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Communisme et national-socialisme

une étude croisée

lundi 31 mars 2008

Marx et le libéralisme

Prophète et précurseur du communisme, Karl Marx a commencé de réfléchir au moment où le libéralisme, propagé par la Révolution française, achevait de conquérir l’Europe et y produisait ses premiers fruits. Séduit d’abord par la philosophie hégélienne qui, aux environs de 1840, exerce un empire presque absolu sur les esprits, il en discerne vite les faiblesses grâce à Feuerbach. En critiquant La Philosophie du droit et la vision de l’Histoire impliquée par La Phénoménologie de l’Esprit, il rejette complètement l’idéalisme radical de Hegel, et surtout sa croyance en un Esprit absolu qui se réalise à travers la conscience des hommes, spécialement des philosophes.

À ses yeux, l’homme n’est pas, comme le croient Hegel et tout le rationalisme du XVIIIe siècle, un être dont la caractéristique essentielle est de penser, de réfléchir et par là de s’élever vers la raison, l’Esprit et son savoir absolu. Mais c’est d’abord un animal qui a des besoins exigeants, impératifs, inéluctables : il lui faut les satisfaire avant de songer à philosopher ou à "faire l’histoire". Et il n’a d’autre moyen d’y pourvoir que le travail.

« Le premier principe de toute existence humaine, de toute histoire par conséquent, écrit Marx dans l’Idéologie allemande, [c’est...] que les hommes doivent pouvoir vivre pour pouvoir "faire l’histoire". A la vie sont nécessaires la nourriture et la boisson, l’habitation, le vêtement et quelques autres choses encore. Le premier fait historique est donc la production des moyens de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même : et c’est là vraiment un fait historique, une condition fondamentale de toute l’histoire, qui doit donc être accompli aujourd’hui comme il y a des milliers d’années, à chaque jour et à toute heure, rien que pour maintenir les hommes en vie » [1]

Prenons-y garde : en parlant ainsi de "premier fait historique", de "condition fondamentale de toute l’Histoire", Marx inaugure à la vérité ce qu’on appelle aujourd’hui une réflexion existentielle. Mais il n’a pas conscience - et pas davantage ses disciples qui le répètent servilement - de l’originalité d’une telle réflexion. Ce qui nous expliquera bientôt la contradiction mortelle qui est au coeur du communisme.

Mais qu’est-ce que ce travail ainsi promu "fait historique premier" ? Travailler, c’est entrer en contact avec la nature et la transformer. Au premier abord, la nature se montre à l’homme hostile, inhumaine. il lui faut lutter contre elle pour la plier à ses fins, pour l’approprier à la satisfaction de ses besoins. On ne travaille pas le bois, la pierre, le fer, sans se meurtrir les mains, sans du moins dépenser ses forces. Mais au bout de son labeur l’homme réussit à donner à son matériau la forme qu’il désire. En le rendant propre à son service, il modèle du même coup la nature à son image : il l’humanise. Rien de plus exact. Dans la maison que j’habite, dans la chambre où j’écris, il n’est pas un objet qui n’ait été transformé, humanisé par le travail. Pour retrouver la nature en son état primitif, il me faut regarder par la fenêtre, et là encore, dans le paysage qui s’offre à ma vue, il n’est guère que le ciel, ses astres et ses nuages pour avoir échappé jusqu’ici à l’emprise de l’homme. Tout le reste, animaux, végétaux et le sol, lui porte plus ou moins son empreinte. Si bien que la géographie est devenue de nos jours science "humaine" plus encore que "naturelle".

Mais en retour la nature ainsi humanisée ne donne pas moins à l’homme qu’elle n’en reçoit. Elle le naturalise, dit Marx. Comprenez : elle l’universalise. En effet, tout en forgeant, le forgeron n’acquiert pas seulement une dextérité manuelle, une habileté technique. Ou plutôt il apprend à connaître le fer et ses qualités spécifiques en même temps qu’il prend conscience de sa propre capacité de l’utiliser. Au début de l’apprentissage. il n’a du fer qu’une notion confuse, encore toute proche de la pure sensation. et la conscience de son pouvoir personnel reste un sentiment vague et indistinct. Au terme, au contraire, les qualités du fer sont devenues pour lui des propriétés générales, universelles, objets d’une connaissance véritable, et de sa capacité technique il a pris une conscience claire. Conscience et connaissance toujours corrélatives. Car on l’a remarqué plus d’une fois : on ne connait bien que ce que l’on a fait. Ou comme dit le proverbe allemand : Kenenn ist können. En parlant ainsi de l’universalisation de l’individu par la nature humanisée, Marx a encore retrouvé une relation fondamentale, dont il est facile de reconnaitre toute la vérité. D’où vient en effet la différence d’ouverture intellectuelle qui se remarque entre citadin et paysan, et particulièrement entre enfants de la ville et de la campagne ? Elle vient en grande partie de ce que les premiers vivent tous les jours au contact des objets et des machines perfectionnées que l’industrie accumule dans les villes, alors que les seconds en ignorent presque l’existence. L’absence du monde humanisé pour ceux-ci, sa présence pour ceux-là avec les multiples questions qu’elle leur pose, suffisent à expliquer l’inégalité du développement mental que, toutes choses égales d’ailleurs, l’on constate sous tous les cieux entre ces deux catégories d’enfants. Et il en est de même dans le temps comme dans l’espace. Dans un avion, une automobile, un poste de radio, l’homme du XXe siècle découvre une nature que le travail des générations successives a de plus en plus pliée à son service et modelée à son image. Comment s’étonner qu’il reconnaisse aussi de mieux en mieux dans cet univers humanisé sa propre essence universelle. son humanité douée d’un pouvoir illimité et aspirant à se créer elle-même et sa propre histoire ?

Marx lui-même a vécu à l’époque des grandes découvertes scientifiques et il en a vu les premières aplications industrielles. Aussi n’a t-il point douté que cette mutuelle adaptation de l’homme et de la nature ne tende à la conquête totale de celle-ci par celui-là, et réciproquement au complet épanouissement de l’humanité capable de satisfaire pleinement à tous ses besoins. Une "nature devenue homme" [2], une humanité devenue maîtresse de la nature et égale à l’univers, ne serait-ce point la fin de tous nos maux ?

Mais, dans le même temps où il conçoit ce rêve grandiose, Marx a sous les veux un spectacle qui semble le contredire. En effet, tout en permettant l’essor de la grande industrie, le libéralisme économique commence aussi à développer ses lamentables conséquences : dans les faubourgs des grandes villes, le prolétariat est né, où "toutes les conditions de vie de la société sous leurs formes les plus inhumaines sont résumées [3]". Aussi Marx est-il contraint de s’interroger : d’où vient que le travail, de soi générateur d’humanité pour la nature, d’univesalité pour l’homme, ne mène pas en fait le monde vers un bonheur toujours plus grand et produise plutôt le contraire, puisqu’il dégrade le travailleur au rang de "machine" et en fait un être "physiquement brisé, spirituellement abéti [4]" ?

Le mal vient de la propriété

À cette question, la réponse lui paraît claire : tout le mai vient de la propriété privée. Car celle-ci, fondement de l’ordre économique et de toute l’organisation du monde actuel, crée une aliénation du travailleur qui croît en proportion même de son labeur. Pour expliquer un phénomène en apparence aussi étrange, il n’est que de distinguer deux phases dans le processus du travail, entrainant deux genres d’appropriation bien différents. La matière est d’abord appropriée à l’usage ou aux fins humaines en général ; puis l’objet ouvré est approprié par celui ou ceux qui l’utilisent ou le consomment pour la satisfaction de leurs besoins particuliers. Si ces deux phases ne sont pas disjointes, plus exactement si les deux genres d’appropriation auxquels elles donnent lieu, production et consommation, sont réunies dans le même individu, le travail est alors, conformément à sa nature, humanisant et universalisant. Mais si, au contraire, le producteur qui approprie la matière aux besoins humains n’est pas le consommateur qui s’approprie l’objet ouvré, celui-ci, par cette mainmise indue sur le fruit du labeur d’autrui, engendre fatalement l’aliénation du travailleur.

Si cette aliénation ne porte que sur des biens de consommation, le mal peut être grave, mais son injustice ne se multiplie pas automatiquement. Il en est tout autrement si la propriété privée en vient à s’emparer des moyens mêmes de production. Ce qui se produit en effet lorsque, au cours de son développement, naît le capitalisme. Car alors non seulement l’aliénation frustre l’ouvrier du produit matériel de son labeur, et avec lui de ses forces, de son intelligence, de son moi lui-mème qui y est incorporé ; mais le comble, c’est que désormais, plus le travailleur produit, plus il s’aliène. Marx trouve ici l’explication du phénomène qui, dès l’abord, a retenu son attention . « L’ouvrier devient d’autant plus pauvre, écrit-il dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, qu’il produit davantage, et que sa production gagne en puissance et en étendue [5]". Mieux est mis en valeur le monde des choses, plus le monde des hommes perd de sa valeur. Non seulement l’homme est dépouillé du fruit de sa peine, mais le travail même, désormais forcé, divisé et mécanisé, lui devient hostile, et à travers ces conditions de travail, la nature tout entière. Si bien que sa propre nature humaine, en lui-mème comme dans les autres, se change en occasion et en moyen de tourment humain.

Dialectique infernale dont il est aisé de comprendre le ressort. N’avons-nous pas vu que l’homme ne connaît et ne possède sa véritable essence, son authentique humanité, que grâce à la médiation de la nature humanisée par le travail ? Or celle-ci, à mesure que progresse l’industrie, continue bien de remplir ce rôle vis-à-vis des capitalistes qui l’accaparent sous forme de richesses : elle leur permet de combler dans une vie toujours plus aisée des désirs sans cesse renouvelés. Mais, précisément, le seul spectacle de l’aisance et du luxe que la masse prolétarienne coudoie tous les jours suffit à éveiller en elle l’aiguillon des mêmes besoins. Aiguillon qui ne peut que s’enfoncer, tourment qui ne peut que s’exacerber davantage à mesure que le travail prolétarien crée plus de richesses.

Et cette situation a d’autant moins d’issue dans le monde capitaliste que les propriétaires. classe "fraternelle" en dépit de la concurrence de leurs entreprises, utilisent l’État et son pouvoir législatif pour la protection de leur position privilégiée. L’aliénation économique se double alors d’une aliénation politique et juridique. Pour comble, l’une et l’autre sont enfin couronnées par l’aliénation morale et religieuse, l’imagination mythique projetant dans l’au-delà céleste des religions toute la béatitude dont les travailleurs sont ici-bas dépouillés : " Religion opium du peuple."

En supprimant radicalement la propriété privée, le communisme sera "l’appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme, donc le retour de l’homme à lui-même en tant qu’homme social, c’est-à-dire l’homme humain : retour complet, conscient et avec le maintien de toute la richesse du développement antérieur. Ce communisme, étant un naturalisme achevé, coïncide avec l’humanisme [6]" parfait. L’idéal ainsi précisé est celui de la société sans classes et sans États, qui est, comme le dit encore Marx, "l’unité sensible de la nature, le naturalisme accompli de l’homme et l’humanisme accompli de la nature [7]".

La dictature du prolétariat

Mais comment atteindre cet idéal ? Par la suppression de la religion, de l’État et des classes. L’histoire humaine n’étant, d’après Marx, que celle de la lutte entre capitalistes et travailleurs au cours de la transformation progressive des formes de la production, il importe que les prolétaires s’emparent de l’État, bouleversent radicalement son régime de production et instaurent, à la place du capitalisme, un régime collectiviste. Après quoi. la domination de la classe prolétarienne ne pourra manquer de se supprimer elle-même au profit d’une "société où le libre développement de chacun sera la condition du libre développement de tous [8]".

Quand, comment, à travers quel processus se produira cette suppression de la dictature du prolétariat ? Marx ni aucun communiste n’entreprend de le dire. Mais ni l’un ni l’autre n’en peuvent douter pour un double motif, l’un subjectif, l’autre objectif.

Tout d’abord, puisque la conscience humaine dépend en dernière analyse de la situation économique au milieu de laquelle elle apparait et fait son éducation, il est certain qu’elle pourra et devra évoluer à mesure que se modifiera cette situation sous l’influence du régime collectiviste. Son égoïsme foncier et avec lui tous les maux qu’il engendre disparaîtront dans la proportion même où le capital retrouvera sa fonction sociale. Car "l’abolition de la proprité privée est la libération complète de tous les sentiments humains et de tous les attributs humains [9]." A la limite, dans "la société qui inscrira sur ses drapeaux : De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins", le mal sera éliminé et "l’étroit horizon juridique bourgeois pourra être complètement dépassé [10]".

D’autant que, parallèlement, un progrès objectif aussi nécessaire doit fonder et promouvoir cette transformation de l’individu. En effet, la classe prolétarienne est, aux yeux de Marx, douée d’un instinct infaillible pour discerner sa voie à travers tous les obstacles et détours de l’histoire. Non point que les prolétaires soient des dieux, ni qu’aucun d’eux en particulier ou tous ensemble se représentent clairement leur but ultime. lis sont plutôt tout le contraire d’êtres divins, étant réduits à vivre « dans l’abstraction de toute humanité et de l’apparence même d’humanité » par le marché mondial qui, comme un fatum, domine le monde capitaliste [11]. Mais justement, parce que cette divinité est alimentée par la classe des producteurs, elle les fait participer, malgré elle et contre elle, à son privilège unique. Ainsi, en vertu même de leur travail, les membres de cette classe deviennent "des individus ressortissant à l’histoire universelle [12]". Du coup, les souffrances de leur condition qui est le "fruit de tous les vices de la société" prennent valeur de "souffrances universelles", et leur lutte pour s’en affranchir vise aussi à en émanciper toute l’humanité. "Classe manifeste de l’asservissement [...], du scandale général, [...] de la dissolution de tous les liens sociaux", le prolétariat, en devenant conscient "de la perte totale de l’homme, ne pourra donc se conquérir lui-mème que par la reconquète totale de l’homme [13]".

Pour être assuré de remplir sa mission historique universelle, il lui suffit donc d’instaurer partout sa dictature par la lutte de classes, c’est-à-dire par la révolte des esclaves-prolétaires contre les maîtres capitalistes. Après quoi, s’instaurera d’elle-mème la société communiste sans classes et sans État, "véritable fin de la querelle entre l’homme et l’homme, et de la querelle entre l’homme et la nature". Ainsi, peut conclure Marx, "le communisme résout le mystère de l’histoire et il sait qu’il le résout [14]".

Tel est, réduit à ses traits essentiels, le visage de la divinité enfantée par le génie de Marx. Pour en comprendre toute la vérité, il importe de voir en son matérialisme dialectique moins une philosophie politique ou économique qu’une réflexion sur l’histoire, réflexion existentielle avant la lettre. Mais de ce point de vue il faut aussi remarquer que l’existence ou l’histoire a critiqué cette conception en lui donnant de susciter elle-mème son propre adversaire : le national-socialisme.

Hitler contre Marx

Hitler n’est point comme Marx un philosophe, genre d’intellectuels qu’il méprise particulièrement. Mais il est doué d’un sens politique dont ses succès attestent la profondeur. Ayant compris la force que tout mouvement de masse retire d’une « conception du monde », il s’est vu obligé d’expliciter les principes de son action et d’en décrire la fin. De là Mein Kampf.

C’est dans une Allemagne vaincue, humiliée par la défaite et déchirée par les factions qu’Hitler commence de réfléchir ; et parmi ses principaux adversaires, il rencontre les social-démocrates, fortement teintés de marxisme. Aussi, tout naturellement, c’est en s’opposant à cette doctrine, où il voit l’aboutissement logique du libéralisme et de l’humanisme démocratique, qu’il va se définir.

L’idée fondamentale du marxisme, la conquête de la nature et son asservissement aux fins de l’homme, le fait sourire. « Idée spécifiquement judaïque, déclare-t-il, aussi comique que niaise [...] ». "En réalité, l’homme n’a encore vaincu la nature sur aucun point [...] Il n’a jamais rien inventé, mais seulement découvert tout ce qu’il sait." Conquête, victoire, asservissement, tous ces mots appliqués à la nature sont de pures métaphores ; ils n’ont de sens pour l’homme que par rapport à d’autres hommes moins intelligents et plus faibles.

"L’homme ne domine pas la nature, il est seulement parvenu, gràce à la connaissance de quelques lois et mystères naturels isolés, à devenir le maître des êtres vivants auxquels manque cette connaissance. "

Et il le prouve par un raisonnement analogue à celui de Marx, mais lui en prend le contre-pied. Marx disait : avant de faire l’histoire, l’homme doit d’abord pouvoir vivre et pour cela travailler, c’est-à-dire informer la nature selon son idée en fonction de ses besoins. Hitler répond :

" Une idée ne peut remporter sur les conditions mises à l’exisience et à l’avenir de l’humanité, car l’idée elle-mème dépend de l’homme. Sans hommes, pas d’idées humaines dans ce monde ; donc l’idée, comme telle, a toujours pour condition la présence des hommes et, par suite, l’existence des lois qui sont la condition primordiale de celle présence [15]".

La lutte domine l’Histoire

Le fait primordial de l’Histoire n’est donc pas le travail, mais la lutte et la lutte à mort. Elle seule, en effet, avec sa double conséquence : domination du plus fort, asservissement du plus faible, peut opérer la sélection des meilleurs et accomplir ainsi "la volonté de la nature qui tend à élever le niveau des êtres ". Et le rôle du plus fort n’est point de renoncer à sa domination. mais de l’exercer pour faire servir le plus faible à ses fins. Est-ce là égoïsme et cruauté ? En aucune manière. Seul celui qui est faible et borné peut le prétendre, en donnant du même coup la preuve de sa déficience congénitale. Car, si cette loi ne devait pas l’emporter, l’évolution de tous les êtres organisés serait inconcevable. Et avec cette évolution, la naissance mème de la civilisation qui en est le prolongement sur le plan humain. La réduction du plus faible aux fins du plus fort et du plus intelligent est en effet à la racine de tout progrès.

"Sans la possibilité qui fui offerte à l’Aryen d’employer des hommes de race inférieure, il n’aurait jamais pu faire les premiers pas sur la route qui devait le conduire à la civilisation [16]".

La domestication des animaux elle-même n’a été rendue possible que par la domination préalable des hommes inférieurs.

"Ce fut d’abord le vaincu qui fui mis devant la charrue ; le cheval ne vint qu’après. Il faut être un fou de pacifiste pour se représenter ce fait comme un signe de dégradation hupnaine, il ne s’aperçoit pas que cette évolution devait avoir lieu pour arriver au degré de civilisation dont ces apôtres profitent pour débiter leurs boniments de charlatans [17]".

On le voit : Hitler se situe exactement aux antipodes de Marx. Pour celui-ci. l’esclave créait la civilisation en travaillant et en forgeant peu à peu les instruments de sa production. Pour Hitler au contraire, l’esclave est lui-mème "le premier instrument technique au service d’une civilisation naissante" [18].

Là ne cesse pas leur opposition. Car, si Marx voyait dans le travail de l’esclave la source de toute intelligence et dans sa révolte contre l’égoïsme des propriétaires l’aspiration vers une véritable société, Hitler, au contraire, aperçoit dans la volonté de puissance du maître la source du désintéressement qui crée toute communauté et le chemin d’une connaissance intégrale. À ses yeux, en effet, si l’Aryen a commencé par dominer les autres peuples, ce n’est pas en vertu de sa force phvsique ni même de ses qualités intellectuelles, mais parce que "l’instinct de conservation a pris chez lui la forme la plus noble : il subordonne volontairement son propre moi à la vie de la communauté et il en fait le sacrifice quand les circonstances l’exigent" [19] . Tant que cet instinct reste égoïste, tourné vers la seule conservation de la vie individuelle, il ne peut servir à fonder quelque groupement que ce soit. Aussi la nature veille-t-elle à ce qu’il s’élargisse et se transforme en esprit de sacrifice : ce qui commence de se produire dans la famille où l’on voit, même au stade animal, le mâle et la femelle se soucier de la nourriture et de la défense de la progéniture. Hitler en déduit cette loi : "Plus les hommes sont portés à rejeter au second plan leurs intérêts personnels, plus grande est leur capacité de fonder des communautés étendues" [20]. Pour distinguer cet esprit de sacrifice de tout égoïsme, Hitler n’hésite pas à l’appeler, malgré son dédain pour ce qui sent l’intellectuel, du nom d’idéalisme. Et il le glorifie en disant que cet idéalisme "répond en dernière analyse aux fins voulues par la nature" qu’il "a seul créé le concept d’homme" et que, "dans sa forme la plus pure, il coïncide, sans en avoir conscience, avec la connaissance intégrale".

"Seul il amène l’homme à reconnaître volontairemeni les privilèges de la force et de l’énergie et fait de lui un des éléments infinitésimaux de l’ordre qui donne à l’univers entier sa forme et son aspect" [21]

Comment s’étonner que cet idéalisme se fasse l’adversaire acharné du matérialisme marxiste auquel il reproche de tendre, sous prétexte de justice sociale, à niveler individus et races ? Comme s’il n’était pas évident que seuls l’individu intelligent et la personnalité puissante sont capables de faire et de promouvoir les découvertes dont se compose le développement humain. Aujourd’hui, la culture peut sembler la manifestation d’une intelligence collective ou le produit de l’instinct. Mais, qu’il s’agisse de technique industrielle ou d’art militaire, il faut bien arriver, dès qu’on cherche l’origine de leurs règles ou de leurs procédés, à une tête bien déterminée qui eut l’initiative de chaque progrès. De ce point de vue, l’homme actuel ne diffère en rien du primitif rusant et luttant pour défendre son existence et plier autrui au service de son activité créatrice. Partout et toujours c’est "la personnalité qui est à la base des décisions et des réalisations qui plus tard sont adoptées comme évidentes par l’humanité entière [22]".

Le Führerprinzip

Aussi est-il vain, pour mener le peuple et faire l’histoire, de compter sur le nombre, comme le fait l’Etat démocratique recourant toujours à la majorité des suffrages, ou sur la dialectique historique qui meut les masses, comme l’imagine le marxisme. "Ce n’est ni la masse qui crée ni la majorité qui organise ou réfléchit, mais toujours et partout l’individu isolé" [23]. Tout le problème de l’organisation politique consiste à permettre aux têtes de sortir de la masse et à seconder la dure sélection qu’opère déjà la lutte pour la vie. Dans ce but, l’État peut et même doit poser des règles. Mais, une fois que le chef s’est dégagé et fait reconnaître par sa valeur personnelle, à lui seul incombe la pleine autorité et la responsabilité de toutes les décisions : il est maître. Tel est le Führerprinzip, base et sommet de l’État national-socialiste. En toute occasion comme en tout ordre, il doit commander toute l’organisation et toute la vie du Peuple.

"La meilleure constitution et la meilleure forme de l’Etat est celle qui assurera naturellement aux meilleurs éléments de la communauté l’importance du Führer et l’influence du maître" [24].

Et ce Führerprinzip est si important qu’il est la clé de l’Histoire. Au peuple qui l’a reconnu et l’applique rigoureusement, il assure, avec la victoire sur toutes les dialectiques historiques, la maîtrise de l’univers. La nature, en effet, comme l’univers, est une. Cette sélection des meilleurs par la lutte, ce progrès par la domination de leur activité créatrice sur les plus faibles, c’est ce qu’elle veut pour les peuples comme pour les individus. Que les peuples soient inégaux et destinés par leurs qualités innées, les uns, à commander, les autres à obéir, ce n’est pas seulement un fait dont la science et l’histoire imposent la reconnaissance. Mais il en doit être ainsi pour le bien même de l’humanité qui ne peut s’élever vers le mieux que sous la conduite du peuple le meilleur. Devant Ce Peuple élu par la Providence qui gouverne la nature, les autres ne peuvent que s’inctiner et reconnaître comme un droit sa prérogative. Bien plus, alors même qu’ils souffrent d’être réduits à l’obéissance parce que cet élu exerce sa maîtrise, ils lui doivent encore une fervente reconnaissance, puisque, à travers ces douleurs passagères, il leur fait "un sort meilleur que celui qui leur était dévolu lorsqu’ils jouissaient de ce qu’on appelle leur ancienne liberté" [25]

Arrière donc toutes les théories pacifistes, humanitaristes et socialistes ! Le soi-disant droit, les prétendus principes de morale qu’elles invoquent, ne peuvent être engendrés que par l’envie et le ressentiment éprouvés par l’impuissance devant la valeur réelle dont elle est incapable. Les peuples qui adoptent l’une de ces "morales d’esclave" font la preuve, par le fait même, qu’ils sont destinés à la servitude. Au contraire, il s’avère comme promis à la maîtrise de l’univers le peuple qui reconnait les bienfaits de la lutte à mort et applique rigoureusement chez lui et hors de ses frontières les conséquences de cette loi providentielle. En retrouvant et adoptant une conception raciste, le peuple allemand a donc fait la preuve qu’il est l’héritier légitime de "l’Aryen, ce Prométhée de l’humanité, au front lumineux duquel a jailli de tout temps l’étincelle du génie". Aujourd’hui, "de nouveau, il allume ce feu qui, sous la forme de la connaissance, éclaire la nuit recouvrant les mystères obstinément muets, et montre ainsi à l’homme le chemin qu’il doit gravir pour devenir le maitre des autres vivants sur cette terre" [26].

L’histoire est donc largement ouverte devant ce peuple. Qu’il garde jalousement la pureté de sa race et établisse en son sein une communauté socialiste, au vrai sens du mot. Qu’il manifeste au-dehors sa prééminence nationale en usant de tous les moyens pour réduire à l’obéissance les peuples inférieurs, et il méritera la reconnaissance de l’humanité.

« Car, en suivant cette route, elle atteindra le but auquel tant de pacifistes aveugles espèrent aujourdhui parvenir grâce à leurs piailleries et leurs pleurnicheries : une paix non pas assurée par les rameaux d’olivier qu’agitent, la larme facile, des pleureuses pacifistes, mais garantie par l’épée victorieuse d’un peuple de maîtres qui met le monde entier au service d’une civilisation supérieure" [27].

L’origine d’une opposition et d’une ressemblance

Ainsi, communisme et national-socialisme s’opposent diamétralement, en ce qui concerne tant le point de départ de l’Histoire que sa fin : pour le premier, c’est le travail et la création de la société sans classes et sans Etats ; la lutte à mort et la domination du Peuple de maîtres, pour le second. Ils ne s’entendent que sur le moyen de conduire l’Histoire à sa fin. Pour tous deux, c’est la lutte politique, mais comprise par l’un comme révolte des esclaves et révolution, par l’autre comme guerre nationale des maîtres et paix victorieuse.

Comment ne pas chercher l’origine d’une telle opposition dans la philosophie de Hegel ? Et sans doute, il est assez connu que Marx, lui, a emprunté nombre de ses notions fondamentales, en particulier sa dialectique, après avoir eu soin de la renverser, "de la remettre sur ses pieds". Mais les termes mêmes où se résume toute la contrariété du communisme et du nazisme désignent, à n’en point douter, la fameuse dialectique du Maître et de l’Esclave comme la source précise de ces deux conceptions du monde. A la différence de Marx, Hitler ne s’est pas inspiré directement de la dialectique hégélienne. Mais, par l’intermédiaire des pangermanistes et de Nietzsche, surtout par opposition au marxisme, sa dépendance par rapport à Hegel n’en est pas moins certaine.

Il n’importe pas à notre propos d’expliquer la place que cette dialectique occupe dans La Phénoménologie de Hegel où elle est un moment essentiel au cours duquel la conscience, encore absorbée dans le sensible et les besoins organiques, s’en dégage pour accéder à la conscience de soi et à la raison. Quitte à en appauvrir la richesse, cherchons seulement à en saisir la vérité générale, en la dépouillant de tous les termes techniques dont Hegel l’a revêtue.

Par définition sans doute, l’homme est un animal raisonnable. Mais il n’est jamais pure raison ni animalité brute. Entre ces deux éléments composants, il y a échange et proportion variable. Considérons donc l’humanité au point où elle est encore toute proche de la pure animalité, n’en différant que par l’amplitude de ses désirs : elle sent, plutôt qu’elle ne sait, que tout objet de la nature est capable d’être par elle saisi, appréhendé, au besoin consommé. et ne mérite pas de meilleur traitement. Qu’on le remarque : tel est l’état de tout bébé. Sa vocation à l’humanité ne se manifeste que par le geste de prendre tout ce qui tombe sous sa main pour le porter à sa bouche. Alors que le petit de l’animal, étant démuni de cette "négativité" universelle, se trouve beaucoup mieux protégé par son seul instinct contre toute consommation intempestive. Si l’humanité dans son histoire est passée par les mêmes stades que chaque individu, tel dut être aussi son état au moment où s’opéra ce passage que les représentations de la science actuelle situent quelque part entre le Pitécanthrope et l’homme de Néanderthal.

Le Maître et l’Esclave

Supposons donc que deux de ces animaux préhumains se rencontrent... Chacun portant la main sur l’autre, fatalement. ils entrent en lutte ; et en lutte à mort, chacun n’étant pour l’autre que l’objet d’un brutal désir de consommation. Une telle lutte à mort est, selon Hegel, le premier temps de la dialectique du Maître et de l’Esclave, le premier pas qui inaugure la genèse de l’humanité.

Voici comment il l’explique. Le combat de ces deux préhumains peut avoir une double issue. S’il aboutit au meurtre de l’un par l’autre, nul progrès, nul passage de l’animalité vers l’humanité ne se produira. Le vainqueur pourra s’emparer des dépouilles du vaincu, et même le manger. Il n’en restera pas moins animal. La lutte n’aura été qu’un fait divers de la jungle. Tout au plus, au spectacle de son adversaire inanimé, corrompu, disparu, acquerra-t-il quelque notion de la mort. Mais supposez qu’il rencontre ensuite un nouvel adversaire ayant fait de son côté une expérience analogue, la lutte alors pourra manifester entre eux une inégalité et avoir par là une issue qui soit sa véritable fin. Au cours du combat, en effet, l’un peut être pris d’angoisse devant la mort qui le menace, l’autre s’exalter au contraire en face d’un tel risque. Si bien que le premier, hypnotisé par son existence à sauver, tombera à genoux, demandant grâce par des gestes suppliants. Tandis que le vainqueur puisera dans les yeux atterrés de son vaincu un sentiment nouveau, une conscience de soi qu’il ignorait encore. Ces yeux, en effet, reflètent l’image de sa liberté. ces gestes implorants reconnaissent son pouvoir de donner la vie ou la mort. La fin véritable de la lutte à mort avec son résultat inédit tient tout entière dans cette reconnaissance. Car, grâce à elle, le vainqueur prend véritablement conscience de soi, de sa valeur et de sa liberté. Aussi, pour ne point perdre un tel bénéfice, il fait grâce de la vie à son vaincu et se contente de l’enchaîner. Dès lors, l’un sera l’esclave dont l’autre sera le maître. Celui-ci existera désormais, à ses propres yeux, pour soi, tandis que l’esclave n’existera que pour le maître, pour un autre.

Point n’est besoin de longues réflexions pour apercevoir la vérité profondément humaine de cette analyse hégélienne. C’est un fait : le risque de la vie au cours d’une lutte à mort est pour l’homme le moyen privilégié de prendre conscience de sa valeur. Et la reconnaissance qui termine cette lutte crée le premier lien social qui puisse unir les individus en même temps que les distinguer en deux classes inégales. D’un côté, ceux qui sont capables de prendre pour devise : plutôt la mort que la servitude ! Ce sont les maîtres. De l’autre, ceux qui se contentent de soupirer : plutôt la servitude que la mort ! Ce sont les esclaves. Le vernis de la civilisation et la banalité de la vie quotidienne peuvent estomper ou même dissimuler cette vérité fondamentale jusqu’à nous la faire oublier. Mais, à toutes les époques, le tragique de quelques événements se charge de la rappeler à l’humanité qui s’assoupit. Car ce qui vaut des individus ne vaut pas moins pour leurs sociétés, en particulier de nos nations dont les consciences sont encore toutes proches de l’animalité pure. Inutile de le rappeler : après avoir, en 1918, connu la situation du maître, notre génération a vécu celle de l’esclave, et, quatre ans durant, devant la reconnaissance inégale et non réciproque que constitue l’armistice, nous avons eu le temps de réfléchir au lien social tout nouveau qu’elle engendre. Lien purement de fait aux yeux du vaincu récalcitrant comme à ceux du vainqueur impitoyable, mais qui tend de lui-même à se changer en lien de droit au regard de la société internationale. Bien plus, lien que le vainqueur, lorsqu’il ne manque pas d’hypocrisie, peut essayer de présenter comme la base d’une relation de "collaboration", donc d’amitié, en vantant sa "générosité" ! A son esclave, le maître ne fait-il pas à chaque instant grâce de la vie et de tous les biens qu’elle implique ?

Cet exemple vécu peut nous aider à comprendre toute la vérité de la dialectique hégélienne et même à la dépasser. Car il montre bien que ce rapport maître-esclave comme résultat d’une lutte à mort se retrouve analoguement à la base de tous les rapports sociaux. Au fond de chacun d’eux, si ténu, si pacifique qu’il apparaisse, il est toujours question pour l’individu de sa vie et de sa liberté, parce que l’enjeu en est à chaque fois son désir d’être et d’être tout. C’est ce qu’a fort bien vu J. P. Sartre en retrouvant dans l’analyse d’un simple regard cette dialectique du maître et de l’esclave [28]. Rien de plus vrai et Hegel n’y contredirait point. Mais il aurait fallu pousser plus loin encore, remonter bien en deça de ce regard d’un homme qui colle son oeil au trou d’une serrure, et reconnaître la même dialectique jusque dans le premier contact vraiment humain, celui qui engendre le geste, le signe, le verbe qui est un moyen de dialogue. Et comme ce premier contact est enveloppé d’une atmosphère d’amour — n’a t-il pas lieu normalement entre la mère et l’enfant ? —, l’analyse discernait aisément que le rapport du maître et de l’esclave, non seulement tend à se dépasser de lui-même, mais qu’il est précédé par un autre rapport qui, issu d’une dialectique de l’amour, lui donne ce principe pour fin ultime. Ce que n’a pas vu clairement Hegel, ce que nie Sartre. Mais l’hypocrisie d’un Hitler, prônant sa "générosité", rend involontairement hommage à la vérité qui commence à se découvrir ici et que nous aurons à mettre en pleine lumière.

Revenons à Hegel. Cette création du lien social entre Maître et Esclave ne représente, à se yeux, que le premier temps de la dialectique qui se joue entre eux. Il y en a un second.

Le vainqueur a donc enchaîné étroitement son vaincu. Rien de plus naturel après une victoire. Mais, s’il veut vraiment en profiter et prolonger le plaisir d’être reconnu maître par son esclave, il lui faut le nourrir. Plutôt que de se fatiguer à l’entretenir, mieux vaut évidemment desserer ses liens, le domestiquer et de son labeur tirer le maximum de profit en lui laissant tout juste le nécessaire à sa subsistance. Voilà donc l’esclave condamné au travail pour le compte du maître. Mais travailler, c’est transformer la nature, c’est l’humaniser, et en retour être par elle naturalisé, universalisé....

Le rôle du travail

À ce point, nous retrouvons, avec les formules de Marx l’analyse que lui-même a adoptée pour point de départ de ses spéculations. Seulement il importe de prendre garde au changement ainsi opéré et aux conséquences dialectiques qu’il peut avoir. Pour Marx le travail devient "fait historique premier", alors que pour Hegel il n’apparait qu’après la lutte à mort et n’est que le second temps de la dialectique. Marx eut-il conscience que le fameux "renversement" de la dialectique hégélienne dont il se vantait avait consisté à intervertir l’ordre de ces deux moments : lutte à mort et travail, plutôt qu’à inverser les rapports de l’Idée et de la Matière ? Il ne le semble pas. Et les marxistes eux-mêmes n’ont point encore aperçu que, de ces deux inversions, la Première est beaucoup plus importante que l’autre... Quoi qu’il en soit. Marx comme aussi ses disciples, a omis de se demander si, en posant le travail comme fait historique premier, il ne se privait pas du droit de lui attribuer ces vertus humanisantes et universalisantes que Hegel tout d’abord avait reconnues au travail de l’esclave. Ce serait cependant le cas si ces vertus dépendaient de la condition servile au point qu’une transformation de la nature hors de l’esclavage ne méritât plus que le nom d’activité instinctive ou de jeu. La réflexion de Marx ne fut ni assez "dialectique" ni assez "historique" pour se poser cette question. Il crut que la dialectique hégélienne, une fois "remise sur ses pieds", marcherait aussi bien et même mieux encore que sur la tête. Ce qui était en ignorer la vraie nature, la prendre pour un engrenage capable de tourner en deux sens opposés. Alors que précisément ses éléments existentiels et la réflexion sur l’historicité de la réalité humaine qui lui confère toute sa valeur lui imposent un sens irréversible. Le marxisme, nous le verrons, portera le poids d’une conception aussi matérialiste de la pensée et sera réfuté par l’irreversibilité de la dialectique hégélienne.
En attendant, revenons à notre maître et à notre esclave pour voir comment le travail renverse leur situation relative, et si, selon Hegel, ses vertus humanisantes et universalisantes dépendent ou non du fait qu’il est servile.

Voilà donc le maître qui désormais donne des ordres et s’empare des fruits du travail de l’esclave. Il semble que son indépendance et sa supériorité soient à l’abri de tout péril. Il n’en est rien. Car le travail servile va précisément faire tomber le maître en dépendance de l’esclave.

En effet, si l’esclave est devenu tel, c’est parce que son attachement à l’existence lui a fait dire : tout et même la servitude plutôt que la mort. Mais l’angoisse que le maître continue de faire peser sur lui pour obtenir son obéissance va lui apprendre d’abord que cette existence naturelle à laquelle il tenait tant est en réalité sans valeur pour lui, et que la liberté seule vaut la peine de vivre. Par là déjà, l’esclave commence de devenir l’égal du maître, qui lui-mème n’est devenu tel que pour avoir dit dans le combat : tout et même la mort plutôt que l’esclavage.

Mais, de plus, cette peur continuelle le force d’obéir, de servir ; corvées fatigantes et privations exténuantes l’accablent, mais il lui faut endurer en silence ce qu’il n’aurait jamais trouvé le moyen de faire s’il était demeuré dans son indépendance primitive. C’est dire que ses désirs, ses goûts, ses fantaisies, bref toutes les tendances naturelles qu’il suivait jusque-là sans contrainte vont être une à une contredites et disciplinées selon la règle extérieure que lui impose le maître. Ainsi, dans la servitude, non seulement l’esclave acquiert peu à peu, grâce à la peur, la notion d’une véritable indépendance à l’égard de la nature, mais en même temps il apprend, grâce à l’obéissance, à réaliser dans sa conduite une maîtrise de soi, reflet de celle que le maître exerce sur lui. "La crainte du maitre est le commencement de la sagesse", dit ici Hegel, citant l’Écriture. Ce qui nous laisse soupçonner à quelle source il a puisé toute sa dialectique et caractérise le second degré franchi par l’esclave. Car le maitre ignore une telle sagesse. Puisque, faute d’être passé par la dure école de la servitude, il reste, hors de la lutte à mort, tout semblable à ce qu’était primitivement l’esclave : un animal exclusivement mû par ses désirs.

Un dernier pas reste à accomplir pour que la suprématie de l’esclave apparaisse en pleine lumière. Dans sa craintive obéissance, il est obligé de travailler. Le maître donne des ordres mais ne se salit pas les mains. À l’esclave d’exécuter, à ses moindres frais. Il lui faut donc entrer en contact avec une matière hostile, en éprouver les résistances pour en pénétrer les secrets et finalement l’informer au gré du maître. Dans cette lutte nouvelle, l’esclave cette fois est victorieux et devient maitre. Maître de la nature hostile d’abord ; mais aussi, par elle, maître de celui qui l’a forcé au travail et le dépouille maintenant du fruit de son labeur.

En effet, devant l’objet ouvré par ses soins, mais soustrait à sa Puissance, l’esclave commence de connaître à la fois la nature et son propre pouvoir. Pour lui, la nature devient humaine et l’homme devient universel. Non point qu’il cesse de souffrir dans sa sensibilité de sa condition inhumaine, ni qu’il acquière quelque conscience de soi ou le moindre sentiment de liberté. Mais, en connaissant, en saisissant la nature et l’homme unis par son travail dans un rapport réciproque, il devient intelligent. En d’autres termes, c’est pour lui que naissent ensemble, que co-naissent l’un à l’autre et l’un par l’autre l’univers qui s’humanise et l’homme qui s’universalise.

Le maître, au contraire, reste dans l’ignorance du monde humain aussi bien que de sa propre essence universelle. Il peut bien continuer à s’approprier les produits du travail servile et les accumuler pour en jouir à loisir. Il n’en est pas moins tombé dans la dépendance de son esclave. Et à un double titre. D’abord parce que, manquant de la discipline qui refrénerait ses instincts et l’éduquerait, il se contente de satisfaire ses désirs en des jouissances toujours évanouissantes. Ce qui lui donne bien à chaque fois le sentiment et la certitude de sa maîtrise individuelle, mais lui voile du mème coup l’idée de la véritable maitrise de soi, puisque la sienne n’est jamais que maîtrise de l’autre, toute relative à l’esclave, individu éphémère et à ses yeux sans valeur. Ensuite, parce que, voyant croître ses désirs à mesure que son esclave conquiert davantage la nature, son oisiveté doit aussi, pour les satisfaire, compter toujours plus sur l’intelligence et l’habileté du travailleur. Si bien que sa maitrise s’amenuise en un minuscule et orgueilleux égoïsme, pendant que l’esclave progresse vers la réalité d’une maitrise universelle.

On comprend dès lors que, selon la dialectique hégélienne, l’esclave puisse se hausser jusqu’à l’idée d’une société qui réalise la parfaite adaptation de l’homme et de la nature, étant I’oeuvre de tous et de chacun. Mais il est clair aussi que le jaillissement d’une telle idée dépend rigoureusement de la condition servile. Sans peur ni obéissance, il n’y a pas de travail humanisant et universalisant. Le maitre peut bien faire matériellement les mêmes gestes que l’esclave, mais son activité restera purement instinctive, toute comparable à celle de l’abeille ou de l’araignée, et si elle revêt les apparences du jeu, ce jeu demeure purement animal et incapable de se transformer en art. Bref, son activité n’est que celle de l’animal préhumain.

Si l’esclave au contraire devient intelligent, c’est d’abord que son activité naturelle a été niée par la domination du maitre et ployée du même coup au service d’une conscience de soi ; et c’est aussi que le fruit de cette activité ainsi médiatisée est soustrait à la jouissance du travailleur. Lorsque l’esclave se voit exproprié du fragment de matière qu’il a approprié à des fins humaines, sa réflexion acquiert la distance nécessaire pour concevoir le rapport qui lie son propre pouvoir à la forme de l’objet dont il est dépouillé. Ce rapport intentionnel, universel et qui le constitue formellement intelligent ne pourrait naître si le travailleur s’appropriait immédiatement le fruit de son labeur. En se fondant aussitôt dans une jouissance subjective, la forme spécifique qu’il a imposée à la nature disparaîtrait et le pouvoir créateur de l’homme manquerait du miroir objectif dont il a besoin pour devenir connaissance.
Marx a bien compris ce qui distingue le travail humain de l’activité animale. Mais il n’a pas vu à quel point cette distinction était liée à la condition servile. Il a cru qu’en posant le travail comme fait historique premier, il pourrait conserver tout le bénéfice de l’analyse hégélienne. En réalité, par cette interversion, il coupait la racine même des vertus humanisantes et universalisantes du travail et se privait des meilleurs éléments mis au jour par Hegel.

Les deux temps de la dialectique

Là encore, il n’est pas difficile d’apercevoir la valeur universelle de l’analvse exposée par le second temps de la dialectique du Maître et de l’Esclave. Non seulement entre individus, mais entre leurs groupes sociaux, le travail servile renverse le rapport créé tout d’abord par la lutte à mort. Que l’on songe à la situation respective de l’Allemagne et de la France entre 1918 et 1939. Esclave du traité de Versailles, la première est condamnée au travail, alors que la seconde se persuade que "l’Allemagne paiera". Mais, justement, les privations et la discipline qu’impose au peuple allemand la politique des réparations le préparent à adopter une économie fermée et le rendent industrieux pour tirer parti au maximum de ses richesses naturelles. Et, se rappelant les angoisses et la honte de la servitude, ses soldats se jetteront dans le combat, en 1939, à corps perdu. Tandis que dans le même temps les "maîtres" de 1918 se seront laissé entraîner par leurs passions naturelles et endormir par la sécurité de leur victoire... Jusqu’à ce que la défaite et la servitude de 1940 à 1944 viennent à nouveau renverser la situation.

Évidente au niveau des relations internationales, cette dialectique ne l’est pas moins au plan des rapports interindividuels les plus élémentaires. Deux regards se croisent et s’affrontent. c’en est assez pour que se rejoue le premier temps de la dialectique hégélienne : Sartre l’a bien vu. Mais il ne semble pas avoir aperçu que la moindre éclosion de l’intelligence humaine suppose aussi toujours que le second temps se soit reproduit.

En face de la vérité nouvelle à découvrir, nous restons toujours enfants ou, plus exactement encore, préhumains. Aussi ne pouvons-nous jamais la conquérir sans qu’une maîtrise extérieure, plus ou moins immédiate, nous oblige à un travail, à une lutte avec une nature inhumaine. Travail dont le résultat est également à chaque fois la formation d’un mot, la production d’un geste, signe ou verbe médiateur, humanisant la nature et universalisant notre individualité.

De la même manière, on pourrait expliquer l’analogie fondamentale qui existe entre la relation maître-esclave et la relation maitre-disciple. Sous un certain angle, celle-ci n’est qu’un cas particulier de celle-là qui englobe tout le champ de l’existence ; mais, sous un autre, elle la dépasse parce qu’elle tend de soi à une reconnaissance égale et réciproque sous l’égide de la vérité...

Mais nous en avons assez dit pour faire apparaître le sens exact et la valeur universelle de cette fameuse dialectique du Maître et de l’Esclave. Prise dans l’unité de ses deux temps, telle que l’a exposée Hegel, elle représente non seulement le premier lien social et l’origine de toute société politique, mais encore un moment essentiel de la genèse de la réalité humaine, c’est-à-dire un passage qui se répète à chaque instant et à tous les degrés des relations sociales, depuis le moindre rapport entre deux individus jusqu’aux conflits mondiaux.

Or, dès qu’on a compris la profondeur et l’extension de cette dialectique. il devient évident que Marx et Hitler se sont approprié chacun la vérité contenue dans un des temps de cette analyse, mais en négligeant l’autre. Marx a compris la dialectique du Maître et de l’Esclave du point de vue de l’esclave, Hitler du point de vue du maître. Chacun a élevé son point de vue à la hauteur d’une vérité universelle et exclusive, Sans apercevoir que cette unilatératité le condamnait à se contredire lui-même et à entrer en lutte avec l’autre. Cest ainsi que sont nés communisme et national-socialisme. La ferveur, l’adoration que ces deux divinités ont suscitées en des millions d’êtres humains ont agrandi pour ainsi dire à l’échelle macroscopique les relations et les mouvements que nous venons, à la suite de Hegel, de discerner au plan de l’infime.


[1Morceaux choisis, Gallimard, p. 76

[2Marx-Engels, Gesamtausgabe, Iste Abteilung, Bd III, p.123

[3Morceaux choisis, p. 165

[4Ibid, p. 206

[5Marx-Engels, Gesamtausgabe, p. 82-4

[6Morceaux choisis, p. 229

[7Marx-Engels, Gesamtausgabe, Iste Abteilung, Bd III, p.116

[8Morceaux choisis, p. 229

[9Ibid, p. 223

[10Ibid, p. 231

[11Ibid, p. 165

[12L’Idéologie allemande, trad. Molitor, t. IV, p. 117

[13Morceaux choisis, p. 167

[14Ibid, p. 229

[15Mein Kampf, trad. Godefroy-Demombynes, p.284-5

[16Ibid, p. 294

[17Ibid, p. 294

[18Ibid, p. 295

[19Ibid, p. 297

[20Ibid, p. 299

[21Ibid.

[22Ibid, p. 443

[23Ibid, p. 444

[24Ibid, p. 447

[25Ibid, p. 295

[26Ibid, p. 289

[27Ibid, p. 394-5

[28L’Etre et le Néant, p.325 et s.

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