe siècle. Ce qui n’empêchera pas que le phénomène "révolution" soit largement salué comme un progrès, une libération des maux du passé, l’"émancipation de l’homme" pour reprendre une nouvelle fois le langage de Marx.
Quelle était donc la relation entre cette finalité si humaine et la violence utilisée pour y atteindre ? Si la révolution représente un progrès, il faut bien que la relation ait quelque chose de positif. Et tel était le verdict de Maurice Merleau-Ponty, grande figure de l’existentialisme, dans Humanisme et Terreur, publié en 1946, au plus fort du stalinisme : pour lui, la seule question en suspens était celle de l’intensité et de la durée de la terreur, et il était d’avis que la révolution mondiale en cours resterait à cet égard dans les limites du tolérable. Cinquante ans plus tard, alors que la conjoncture est plus apaisée et que les preuves des horreurs du XXe siècle se sont accumulées, trois historiens, qui, naguère, à des degrés divers, rêvaient d’un changement révolutionnaire, reviennent sur le problème de son coût humain.

Un modèle néo-marxiste

Le livre de Barrington Moore Jr, Moral Purity and Persecution in History, a beau être le moins volumineux des trois ouvrages recensés ici, il est indirectement le plus complet, car il se nourrit de toute une vie de réflexion sur la modernité, et notamment de l’opus magnum néo-marxiste de l’auteur, publié en 1966, Social Origins of Dictatorship and Democracy. L’ouvrage partait du principe que la modernité n’était autre chose que la substitution du capitalisme à une société de seigneurs et de paysans, et se demandait dans quelles conditions le processus conduit tantôt à la démocratie, tantôt au communisme ou au fascisme. Et bien que la méthode fût celle de Marx, de par l’accent mis sur le rôle des classes sociales dans ces bouleversements politiques, les conclusions ne l’étaient plus, pour la bonne raison que le XXe siècle avait infirmé son attente d’une fin de l’histoire prolétarienne et socialiste.

La solution apportée par Moore a cette énigme peut se résumer ainsi : la modernisation ne conduit à la démocratie que lorsque c’est la bourgeoisie qui vient à bout d’un système féodal archaïque. En revanche, quand le développement capitaliste est accaparé par l’aristocratie, il conduit au fascisme, comme en Allemagne et au Japon ; et lorsqu’il ne fait que disloquer la société traditionnelle, il débouche sur un soulèvement paysan qui mène au communisme, comme en Russie et en Chine. Dans les trois scénarios, cependant, la violence est nécessaire pour atteindre à la modernité, même si la démocratie autorise ensuite un progrès pacifique vers une certaine justice sociale.

Cette ingénieuse adaptation du marxisme à une réalité qui ne correspond pas aux prédictions de Marx lui-même souffre néanmoins de la même vulnérabilité que les autres variantes de la pensée du maître : elle n’autorise aucune autonomie au politique et à l’idéologie dans toute combinaison historique. Il suffit donc de rétorquer à Moore que jamais le fascisme n’a été la création d’une aristocratie ni le communisme celui d’une paysannerie : les deux régimes ont été l’ouvrage d’idéologues du politique, Mussolini, Hitler, Lénine et Trotski, qui ont su exploiter des crises nationales consécutives à la Grande guerre (ou à la crise économique qui a suivi) pour imposer à la société le phénomène politique sans précédent du parti-Etat totalitaire.

Quand Moore finira par se rendre compte qu’il n’avait guère apporté de réponse à la question de la motivation révolutionnaire, il décidera de se colleter avec les sources idéologiques de la violence sociale, objet d’ouvrages postérieurs moins ambitieux. Le livre qu’il vient de publier est une coda à cette interrogation.
Son argument central est le suivant : au XXe siècle, des versions laïcisées des idées religieuses de "pollution" ou d’"impureté morale" ont nourri l’ardeur des mouvements de masse à exterminer leurs ennemis politiques. Cette pulsion aura été "au centre du fascisme, du communisme et de l’impérialisme japonais" au cours de la Deuxième guerre mondiale, et on l’a vu réapparaître par la suite dans la droite chrétienne américaine ou dans l’intégrisme islamique. La source de cette tradition meurtrière est à chercher dans le monothéisme occidental, souvent considéré, pourtant, comme progressiste, même par des athées convaincus.

Moore étudie le rôle du monothéisme dans trois cas. Le premier est celui des anciens Hébreux, initiateurs du combat contre la "pollution" avec l’invention de toute une série d’interdits pour lutter contre les pratiques idolâtres des Canaéens, de peur d’être absorbés par ce peuple conquis, numériquement supérieur. Cette obsession de pureté morale sera ensuite transmise aux chrétiens, qui l’exerceront contre les hérétiques. Et Moore d’opérer un saut de deux mille ans pour étudier les guerres de religion entre catholiques et huguenots dans la France du XVIe siècle. Ce monothéisme militant prendra une forme laïcisée deux siècles plus tard avec la Révolution française (sans qu’on nous explique rien du processus de laïcisation), laquelle diabolisera aussi ses adversaires, cette fois les aristocrates et les prêtres. Et le processus se poursuivra dans les idéologies porteuses du communisme et du fascisme.

La seule "démonstration" offerte par Moore des effets pernicieux du monothéisme est de l’opposer aux religions orientales, hindouisme, bouddhisme et confucianisme. Sans doute ces religions n’ignoraient-elles pas l’idée d’impureté (à preuve, le concept de caste chez les hindous), mais aussi le déshumanisante qu’elle fût, cette conception n’a jamais conduit, dans leur cas, à l’extermination des impurs. L’Asie n’a connu les massacres politiques que lorsqu’elle a été corrompue par l’Occident, au XXe siècle, avec le fascisme à la japonaise, le communisme chinois et, plus récemment, le très militant nationalisme hindou. Si bien qu’aujourd’hui tous les espoirs d’une émancipation de l’homme ne sont plus que la "grande illusion du XXe siècle".

Que faire de tant de jérémiades ? Même en accordant qu’un sociologue comme Moore peut s’autoriser de plus vastes généralisations qu’un historien confronté aux mêmes données, les faussetés de son argumentaire affaiblissent fatalement sa thèse (que ce soit la mono-causalité hâtive de son usage du monothéisme, l’absence complète de connexions entre les épisodes considérés, et la minceur de l’analyse proposée pour chacun). Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne réussit pas à remédier aux insuffisance de son schéma socio-économique d’origine.

1917, fille aînée de 1789 ?

Le livre d’Arno J. Mayer, The Furies : Violence and Terror in the French and Russian Revolutions, se concentre sur les deux cas paradigmatiques de la révolution moderne - exemples-clefs du problème formulé par Merleau-Ponty - pour tenter de lui donner toute sa profondeur historique. Rédigé à partir de conférences données en 1991 au Collège de France, l’ouvrage aborde ces deux grands séismes avec une nostalgie non dissimulée : "les sentiments d’enthousiasme ou de peur devant les révolutions française et russe ont été remplacés par la célébration de révolutions pacifiques en faveur des droits de l’Homme, de la propriété privée et de l’économie de marché". Mayer justifie ainsi cette nostalgie : "Sur les six milliards d’habitants que compte la planète, plus de quatre milliards [...] vivent au seuil de pauvreté ou en dessous", et "le coût de cet ordre injuste et oppresseur [...] est au moins aussi atroce que celui de la révolution". Et de laisser entendre clairement que l’actuel ordre mondial est tout aussi instable que l’était l’Ancien régime en France en 1789, avec son monarque absolu, sa hiérarchie juridique d’"états" héréditaires et son Eglise omniprésente.

En effet, pour Mayer, la modernité se définit comme une révolution continue contre un Ancien régime universel. Le présent ouvrage n’est en fait qu’une suite de son livre de 1981 qui explorait judicieusement la persistance de l’Ancien régime jusqu’à la Première guerre mondiale [1]. On voit que les deux révolutions de Mayer ne sont pas des bouleversements totalement distincts, l’une "démocratique bourgeoise", l’autre "socialiste prolétarienne" comme la vulgate marxiste le voudrait : il s’agirait en fait de deux étapes d’une révolution permanente destinée à libérer l’humanité de la société traditionnelle. Mayer insiste beaucoup sur le fait qu’en dépit de l’"arriération" qui distingue la Russie de 1917 de la France de 1789, les deux pays, à la veille de l’explosion, comptaient quelques 85% de paysans, analphabètes et superstitieux, situation qui se rapproche de celle de l’actuel tiers monde.

Face à une situation d’oppression aussi marquée, la violence révolutionnaire était aussi inévitable que nécessaire. Ici encore, Mayer entend souligner, à l’encontre de conservateurs, à ses yeux hargneux, comme Edmund Burke ou Hannah Arendt, que la violence n’est pas le produit d’une intoxication idéologique : elle est une nécessité historique objective du politique. Théoriciens du "réalisme" à l’appui (Machiavel, Hobbes, Carl Schimtt, voire un Merleau-Ponty plus hésitant), Mayer affirme que la violence a été le facteur indispensable de tout "acte fondateur" dans l’Histoire, même dans les Etats de droit tels que nous les connaissons, proposition qu’il est difficile de réfuter. Mais il en tire une conclusion plus douteuse : la violence restera nécessaire aussi longtemps que durera l’oppression.
L’injustice crie éternellement vengeance et pas seulement réparation : et c’est ainsi que la spirale révolutionnaire se forme, la révolte engendrant une résistance contre-révolutionnaire, laquelle oblige en retour la révolution à se défendre par la terreur et les contre-révolutionnaires à riposter par les mêmes moyens. De plus, en raison de la nature sacrale de l’Ancien régime, les révoltés, dans leur ardeur, répliquent à la vieille religion par un "rationalisme" surchauffé, qui est pour eux le substitut de la foi. Au bout du compte, ces conflits internes déclenchent un conflit extérieur entre l’ordre nouveau et les Anciens régimes étrangers, alliés naturels des contre-révolutionnaires.

Dans sa batterie d’arguments sur la violence et la terreur, Mayer fait flèche de tout bois : c’est ainsi qu’il cite, en l’approuvant, un sociologue aussi conservateur que Robert Nisbet, pour qui le marxisme est une contre-religion ; et sa défense de la révolution communiste s’appuie sur l’axiome de Carl Schmitt, selon lequel toute politique se résume à la dichotomie "ami-ennemi". Après tout, pourquoi pas ? Cet antagonisme universel a aussi un autre nom, "lutte des classes".

Le corps du livre est constitué par deux chapitres jumeaux sur la France et la Russie à chaque étape de leur trajectoire révolutionnaire propre. Le "crescendo de la violence" en France de 1789 à 1795 est comparé à celui de 1917-1921 en Russie. L’auteur passe ensuite au conflit entre ville et campagne, juxtaposant la guerre de Vendée et la révolte des paysans des Terres noires dans la Russie de 1920-22. Et le parallèle se poursuit avec la lutte des deux mouvements révolutionnaires contre la religion, puis avec l’"externalisation" de la révolution lors des guerres napoléoniennes et son "internalisation" dans la "construction du socialisme" opérée par Staline (laquelle, contrairement au schéma de Mayer, constitue le véritable crescendo de la violence en Russie, même si le "communisme de guerre" de Lénine en était, dans son principe comme dans l’intensité de sa violence, une terrible préfiguration).

Dans ces chapitres narratifs, Mayer ne prétend pas apporter des matériaux originaux, il prétend simplement leur donner une "interprétation neuve". La clé de son approche est la Révolution française, car il maîtrise la littérature sur le sujet, ce qui n’est pas le cas pour la Révolution russe.

Le problème central de tous les ouvrages consacrés à la Révolution française est bien évidemment celui que posent les jacobins, pionniers du suffrage universel mais aussi du "règne de la terreur" pour défendre la République. Comme si le problème n’était déjà pas assez massif, les communistes d’après 1917, et surtout ceux de l’après-guerre, ont voulu voir dans le jacobinisme une préfiguration du bolchevisme, lequel devenait du même coup le successeur légitime de la république "bourgeoise". Mais quand le communisme perd sa vitalité, du temps de Brejnev, cette orthodoxie de la gauche française de l’après-guerre se voit défier par le "révisionnisme" d’un historien qui fut un temps communiste, François Furet, lequel rétrograde le jacobinisme au profit d’étapes plus modérées de la Révolution, déflation qui affectait du même coup Moscou. Dans le même temps, avec Mitterrand, les socialistes renonçaient de facto au socialisme. Si bien que lors du Bicentenaire de la Révolution, en 1989, "la Révolution française est terminée", était devenue la nouvelle orthodoxie, tocquevillienne cette fois.

L’ambition de Mayer est de contredire les thèses de son ancien ami aujourd’hui disparu et de donner une nouvelle vie au mythe jacobino-bolchevique. Pour ce faire, il remet en circulation un argument qui date de la IIIe République, la "thèse des circonstances", par opposition à la "thèse du complot", celle de l’action minoritaire d’une poignée d’idéologues : la jeune République de 1793-94 aurait été contrainte, face aux révoltes intérieures et à l’intervention étrangère, de combattre pour sa survie, d’abord en mobilisant la violence populaire, puis en imposant la terreur d’Etat. "Les Furies de la Révolution sont avant tout alimentées par la résistance des forces et des idées qui s’opposent à elle", écrit Mayer. Un exemple de ce raisonnement : les abominables noyades de Nantes, organisées par Jean-Baptiste Carrier contre les "ennemis du peuple", s’expliqueraient par la proximité de la Vendée, paysanne et royaliste, et le chaos social régnant dans la ville même, qui ne laissaient au délégué de la Convention guère d’autres possibilités de maîtriser la situation que le recours à cette violence.

Le renversement des responsabilités est le grand thème de Mayer du début jusqu’à la fin. Aussi ne sommes-nous par surpris, dans l’ultime épisode traité, de découvrir que Staline ne pouvait bâtir "le socialisme dans un seul pays" que par la terreur, à la fois parce que son pays, arriéré, était la proie de terribles difficultés internes et parce qu’un monde hostile boycottait sans pitié l’"expérimentation" soviétique.
L’apologie classique de la terreur jacobine, elle, est au moins partiellement valide : il n’est pas contestable que les jacobins étaient cernés de partout. Mais il est tout aussi certain que leur recours aux masssacres avait sa source dans leur intoxication idéologique (ou substitut de religion, si l’on veut), dans leur projet de créer un monde nouveau et un nouvel homme. Dans le cas du stalinisme, en revanche, l’explication par les circonstances est totalement incongrue. Difficile, en effet, de considérer que le communisme était le seul chemin qui s’imposait pour développer une Russie à la traîne : après tout, le capitalisme occidental avait massivement investi dans l’industrialisation russe du temps des deux deniers tsars avec des résultats économiques au moins égaux à ceux de Staline et avec un coût humain bien moindre. Ce qui est fondamentalement différent avec Staline, c’est la nouveauté de l’idéocratie communiste. Quand on sait à quel point elle était militante, peut-on vraiment croire, avec Mayer, que l’"impérialisme" aurait pu mettre en veilleuse la lutte des classes pour se porter au secours du socialisme soviétique ?
Même incongruité dans d’autres parallèles développés par Mayer. Particulièrement énorme est l’appariement de Napoléon et de Staline, où l’auteur lui-même se prend les pieds. D’un côté, il fait écho à Engels, en considérant Napoléon comme "un Robespierre à cheval", répandant la Révolution par toute l’Europe ; de l’autre, il insiste sur le fait, évident mais rarement souligné, que les guerres napoléoniennes ont fait bien plus de morts que la terreur robespierriste (comme si cela la rendait bénigne). Quoi qu’il en soit, la guerre n’est pas la même chose que la terreur : la guerre est la guerre. Et la terreur déclenchée par Staline n’était pas dirigée contre des armées étrangères : c’était une terreur d’Etat contre une population civile, la sienne, et d’une échelle sans commune mesure avec celle qu’avait lancée Robespierre. De même, en ce qui concerne la religion, la Constitution civile du Clergé a été un facteur déterminant de la radicalisation du drame français, alors que la persécution de l’Eglise orthodoxe par les bolcheviks, si cruelle qu’elle ait été, n’a jamais eu un rôle moteur équivalent.

Mais il y a plus important que ces incongruités au cas par cas : globalement, les Révolutions française et russe ne sont pas des phénomènes symétriques, ni commensurables. Un point devrait sauter aux yeux : la Révolution russe n’a jamais eu sa "réaction thermidorienne" contre la dictature de ses zélotes, elle est restée enracinée dans son radicalisme d’octobre 17 pendant soixante-quatorze ans, et même si le fanatisme a diminué d’intensité après la mort de Staline, les structures de base, parti-Etat et économie administrative, sont restées intactes jusqu’à la fin. (Transposé au cas français, c’est comme si le "pouvoir jacobin", au lieu de durer seize mois, s’était maintenu jusqu’au milieu des années 1860 !) Autrement dit, le bolchevisme était une dictature permanente, avec pour objectif à long terme un socialisme totalisant, alors que le jacobinisme aura été improvisé dans l’urgence, et n’aura pu opérer qu’un saut éphémère vers l’égalitarisme ; au reste, Robespierre croyait aux vertus de la propriété privée et du marché, et ne voyait dans le contrôle des prix qu’une mesure provisoire d’urgence. Enfin, les jacobins avait été élus (plus ou moins régulièrement) et disposaient d’une majorité à la Convention.

Mayer n’est d’ailleurs pas le seul à s’aveugler sur ce qu’il y avait d’unique dans le système soviétique : c’est le grand défaut de la littérature dominante sur le sujet, dont le corpus a été constitué à une époque où le communisme était encore une "expérimentation", et qui voyait dans l’Union soviétique soit une voie variante au "développement", soit un socialisme partiellement atteint. Cette même confusion intellectuelle est sous-jacente dans tout ce qu’écrit Mayer de la Russie.

Comparativement, la distinction de Marx entre deux étapes de la modernité (capitalisme et socialisme), malgré tout ce qu’elle a d’utopique, est plus proche de la réalité que l’amalgame opéré par Mayer entre les deux Révolutions, française et russe, vouées à la fois au développement et au socialisme. Le point de vue de Marx a au moins le mérite de tenir compte du fait que l’intention des bolcheviks était de couronner la révolution "bourgeoise" de leurs prédécesseurs par son apothéose socialiste. Nous savons qu’ils y ont échoué. Mais leur échec, tout autant que leur dessein initial, est ce qui sépare 1917 de 1789.
Le projet jacobin d’une république laïque fondée sur le suffrage universel était une entreprise tout à fait réalisable et la terreur n’était pas intrinséque à sa réalisation, même si la France a échoué dans se première tentative de l’instaurer. Seule l’Amérique, qui n’avait pas d’Ancien Régime à renverser, a eu la chance de pouvoir créer du premier coup cette moderne république, et encore faudra-t-il attendre 1864 et le 14e amendement pour qu’un suffrage véritablement universel (mais encore masculin) soit instauré. Et les vrais successeurs des jacobins en Europe ne seront pas les blocheviks mais les notables en frac qui ont bâti la IIIe République à partir de 1870.

Inversement, le projet bolchevique d’un socialisme conçu comme un anticapitalisme absolu est intrinséquement irréalisable, car il demande la suppression totale de la propriété privée et du marché, et donc l’absorption de la société civile par l’Etat, prétendument à l’initiative spontanée des opprimés mais en réalité, grâce à l’action d’une avant-garde ivre d’idéologie. On voit que dans le cas russe c’est la thèse du complot qui l’emporte, et que la terreur est bel et bien intrinsèque au fonctionnement du système.

Le hic, c’est que non seulement ce que Brejnev appelait le "socialisme réel" n’a pas réussi à évincer le capitalisme, mais qu’après la brève marche forcée initiale pour doter l’URSS d’une base industrielle, il n’a tout simplement pas réussi à fonctionner dans le long terme - et pas si long que ça au demeurant. Aussi, à la fin du XXe siècle, a-t-il disparu à peu près partout, même là où la cosse du parti-Etat a pu être préservée, comme en Chine. Le monde se retrouve donc ramené à l’horizon historique, en fait "indépassable", tracé en 1789, puisque le système républicain avec suffrage universel a pour lui la légitimité de l’adhésion populaire et qu’il permet un certain degré de socialisme, l’Eat providence, financé par l’économie de marché.
Mais, aux yeux de Mayer, ce résultat est une régression pour le genre humain. Il termine donc son ouvrage par une condamnation de la "politique d’endiguement" exposée en 1947 par George Kennan dans le célèbre article de Foreign Affairs signé "Mr X" affirmant que les Etats-Unis "avaient la capacité d’accroître considérablement les contraintes qui devaient peser sur la politique soviétique [...] et, de cette manière, favoriser une évolution qui finirait par engendrer soit l’explosion du pouvoir soviétique, soit son adoucissement progressif". Commentaire de Mayer : "Et c’est bien ce qui s’est passé, pour le meilleur ou pour le pire, au prix d’énormes dépenses dans les deux camps et sur l’ensemble de la planète". Ainsi le coup de grâce ne serait pas venu de l’intérieur du système soviétique, mais de l’extérieur. Et le lecteur de se poser la question : serait-il donc possible d’essayer à nouveau ?

Comment enterrer Staline ?

Pour réponde, centrons-nous sur le point crucial du débat humanisme-terreur, sur le spectre qui hante une bonne partie du XXe siècle : le communisme et son architecte suprême, Staline. Ici, le texte sur lequel nous nous appuierons est le dernier volume des très réputées (encore qu’inégales) "Annales du communisme" publiées par Yale, le livre de J. Arch Getty et Oleg V. Naumov, The Road of Terror : Stalin and the Self-Destruction of the Bolsheviks, 1932-1939.

Etant donné que cet ouvrage paraît plus de dix ans après la chute du communisme et l’ouverture des archives soviétiques, on s’attendrait qu’il inaugure une nouvelle historiographie, libérée de toutes les erreurs de la soviétologie antérieure. En fait, il n’en est rien, car Getty (comme Moore et Mayer) s’appuie sur un de ses ouvrages précédents, Origins of the Great Purge, 1933-1938, publié en 1985, moment culminant de l’historiographie d’avant l’effondrement de l’URSS et de l’ouverture des archives.

Lancé dans les années 1970, cette historiographie "révisionniste" toute neuve rejetait l’explication de la réalité soviétique par le "modèle totalitaire", au profit d’une appréciation "pluraliste". Dans un grand roulement de tambours, ses tenants accusaient la thèse du totalitarisme de ne pas répondre aux critères de la recherche universitaire, car elle n’était qu’un produit idéologique de la guerre froide, présentant une vision "monolithique" de son objet, où tout aurait dépendu du contrôle à partir d’un centre unique de pouvoir. Notons cependant que l’épithtète "monolithique" relevait elle-même de la caricature polémique : aucun historien sérieux, même au plus chaud de la guerre froide, n’a jamais passé sous silence ces preuves du "pluralisme" soviétique qu’étaient les tensions au sein du Parti ou la résistance paysanne à la collectivisation stalinienne. (En fait, ce qui exaspérait le plus les révisionnistes dans le "modèle totalitaire" était la comparaison avec le totalitarisme nazi). Si bien que dans le discours courant le "mot en T" a joliment survécu au titre d’indispensable abréviation pour désigner les structures totalisantes du parti-Etat.

Pourtant il existe une différence de plus de poids entre les révisionnistes et leurs adversaires. "Totalitarisme" mettait le doigt sur un régime et une idéologie non démocratiques agissant d’en haut, ce qui tendait à priver le système soviétique de la légitimité dont il se prévalait. Les "pluralistes", eux, faisaient grand cas des forces économiques et sociales dont ils prétendaient qu’elles agissaient démocratiquement "d’en bas", venant ainsi au secours de la légitimité soviétique. Mais cette légitimation s’étendait-elle aussi à Staline ? La question divisait les pluralistes en deux camps : l’un, modéré, assurant qu’il avait existé une solution alternative à la révolution d’en haut menée par Staline, celle de Boukharine, avec son sens des étapes et son recours à une semi-économie de marché (solution à laquelle certains réformateurs, Gorbatchev par exemple, pourraient un jour faire retour) ; dans l’autre camp, celui des révisionnistes "durs", on préférait mettre l’accent sur la "mobilité sociale" et autres aspects progressistes de ce que Staline avait accompli ; pour eux, le "socialisme développé" de Brejnev était parfaitement satisfaisant tel quel. Les deux camps avaient beau se disputer âprement, l’un et l’autre considéraient l’entreprise soviétique comme globalement positive.
Getty est une figure éminente du second camp, et son premier ouvrage s’était attaqué à la tâche la plus délicate de toute l’entreprise révisionniste : rendre la Grande Terreur un peu moins terrible. La solution trouvée était d’une ingéniosité renversante : Getty commençait par écarter hardiment comme "biaisées" tous les récits faits par des émigrés, pour leur préférer les rapports officiels des "participants" ; ensuite, mirabile dictu, les purges de Staline sortaient blanchies de son examen grâce à une nouvelle variante de la "thèse des circonstances" : la collectivisation et l’industrialisation forcée de 1930-32 ("circonstances" dont on notera qu’elles étaient entièrement une inititative bolchevique) avaient plongé le pays dans un chambardement complet et la nomenklatura dans l’angoisse et l’insécurité. La situation était si dangereuse que le "centre" avait été contraint à des mesures extrêmes pour assurer son contrôle sur la "périphérie" des patrons locaux du Parti. Dans cette belle histoire, Staline n’avait aucun "plan directeur", il n’avait fait qu’exercer un arbitrage "modéré" entre les factions et potentats du parti. Malheureusement, en 1937, l’affaire avait échappé à son contrôle, "et plusieurs milliers d’innocents avaient été arrêtés, emprisonnés, et envoyés dans les camps. Des milliers furent exécutés".

Ce chiffrage était d’emblée grotesque, et le fait que Getty ait pu l’avancer dans un ouvrage universitaire soulève de graves questions. La meilleure réponse est sans doute celle de Tony Judt dans un récent éditorial du New York Times à propos du négationniste anglais John Irving : "Pour les révisionnistes, les témoins sont toujours la moins sérieuse des sources : leurs souvenirs sont imprécis, ils sont exposés par d’autres à des fins politiques ; au mieux, ils ne parlent que pour eux-mêmes. C’est ce qu’affirment ceux qui nient l’Holocauste quand on les confronte à des survivants, et c’était ce que les défenseurs de Staline affirmaient face aux anciens du Goulag". Sur l’aspect moral de l’affaire, cette analyse clôt le débat.

Tout aussi aberrante est la thèse centrale de Getty d’une lutte de classes à l’intérieur de la bureaucratie soviétique, quand il nous demande d’avaler l’argument selon lequel une décennie d’exécutions massives et de condamnations au Goulag s’expliqueraient seulement par les efforts du Kremlin pour reprendre en main ses agents des provinces. Mais quel gouvernement n’a-t-il pas des difficultés avec ses fonctionnaires ? Pourquoi diable le "centre" n’a-t-il pas adopté la solution ordinaire qui consiste à faire tourner le personnel ? Et pourquoi les patrons de la "périphérie" n’ont-ils pas résisté à Moscou, au lieu de se laisser détruire jusqu’au dernier ? La réponse à ces interrogations est, à l’évidence, que le régime soviétique ne relevait pas du fonctionnement normal des Etats : c’était un parti-Etat idéocratique.

Enfin, si le chaos dans la société soviétique avait été aussi menaçant pour le régime que Getty le prétend, pourquoi les mécontents n’ont-ils pas essayé de le renverser ? En plus de vingt ans de règne de Staline, le régime n’a eu à souffrir qu’une seule perte, celle du chef du Parti à Leningrad, Kirov, et il y a quelque raison de penser que son assassinat avait été commandité par Staline en personne. Mais Getty a un besoin absolu du "chaos" pour prouver que le système n’était pas "monolithique", si bien qu’une fois de plus, il passe à côté d’une évidence : non seulement le régime soviétique contrôlait sa population plus étroitement qu’aucun gouvernement constitutionnel occidental, mais bien mieux encore que son prédécesseur tasriste, lequel, après tout, avait perdu un empereur, un chef de gouvernement et nombre de généraux et ministres dans des attentats fomentés par des révolutionnaires. On ne niera pas que la Russie de Staline n’ait connu de nombreux désordres, et que le régime soviétique ait eu du mal à en venir à bout. Mais si la machine du parti était "inefficace", c’était seulement par rapport à son extravagante ambition de créer un monde nouveau et un nouvel homme. En fait, elle a bel et bien réussi à maîtriser le "chaos", et le socialisme a triomphé de tous les obstacles.

Mais, au lieu de reconnaître cette sinistre amibition utopique pour ce qu’elle était, Getty voudrait nous faire croire que les Grandes Purges sont un simple sous-produit de guérillas bureaucratiques. Le pauvre Merleau-Ponty avait bien tort de se tourmenter sur le destin de Boukharine et l’honneur de la Révolution : quel soulagement d’apprendre que l’Union Soviétique, finalement, fonctionnait selon un système politique de concessions mutuelles et de pluralisme social !

Alors que les pairs de Getty auraient dû traiter ce négationnisme déguisé en science sociale comme la fable lamentable qu’il était, voilà qu’on lui a demandé de diriger le volume de documents sur les Purges destiné à éclairer les non-spécialistes... Le dommage est encore plus grand si l’on songe que d’autres maisons d’édition vont se dire que le travail ayant déjà été fait, il n’y a pas lieu de le reprendre.

Car le volume dirigé par Getty n’est nullement un recueil de sources. Comme le proclame la phrase d’ouverture, il s’agit pour l’auteur de s’atteler une seconde fois à l’"histoire de la terreur des années 30", en l’assortissant de documents d’archives. Rien de moins que 60% des pages sont consacrées à l’introduction de Getty, à ses commentaires sur les textes et à sa conclusion, et 40% aux documents, simple sélection parmi la myriade de pièces disponibles. En outre, le plus gros de cette sélection a déjà été publié, souvent en traduction. Plus grave encore, l’échantillon choisi par Getty est destiné à sauver ses thèses de 1985.

Néanmoins, l’entreprise est des plus confuses, car les nouveaux faits que révèlent les documents obligent Getty à modifier nombre de ses arguments. C’est ainsi que le chiffre des exécutions des seules années 1937-1938 passe à environ un million, véritable saut quantitatif par rapport aux "quelques milliers" de l’ouvrage initial, sans que l’auteur se sente pour autant contraint de revenir sur ses positions d’antan. Alors que Staline n’est plus présenté comme un modéré et un arbitre, mais bien plus comme le maître d’oeuvre des purges (ce qu’indique le sous-titre de l’ouvrage), Getty n’en continue pas moins de préendre que, même s’il était indubitablement un dictateur, il n’avait pas de "plan préétabli" : l’enjeu est toujours de soutenir que le système n’était pas monolithique de haut en bas. Il est vrai que Staline n’avait pas de plan détaillé dans sa poche. Mais les documents dont on dispose aujourd’hui sur les purges montrent qu’à partir des minuscules manifestations d’opposition de Rioutine et des néo-trotskistes en 1932, l’Homme d’Acier n’a pas cessé de manoeuvrer pour établir un pouvoir de vie et de mort sur le personnel du parti.

Sur les principales questions, Getty ne bouge pas d’un pouce : il continue de soutenir que le Parti était encerclé par le chaos régnant dans la société, que la dynamique des purges est à chercher dans les conflits internes à la bureaucratie (il se contente d’ajouter à la thèse plusieurs niveaux de bureaucratie, avec lesquels Staline aurait forgé des "alliances" au gré des circonstances), et que les délires de 1937 sont bel et bien dus à la perte du contrôle par le "centre", avec pour résultat le "suicide du parti, assité par Staline".

Dans ce modèle à peine retouché, des points cruciaux sont toujours passés sous silence. Tout comme dans le "rapport secret" de Khrouchtchev, les Purges staliniennes selon Getty ne touchent que le parti : rien ou presque n’est dit de la terreur qui frappe l’ensemble de la population. Notre auteur semble remué par l’autodestruction des vieux bolcheviks, mais non par la destruction de la Russie par le parti. Qui plus est, il est parfaitement faux de dire que les bolcheviks se sont autodétruits : Staline a simplement remplacé les anciens membres du Parti par une nouvelle cohorte de communistes, la future génération Brejnev, qui dirigera le pays jusqu’aux années 1980.

Mais il est un aveuglement encore plus grave : traiter les Purges dans le seul contexte du parti, et seulement à partir de 1932, c’est déformer la véritable nature de la terreur soviétique, en en faisant un épisode isolé, clos sur lui-même, de l’histoire du régime. La vérité est que la terreur, ou sa menace, était indispensable à l’existence même du système, et intrinsèque à sa nature. (Il va de soi qui est parfaitement légitime de traiter des seules purges des années 30 dans une monographie, mais c’est autre chose de faire comme si elles ne s’inscrivaient pas dans un processus plus large, surtout dans un ouvrage de synthèse destiné au grand pûblic).

Car le dossier est limpide : la terreur de masse, publiquement proclamée par Lénine, a débuté en 1918 ; et elle s’est poursuivie, avec une intensité variable, jusqu’à la mort de Staline en 1953. De plus, l’exercice de cette terreur était confié à une institution, une police secrète qui ne l’était guère, sans doute moins active à partir de 1953, mais qui restera authentiquement menaçante jusqu’au bout.

Et tout cela "n’était pas un accident", selon une formule chère aux communistes. Son origine est à chercher dans la théorie marxiste de la lutte des classes (avec son strict partage entre "amis et ennemis"), hypostasiée et universalisée à partir de l’expérience révolutionnaire française, et dotée d’une structure opérationnelle avec le "parti d’avant-garde" de Lénine. Rien d’étonnant, dans ces conditions, si, en 1918, ces "comploteurs au pouvoir", comme on les a souvent dénommés, ont mis hors la loi les libéraux constitutionnalistes comme autant d’ennemis "bourgeois". Une fois la guerre civile terminée, les mêmes liquideront ou contraindront à l’exil ces socialistes dévoyés qu’étaient à leurs yeux les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, partisans d’une révolution paysanne. Enfin, dans la lutte pour la succession de Lénine, à partir de 1924, la Parti se retournera contre ses propres membres pour éliminer d’abord Troski et la gauche, puis, dans un second temps, Boukharine et la droite, comme autant de "déviationnistes" par rapport à l’unique ligne "correcte".

Il est vrai que la terreur communiste n’atteindra son apogée qu’au cours des années 30, quand le parti entreprend enfin de réaliser pleinement sa vocation socialiste : l’entreprise demandait une lutte des classes sans merci contre la "petite bourgeoisie" des Koulaks, c’est-à-dire une bonne partie de la nation, et elle a fait de 5 à 7 millions de victimes, par la famine planifiée ou la déportation en Sibérie. Rien d’étonnant si le parti "ne se sentait pas en sécurité" et redoublait de "vigilance" à l’égard d’"ennemis de classe" toujours prompts à s’"inflitrer" et à "détruire", resserant son "unité" autour du "Guide".

Pour autant, les difficultés qui accablaient ce système construit à la va-vite n’étaient pas terminées. Aux yeux du Guide et de ses séides, obsédés par la "lutte des classes", une seule explication : les "ennemis du peuple" continuaient à s’activer, et, profitant d’une situation internationale très tendue, ils conspiraient avec un Trotski en exil et avec les puissances fascistes encerclant l’URSS pour "naufrager" l’économie, "assassiner le Guide" et "restaurer le capitalisme". Staline l’avait bien dit : "Plus on s’approche du socialisme, et plus la lutte des classes devient âpre", et l’ennemi le plus dangereux est celui "qui a la carte du parti dans sa poche". Si bien qu’au fur et à mesure que la campagne de "vigilance" mobilisait les troupes, des problèmes réles mais maîtrisables ont commencé à prendre des proportions extravagantes, et chaque cercle de la population a été emporté dans une orgie de dénonciations et de contre-dénonciations, à quoi venaient s’ajouter, effectivement, certaines rivalités bureaucratiques et personnelles (mais, comme on le sait depuis longtemps, cette dimension des purges est tout à fait secondaire).

Reste que dans cette prétendue "lutte des classes" pour défendre les "conquêtes du socialisme" le déterminant crucial, la condition sine qua non, aura été l’intoxication idéologique. Sans elle, le parti n’aurait pu mobiliser la permanente volonté de terreur indispensable pour éviter un Thermidor et assurer au système sa pérennité.

Au demeurant, les arguments de Getty le démontrent sans qu’il s’en aperçoive : docile à la modernisation langagière des sciences sociales depuis son premier ouvrage, il souligne que les purges étaient intrinsèques au "discours" du parti, un "rituel" d’auto-affirmation. Le très à la mode "discours" recouvre ce qu’on appelait autrefois l’idéologie, et, dans le cas qui nous occupe, l’idéologie marxiste-léniniste.

Pour autant, Getty ne cherche jamais la clé des purges dans le contenu de cette doctrine. La chose est d’autant plus stupéfiante que la révélation la plus frappante des archives enfin ouvertes est sans doute que tous les acteurs de l’affaire, qu’il s’agisse de Staline ou de ses victimes les plus innocentes, utilisaient unanimement le vocabulaire de la lutte des classes pour parler du prétendu complot, et cela même à huis clos. La vérité c’est que la Grande Terreur aura été un cas unique d’idéologie créant sa propre réalité politique. Ce qui revient à dire que le livre de Getty nous ramène à l’explication par le modèle totalitaire, si longtemps diabolisée par les révisionnistes.

De la même manière, Getty défend avec acharnement sa thèse selon laquelle les purges avaient un sens politique dans un système présumé viable. Comment expliquer alors son effondrement récent ? L’auteur ne s’en sort que par un surcroît de confusion : dans le système stalinien, si l’unité du Parti était indispensable, ce n’était pas seulement pour la défense de la cause socialiste, mais aussi, comme l’avait souligné Trotski, pour la sauvegarde de la nomenklatura ; et comme l’antidote sur lequel Trotski fondait ses espoirs, une révolution des travailleurs contre les bureaucrates, ne s’était pas matérialisé, la nomenklature a survécu au socialisme lui-même. Et GEtty de conclure avec amertume : "Sa cohésion, ses réseaux, son expérience ont permis à ses membres de devenir non seulement la classe dirigeante des années 1990 mais les propriétaires légaux de toutes les richesses du pays." Quelle folie de "restaurer le capitalisme" en Russie !

Le futur d’une illusion ?

Face à ces trois lamentos sur l’échec du rêve révolutionnaire du XXe siècle, quel jugement global porter ? Ni le désespoir de Moore devant la sauvagerie du résultat, ni l’espoir habilement oblique de Mayer qu’il puisse un jour revivre et porter enfin ses fruits, ni la tentative de Getty de l’embaumer, sous du lin blanc, pour la postérité ne tiennent une seconde devant le verdict du bon sens : créer un monde nouveau et un nouvel homme reste impossible, et l’intoxication idéologique indispensable pour tenter l’entreprise la voue inévitablement à l’échec.

Néanmoins, d’une façon indirecte, les arguments des trois auteurs donnent une précieuse leçon de prudence : combien est mince la couche de vernis dont les sciences sociales recouvrent nos indéracinables attentes millénaristes ! Dans ce monde tout de guingois, l’utopie politique semble vouée à un jaillissement éternel, et les échecs d’un seul siècle ne suffiront pas à lui ôter son attrait.


[1La persistance de l’Ancien régime : l’Europe de 1848 à la Grande guerre, trad. franç., Flammarion, 1983.

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