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Proposition pour un fédéralisme fonctionnel, a-territorial et concurrentiel

mercredi 2 avril 2008

Pourquoi le concept d’association "à géométrie variable" devrait-il rester réservé aux Etats de la future Europe ? Pourquoi, par delà les frontières traditionnelles, ne pas en généraliser le principe aux communautés politiques de base ? Entre le super-Etat dont rêve la Commission de Bruxelles et le danger de réapparition de féodalités régionales, le Professeur Frey s’inspire de l’expérience suisse, mais aussi d’autres exemples historiques et contemporains, pour esquisser le visage de ce que pourrait être un véritable fédéralisme européen résolument ancré dans une démarche politique montante et non descendante. H.L.

Etat et territoire.

Nous prenons généralement pour donné qu’à tout Etat doit correspondre un territoire. Il s’agirait d’une relation monovalente. Tout Etat doit avoir son territoire, et tout territoire doit dépendre d’un Etat. Il ne saurait y avoir aucune ambiguité sur l’identité de l’Etat auquel un territoire appartient, et tout territoire devrait sans ambiguité être attribué à un Etat, quel qu’il soit.

Cette identification Etat = territoire ne va pourtant pas nécessairement de soi. Il existe des exemples où cette relation est absente.

1 - Plusieurs Etats pour un même territoire.

Le cas le plus classique est celui où plusieurs Etats revendiquent un même territoire. Soit parce que les frontières sont mal définies, soit parce que deux Etats contestent les droits de propriété de l’autre. Il en fut souvent ainsi pendant des siècles. Et ce fut l’origine de bien des guerres et conflits qui ont ravagé l’humanité. Que les hommes d’Etat, ou les groupes privés qui sont derrière, trouvent un intérêt personnel à s’engager dans de tels conflits pour le contrôle de territoires, répond à une logique parfaitement rationnelle. Mais du point de vue de la société, il est souvent difficile de discerner ce qu’elle y gagne. C’est particulièrement vrai pour le pays qui perd ; mais ce ne l’est souvent pas moins pour celui qui gagne. Tout conflit armé coûte cher, et il est de nombreux cas où l’on pourrait aisément démontrer que la conquête d’un nouveau territoire est un cadeau empoisonné qui coûte au pays vainqueur bien plus cher qu’il ne lui rapporte en fait.

C’est notamment le cas lorsque la conquête concerne une terre peu fertile où l’agriculture ne peut survivre qu’à coups de subventions généreuses qui imposent un lourd fardeau à l’économie du pays vainqueur. Un bel exemple de ce type est celui de l’Allemagne de l’avant-guerre. Les Nazis voulaient élargir l’espace vital des allemands vers l’est, sous le prétexte que le territoire du Reich ne pouvait suffire à tous les nourrir. Comparez avec l’Allemagne d’aujourd’hui. Elle vient de faire l’expérience d’un véritable miracle économique sur un territoire qui était - et qui reste encore, après la réunification - plus petit que celui de 1933. Visiblement, elle n’a pas eu besoin d’un territoire plus large. On peut même aller jusqu’à soutenir que l’intérêt de la République Fédérale n’était pas du tout de récupérer la Sarre, et d’empêcher son annexion par la France, après la guerre, si les sarrois en avaient décidé ainsi, dans la mesure où il s’agit d’un Land dont la prospérité dépend très largement des transferts et subventions qui proviennent du reste du pays.

Aujourd’hui, posséder un territoire doté essentiellement de vieilles industries comme l’acier ou la construction navale, est bien souvent plus un inconvénient qu’un avantagee. La possession d’un territoire est loin d’être toujours un bienfait.

Même la saisie d’un territoire riche en ressources naturelles n’est pas non plus toujours une bonne affaire. L’extraction est une activité généralement fort coûteuse en subventions, comme c’est par exemple le cas pour le charbon. S’emparer d’un territoire riche en pétrole peut être une bonne affaire, mais ne l’est pas nécessairement toujours. Parmi les états pétroliers on compte en fait beaucoup de pays dont le revenu moyen par habitant est extrêmement bas. Les meilleures illustrations en sont le Nigéria et le Vénézuela. Si les populations de ces pays restent très pauvres en dépit de la richesse des ressources pétrolières de leur sous-sol, cela est du à l’ampleur des gaspillages dont se rendent coupables les élites qui se livrent une concurrence effrénée pour capter la rente au détriment de leurs concitoyens. La caractéristique de ces activités est de consommer finalement bien plus de ressources que l’avantage qui résulte de la présence de ressources naturelles.

Les conflits inter-ethniques sont un bon exemple de situations où plusieurs états ou nations se disputent l’autorité sur un territoire donné. On peut ranger dans cette catégorie l’ensemble des conflits qui viennent de ravager la Yougoslavie, l’Afrique, et même la Russie ainsi que bien d’autres parties du monde. Selon Singer et Small (1982), pendant la période 1916-1939 pas moins de 80 % des guerres qui se sont déroulées dans ce que l’on appelle aujourd’hui "le tiers monde" tenaient à des conflits ethniques dégénérant en guerre civile. Après 1945, la proportion a dépassé les 90 %. Au total, plus des deux tiers des conflits internationaux sur la planète trouvent leur origine dans des rivalités ethniques pour le contrôle de certains territoires.

Bref, s’il est vrai que la conquête de nouveaux territoires est une activité qui absorbe l’énergie de nombreux gouvernements dans le monde, il n’en reste pas moins que le plus souvent cette activité est, pour les populations qui vivent sous leur contrôle, une fort mauvaise affaire.

Le fédéralisme, lui, est une forme d’organisation politique où le contrôle d’un même territoire se trouve, avec succès, et de manière durable, divisé entre plusieurs niveaux de gouvernement : l’état central, des gouvernements provinciaux (les lander allemands par exemple), des régions, des communes…

2 - Gouverner sans territoire.

Il existe des organisations quasi-gouvernementales (des Quangos, si l’on utilise l’acronyme anglo-saxon) qui exercent des fonctions souvent similaires, sinon identiques, à celles des états.

Ce sont par exemple les Nations-Unies, ou encore la Cour Internationale de La Haye. Elles rassemblent un grand nombre d’états, mais ne disposent d’aucun monopole territorial sur un quelconque territoire. Le nombre et l’importance de ces gouvernements "virtuels" ont fortement augmenté depuis la guerre. On dénombre aujourd’hui pas moins de 350 organisations intergouvernementales employant plus de 100 000 personnes. L’Annuaire des organisations internationales, en se fondant sur une définition moins rigide, en compte plus de 1000 (voir Frey, 1997).

Les organisations religieuses - dont l’Eglise catholique est l’archétype - forment un autre cas de gouvernement virtuel. L’Eglise dispose d’un territoire, tout petit (le Vatican), mais sa puissance réelle découle d’autres facteurs très différents, comme l’allégeance de ses fidèles. A bien des égards, elle exerce des activités identiques à celles d’un gouvernement normal (par exemple le Vatican a une politique étrangère). Elle lève même des impôts (en principe volontairement consentis). A une échelle toute différente, l’Ordre de Malte exerce des fonctions souveraines (comme le fait de disposer d’ambassadeurs dans plusieurs des grandes capitales du monde). Aujourd’hui la même caractérisation s’applique de plus en plus aux grandes organisations sportives internationales, dotées de vastes ressources financières. Un bon exemple de ce type est la FIFA, l’association mondiale de football. Ces organismes sont dotées de prérogatives très semblables à celles d’un gouvernement : ils imposent à leurs membres de respecter certaines règles ; ils ont une "politique étrangère" ; ils distribuent des aides et subventions à travers le monde… On peut enfin faire le même rapprochement pour un certain nombre d’associations mondiales - telle Greenpeace - dont l’action n’est liée à aucun territoire en particulier.

Ceci dit, les plus puissantes de ces quasi-gouvernements "virtuels" sont les grandes entreprises multinationales. Les plus classiques gèrent des réseaux d’usines implantées sur des territoires étrangers, mais la révolution digitale est en train de donner naissance à une nouvelle génération de firmes exploitant un savoir, des ressources humaines et des idées qui ne se rattachent à aucun territoire en particulier. Certains s’amusent à comparer le chiffre d’affaires de ces sociétés au budget public de certains états. Il est souvent beaucoup plus grand que le budget de bien des Etats territoriaux qui ne sont pas pour autant tout petits. De telles sociétés exercent des pouvoirs quasiment étatiques en ce sens qu’elles se trouvent en mesure d’exercer sur la vie d’un grand nombre de gens une influence au moins aussi déterminante que celle d’un Etat : par exemple imposer la pratique d’une langue, ou encore le respect de mêmes règles à des gens qui vivent et travaillent à des milliers de kms les uns des autres. Souvent ces entreprises discutent et négocient avec les Etats nationaux quasiment sur un pied d’égalité.

Bien évidemment, toutes ces organisations - internationales, églises, multinationales - ne répondent pas aux critères juridiques classiques qui définissent un Etat. Ce ne sont pas des Etats. Toutefois il faut bien avoir présent à l’esprit que la définition traditionnelle de l’Etat reste fondée sur la notion simpliste que l’essence même d’un Etat est de correspondre par définition à un territoire, alors que l’objet même de notre réflexion est de contester la validité universelle de cette affirmation. Si l’on s’abstrait de la définition purement juridique d’un Etat pour adopter une approche plus scientifique, il nous apparaît clairement qu’un territoire peut relever simultanément de l’autorité de plusieurs organisations à caractère quasiment gouvernemental, cependant qu’à l’inverse certains organismes peuvent être investis d’une autorité quasi gouvernementale sans pour autant disposer d’aucun territoire correspondant.

Par ces rapprochements, notre objectif était seulement de démontrer qu’un pouvoir de type gouvernemental peut exister sans avoir besoin de s’appuyer sur un quelconque monopole territorial. Ce faisant, il était aussi de suggérer que l’idée même d’un pouvoir sans monopole n’est pas une utopie. C’est même l’inverse qui est de plus en plus vrai : il est de plus en plus fréquent de voir le monopole territorial des Etats concurrencé par l’émergence de nouveaux pouvoirs dépourvus de toute base territoriale. C’est ainsi que, par exemple, une large part des oppositions contemporaines à la globalisation se nourrissent de la crainte de voir les gouvernements traditionnels perdre une large part de leurs pouvoirs par rapport à la puissance montante des grandes firmes mondiales. Personnellement, j’ajouterai que ces pouvoirs sont aujourd’hui menacés non seulement par les grandes multinationales, mais aussi par l’émergence de nouveaux acteurs mondiaux tels les ligues sportives mondiales, ou encore l’action de groupes de pression organisés à l’échelle mondiale. Je n’irai pas jusqu’à dire que cette évolution condamne les Etats-nations à disparaître ; simplement qu’il y a un glissement de pouvoir à l’avantage de nouveaux types d’organisations collectives à caractère non territorial.

L’objet de ce texte est de faire une proposition concrète, de nature constitutionnelle, fondée sur l’idée qu’il peut exister des instances de décision et d’action collective dont la juridiction est déterminée non par l’exploitation d’un monopole territorial, mais par l’exercice d’une fonction déterminée. Cette proposition consisterait à autoriser l’émergence d’entités publiques à caractère gouvernemental que je désignerai sous le terme de FOCJ - acronyme anglais pour Functional, Overlapping, Competing Jurisdictions (en quelque sorte : des autorités publiques fonctionnelles, a-territoriales et concurrentielles - APFAC).

Fédéralisme et concurrence institutionnelle.

L’idée de base du fédéralisme est que les préférence individuelles sont mieux servies par un système de gouvernement décentralisé. Les biens et services produits par la collectivité publique seront mieux ajustés aux demandes des personnes parce que l’espace est un facteur de différenciation qui fait que les préférences dominantes varient d’un endroit à l’autre en raison :

de caractéristiques physiques ( terrain montagneux contre régions de plaine ; zones rurales ou urbaines, etc.) ;
de certains traits liés à la culture, à l’origine ethnique, ou encore aux traditions ;
des circonstances économiques locales ou régionales (importance de l’agriculture par rapport à l’industrie, pénétration des nouvelles technologies…) ;
des structures sociales dominantes (population jeune ou vieillissante, dynamisme démographique, dispersion des revenus…).

Cette diversité de conditions fait que la demande de biens publics (éducation, services sociaux, investissements collectifs…) peuvent largement varier d’un endroit à l’autre. En principe, un Etat centralisé peut très bien ajuster sa gestion à cette diversité. Mais cette vision technocratique néglige complètement les déterminants les plus fondamentaux de l’action humaine et suppose que l’Etat partage tous les attributs d’un être omniscient et totalement désintéressé. Il y a longtemps qu’Adam Smith (1776) et von Hayek (1960, 1978) on démontré l’absurdité de fonder l’action publique sur de telles hypothèses. Les preuves empiriques en ont été apportées par la chute du communisme et de la puissance soviétique.

Sur le plan de la décision et de l’action politique, la décentralisation apporte, par rapport à la centralisation, toute une série d’avantages de nature cognitive, liés à ce que les acteurs politiques locaux sont mieux informés des besoins et des contraintes de leur région. De plus, les décideurs locaux sont davantage incités et motivés à suivre de plus près les désirs des populations dont ils sont les élus.

La Théorie économique du fédéralisme (Oates, 1972, 1977 et 1999 ; Bird, 1993 ; Inman et Rubinfeld, 1997) identifie quatre notions théoriques essentielles :

A - La notion d’équivalence fiscale (Olson, 1969 ; Oates, 1972 ; Olson,1986). L’idée est que toute juridiction publique doit s’appliquer à un espace tel qu’il y ait une correspondance aussi forte que possible entre la population de ceux qui tirent avantage de son action, et ceux qui paient les impôts qui financent les services rendus. De la sorte on évite les externalités susceptibles d’avantager ceux qui bénéficient des services mais ne paient pas, ou au contraire de pénaliser ceux qui ne consomment rien mais contribuent néanmoins au financement global. Selon ce principe, à chaque activité doit correspondre un niveau de gouvernement plus ou moins approprié.

B - La notion de Clubs (Buchanan, 1965). Il s’agit d’institutions qui produisent des "biens publics" - de la consommation desquels on ne peut exclure personne -, mais réservent leur accès seulement à leurs membres. La taille optimale d’un club se situe au point où l’avantage marginal apporté par le recrutement d’un membre de plus est égal au coût marginal que son adhésion imposera à la communauté des membres du club. Le rayonnement d’un club se trouve donc nécessairement limité à un certain espace, et les personnes qui y sont admises doivent accepter de supporter le coût supplémentaire que leur arrivée impose aux autres membres déjà admis.

C - L’idée de Voter avec ses pieds (Tiebout,1956). C’est la mobilité des citoyens qui fait que des juridictions publiques peuvent se faire concurrence. Ces juridictions peuvent être assimilées à des entreprises offrant des services locaux et prélevant pour cela des impôts. Les citoyens se déplacent en fonction du rapport services/coûts associé aux activités des juridictions entre lesquelles ils sont libres d’établir leur résidence. Ils tendent à aller des circonscriptions où le niveau des impôts par rapport aux services rendus est le plus élevé vers celles où il est le plus favorable. Cette concurrence contraint les pouvoirs publics des juridictions concernées à faire davantage attention aux demandes de leurs concitoyens et à réduire le coût de leurs services. Le même raisonnement s’applique quant au choix des entreprises pour la localisation de leurs établissements.

D - Le concept d’ "Exit and Voice" (Hirschman, 1970 et 1993). Outre la possibilité de changer de résidence pour changer de fournisseur de biens publics (Exit), les citoyens peuvent aussi participer aux prises de décisions de la juridiction dont ils dépendent en participant à des référendums ou à des élections, ou encore en allant manifester dans la rue, en organisant des grèves, voire des insurrections (Voice). Initiallement, les deux comportements étaient plutôt vus comme deux voies d’action alternatives. Le citoyen pouvait choisir de s’exprimer par l’une ou par l’autre. Celui qui décidait de s’exiler préférait ne pas s’exposer aux risques de participer à des manifestations. Toutefois, la relation entre ceux deux formes d’action peut également, sous certaines conditions, devenir complémentaire. Ainsi lorsque le gouvernement de l’ancienne Allemagne de l’est a décidé d’autoriser la sortie de ses citoyens vers la Hongrie (et donc ensuite l’Ouest), ce geste a généralement été interprété comme un signe de faiblesse de la part du régime communiste. Les Allemands de la RDA en ont conclu que participer aux manifestations contre le régime devenait moins risqué, et pouvait effectivement avoir un influence. C’est ainsi que le mouvement initial s’est transformé en manifestations de masse qui ont finalement eu raison du régime.

Un grand nombre de pays, en particulier parmi les plus étendus, ont une constitution fédérale . Les principaux exemples sont ceux des Etats-Unis et du Canada pour l’Amérique du nord ; le Mexique, l’Argentine et le Brésil en Amérique du sud ; l’Allemagne et la Russie en Europe ; l’Inde pour l’Asie. Au cours des dernières années des pays à institutions pourtant traditionnellement centralisées, comme l’Espagne et le Royaume uni, ont choisi la voie de la décentralisation. Les pays à structures extrêmement centralisées comme la France ou la Pays-Bas font de plus en plus figure d’exceptions. A l’inverse, on doit admettre que le fédéralisme traditionnel de certains pays comme les USA et la RFA s’est trouvé sérieusement écorné depuis quelques années par les débordements du pouvoir central. Les nations fédérales se caractérisent par une très grande variété de structures combinant centralisation et décentralisation à des degrés fort divers.

Pour que le fédéralisme fonctionne de manière satisfaisante, il faut que deux conditions essentielles soient remplies.

La première est que les juridictions de niveau inférieur aient le pouvoir de lever l’impôt pour financer les fonctions qu’elles assument. Ceci doit les contraindre à faire la comparaison entre ce que leur activité rapporte aux citoyens et ce qu’elle leur coûte. En même temps, cela leur garantie un certain niveau d’indépendance par rapport au gouvernement central. Cette exigence est malheureusement rarement respectée dans la plupart des nations fédérales. Avec pour conséquence que les politiciens locaux sont ainsi amenés à dépenser plus d’efforts pour négocier avec les niveaux de gouvernement supérieurs que pour connaître les besoins de leurs mandants. Pour faire la moindre chose il leur faut séduire les décideurs de niveau supérieur. C’est la seule manière d’obtenir l’argent dont ils ont besoin. Une fois les financements obtenus ils sont peu incités à bien les dépenser puisque cet argent a toutes les caractéristiques d’un bien "octroyé". La même logique de gaspillage s’applique aux subventions qui leur sont accordées pour couvrir leurs déficits. Un tel systéme institutionel favorise l’irresponsabilité fiscale et budgétaire à tous les niveaux. Cette irresponsabilité est une conséquence directe de la centralisation politique et administrative. Elle disparaît lorsque les échelons politiques locaux ont pour contrainte de gérer eux-mêmes, et par leurs propres moyens l’équilibre de leurs dépenses et de leurs recettes pour les compétences qui leurs sont reconnues. S’ils n’y réussissent pas, ce sont les citoyens de leur propre juridiction qui les sanctionneront en ne renouvelant pas leurs mandats.

Ce dernier point nous conduit directement à la seconde condition. Les responsables locaux doivent être désignés directement par les électeurs relevant de leur juridiction. Cela permet de mieux aligner leur système de motivation sur les désirs et préférences de la population locale.

La plupart des régimes fédéraux ne respectent pas ces deux conditions, ou ne le font que très partiellement. Dans les faits, ils ne répondent pas aux exigences d’une société civile fondée sur un système élaboré d’interactions complexes entre une multiplicité de réseaux de décision horizontaux répondant aux préférences particulières des populations. C’est pourquoi nous proposons ici un nouveau type de fédéralisme fondé sur une combinaison des quatre caractéristiques du fédéralisme décrites plus haut. Il s’agit d’une nouvelle forme de fédéralisme qui : i/ remplit la condition de l’équivalence fiscale en proposant la reconnaissance de réseaux d’autorités publiques exerçant leurs fonctions en concurrence les unes avec les autres sur des espaces non exclusifs ; ii/ a tous les attributs d’un club dans la mesure où les autorités concernées ne délivrent leurs services qu’à une population de personnes nommément bien identifiées et directement concernées par le service fourni ; iii/respecte le principe de l’exit en ne mettant aucune barrière particulière à l’entrée ou à la sortie de membres qui choisissent de changer de localisation ; et iv/ joue le jeu de la concurrence politique en pratiquant suffisamment fréquemment élections et référendums qui permettent aux citoyens de s’exprimer directement.

3. Un réseau de juridictions concurrentes.

Les unités de base du concept fédéral que nous proposons sont les "FOCJ", dénommées ainsi à partir des initiales de chacun des termes dont l’acronyme anglo-saxon est tiré (Functional, Overlapping, Competing Jurisdictions)(1) :
Functional : ces nouvelles autorités exercent leurs pouvoirs sur un espace variable qui est déterminé par la seule nature des tâches ou fonctions de gouvernement pour lesquelles elles ont été créées.
Overlappping : à toute fonction gouvernementale (ou tout ensemble de fonctions gouvernementales diverses)correspond un réseau d’autorités publiques indépendantes dont les aires d’activité diffèrent et sont suceptibles de se chevaucher.
Competing : pour chaque fonction de gouvernement, toute personne est libre de choisir l’autorité à laquelle elle souhaite être rattaché, et dans le cadre de laquelle elle préfère exercer directement ses droits politiques en participant à des élections et des consultations référendaires.
Jurisdictions : il s’agit d’unités de gouvernement, de dimensions variées, dotées de pouvoirs décisionnels, et disposant pour cela de la capacité de lever des impôts.

Ces FOCJ forment un système de gouvernement fédéral qui diffère de celui décrit par la théorie économique du fédéralisme en un point essentiel. La théorie analyse le comportement d’unités de gouvernement pré-définies appartenant à des niveaux hiérarchiques différents, alors qu’il s’agit ici d’unités de gouvernement qui émergent en réponse à une problématique de nature locale ou régionale (2).

Développons les quatre éléments caractéristiques d’un système de FOCJ.

A - Les fonctions.

La production d’un service public dont bénéficient les habitants d’une zone géographique doit être financé par les contributions seulement des gens qui y vivent. L’offre peut provenir de plusieurs organisations de gouvernement spécialisées dans la production de biens différenciés s’adressant à des segments de population exprimant des préférences différentes. Pour réduire les coûts au minimum, elles doivent être libres de pleinement exploiter les économies échelles possibles. Le fait que celles-ci varient énormément selon les fonctions exercées ( éducation, enseignement, police, hôpitaux, services de santé, fourniture d’électricité, services de sécurité…), est un facteur qui milite pour que les fonctions de service public soient prises en charge par des organismes de gouvernement de nature monofonctionnelle de dimensions variables.

B - Un réseau d’autorités qui se chevauchent…

Il existe deux cas possibles de chevauchement : (i) lorsque des FOCJ spécialisées dans des fonctions différentes exercent leur activité sur des territoires et des populations qui se chevauchent, totalement ou partiellement ; (ii) lorsque deux ou plusieurs FOCJ exercant des fonctions identiques offrent leurs services sur des territoires qui se recoupent (par exemple on peut concevoir que plusieurs FOCJ se partagent le marché des services d’enseignement et d’éducation sur un même espace géographique). Chaque individu, chaque communauté politique de base adhèrent normalement, et simultanément, à plusieurs FOCJ, qui ne disposent d’aucun monopole territorial, et dont les espaces physiques ne sont pas nécessairement confondus, ni obligatoirement contigus. Ce concept rompt donc totalement avec la vieille approche nationaliste et territoriale qui veut qu’on ne puisse concevoir une unité de gouvernement sans le contrôle total et incontesté d’un morceau de territoire. Il diffère également de l’approche traditionnelle du fédéralisme qui ne peut imaginer que deux unités de gouvernement de même niveau puissent exercer leurs pouvoirs sur des espaces territoriaux qui se chevauchent.

C - et en concurrence.

Les dirigeants des FOCJ sont contraints de conformer leur action aux préférences de leurs adhérents par deux mécanismes : d’un côté la liberté des individus ou des communautés membres de "voter avec leurs pieds" en décidant d’émiger vers un autre organisme offrant les mêmes services (ce qui rappelle le principe du marché) ; d’autre part, la nature démocratique de ces autorités dont les gestionnaires, selon le principe de la concurrence politique, sont désignés par des élections, et dont l’action peut être controlée par des référendums. Notons qu’ il n’est pas besoin de changer de résidence personnelle pour "émigrer" vers un autre FOCUS (le singulier, en anglais, de FOCJ). Ce droit n’est pas seulement individuel, il s’applique également aux communautés politiques adhérant à de tels organismes, ou seulement à certaines fractions de leurs populations désireuses de "faire sécession". Ce droit de sécession peut être total, ou seulement partiel ( on se retire seulement de certaines des activités gérées par le FOCUS concerné).

Pour que la concurrence entre ces autorités de gouvernement soit effective, il faut que les possibilités de sécession, individuelles ou collectives, soient aussi libres que possible. En revanche, l’adhésion doit être soumise à conditions. Comme dans le mécanisme des clubs décrit par Jim Buchanan, le principe est que les individus ou les communautés politiques de base qui désirent rejoindre un FOCUS et bénéficier de ses prestations publiques doivent payer un prix d’entrée. C’est à ceux qui en sont déjà membres d’établir, par consultation démocratique, le tarif d’entrée qu’ils exigent pour admettre l’adhésion de nouveaux partenaires.

L’exit n’est cependant pas suffisant pour garantir que les responsables de ces nouveaux organismes de gouvernement feront leur travail de la manière la plus efficace possible. Il faut qu’il soit complété par la mise en place d’une réelle compétition politique interne. C’est pour cela qu’il est essentiel que ces gestionnaires soient élus par les adhérents eux-mêmes, et que ces derniers aient la capacité de demander la mise en place de référendums populaires sur des sujets d’intérêt collectif particuliers. Il a été démontré que dans les deux cas - élections directe, référendums- cela incite les gestionnaires à mieux répondre aux préférences individuelles : pour les élections voir Downs, 1957 et Mueller, 1989 ; pour les référendums populaires , Cronin, 1959) et Frey (1994).

D - Des juridictions politiques.

Le FOCUS est une unité de gouvernement démocratique détentrice d’un pouvoir sur les citoyens qui y sont rattachés, notamment le pouvoir de lever un impôt.

L’adhésion à un FOCUS peut prendre deux formes :
soit en tant que citoyen d’une communauté locale qui, pour certains types de prestations collectives (par exemple l’enlèvement des ordures), décide d’adhérer à tel ou tel FOCUS. Dans ce cas, chaque individu habitant sur le territoire de la commune concernée relève automatiquement de l’autorité du FOCUS ainsi sélectionné. Il ne peut en sortir qu’en émigrant lui-même en dehors de la communauté dont sa résidence relève.
soit, pour d’autres types de prestations (par exemple l’enseignement) par choix individuel de relever de l’autorité d’un FOCUS poutôt que d’un autre. Dans ce cas, comme c’est le cas déjà actuellement en matière d’assurance automobile, l’adhésion à un FOCUS exerçant un certain type de fonction collective est obligatoire, seul le choix final de l’organisme particulier dont on désire relever étant libre. Autrement dit, tout citoyen peut être contraint de se soumettre à l’autorité d’un organisme de district scolaire, et donc d’en payer les impôts, mais rester libre de décider à quel district particulier ils souhaite être rattaché. Les membres d’un tel district peuvent décider que tout citoyen qui fait le choix d’y être rattaché doit payer l’impôt destiné à en assurer le financement, même s’il n’a pas lui-même d’enfants en âge de bénéficier du service scolaire rendu. Toutefois, pour certains fonctions caractérisées par des effets de redistribution importants, on peut imaginer que le gouvernement central impose certaines règles exemptant par exemple les parents sans enfants d’être obligatoirement rattachés à un FOCUS-éducation.

4 . Les avantages d’une telle institution.

Le système doit permettre de satisfaire la nature hétérogène des préférences individuelles en matière de biens collectifs d’une manière plus efficace que les formes plus traditionnelles de fédéralisme politique et administratif. Comme chaque organisme est spécialisé dans l’exercice d’une seule fonction, il en résulte que ceux qui en contrôlent le fonctionnement (ses "citoyens") sont incités à mieux s’informer que ce n’est le cas lorsqu’ils ont affaire à des communautés politiques multifonctionnelles, aux activités les plus diverses, et exerçant leur autorité sur des populations nombreuses et profondément hétérogènes. Il leur est plus facile de comparer comment "leur" organisme est géré par rapport à ce qui se passe ailleurs. En outre, les fonctions bénéficiant d’économies d’échelle extrêmement importantes sont en nombre limité. Il en résulte que la dimension moyenne de la plupart des FOCUJ devrait rester relativement petite, ce qui, là encore, est un facteur qui permet un contrôle par l’électeur plus efficace que dans le cas de grandes municipalités polyvalentes. Sans compter que ce contrôle est également renforcé par l’existence du droit de sécession individuel ou collectif rendu possible par la disparition des privilèges de monopole et le chevauchement des zones de desserte. Ce chevauchement est un élément important pour contraindre les offreurs de services collectifs à respecter les préférences individuelles de leurs adhérents.

Le mécanisme des FOCJ devrait réduire le coût de fonctionnement des services publics du fait de leur capacité à ajuster leur taille aux économies d’échelle qui caractérisent l’activité dans laquelle ils se spécialisent. Du fait aussi que cela permet de réduire le nombre de "passagers clandestins" bénéficiant du service sans nécessairement se trouver contraints d’en acquitter leur part de financement (limitation des "externalités"). Lorsqu’on se trouve dans un domaine qui se caractérise par de très importantes économies d’échelle avec coûts décroissants quasiment infinis (comme la défense), on peut imaginer que le FOCUS qui en est responsable couvre lui-même un très large espace géographique englobant plusieurs régions (pour les problèmes d’environnement par exemple), plusieurs nations même (cas de l’espace Schengen pour les problèmes d’immigration, l’Union monétaire européenne pour la monnaie), voire tout un continent (comme dans le cas de la défense européenne).

La menace de sécession de la part de citoyens ou de communautés locales mécontentes, ainsi que les avantages qui peuvent être gagnés à voir arriver de nouveaux adhérents créent un mécanisme qui contraint l’homme politique à accorder davantage attention aux préférences de ceux qui relèvent de son autorité, et à gérer leurs affaires de manière plus efficace. Le système fragilise considérablement les cartels que les hommes politiques sont tentés d’établir entre eux pour échapper aux exigences de leurs électeurs. Alors que le système actuel de collectivités publiques multifonctionnelles demande plutôt des gestionnaires eux-mêmes polyvalents, donc disposant d’un savoir peu spécialisé, le mécanisme des FOCJ favorise au contraire le succès de personnes ayant investi dans l’acquisition de connaissances spécifiques à certaines fonctions (par exemple l’éducation, les dossiers d’environnement, ou les problèmes de traitement d’ordures).

Un tel fédéralisme fondé sur la constitution d’un réseau complexe d’unités de gouvernement spécialisées et concurrentielles ne pourra pas ne pas modifier le concept même d’Etat-nation, tel que nous l’entendons encore aujourd’hui. Les Etats y perdront un certain nombre de fonctions qu’ils exercent actuellement plutôt mal, car de manière trop détachée des demandes des citoyens, ou à des coûts trop élevés par rapport à ce qui pourrait être rendu par des autorités indépendantes, libres de dimensionner leurs activités aux économies d’échelle réellement présentes. Cela ne veut t pas dire que les Etats-nations disparaîtront du jour au lendemain. Mais ils exerceront leur autorité dans un contexte de plus grand choix et de plus grande concurrence avec d’autres institutions locales, régionales ou transnationales, conçues directement par les citoyens et plus immédiatement réactives à leurs demandes. Les Etats-nations ne conserveront que les compétences pour lesquelles les électeurs reconnaîtront qu’ils disposent d’un avantage concurrentiel incontestable.

5 . Leurs soi disant inconvénients.

Le système des FOCJ se heurte à quatre grandes critiques :

Les citoyens seront surchargés. Dans un tel système, les citoyens se retrouveront simultanément membres de plusieurs juridictions politiques. Combien de fois par an leur faudra-t-il voter pour désigner tous les dirigeants des différentes unités de gouvernement dont ils seront adhérents ? Plus combien de réferendums ? On peut répondre qu’il sera plus facile pour chaque individu de participer effectivement à ces consultations dans la mesure où, à chaque fois, il s’agira d’enjeux infiniment plus limités et plus concrets que ceux qu’il rencontre traditionnellement dans des élections générales. Le citoyen devrait s’y trouver davantage incité à participer directement.

Des consommateurs dépassés ! Chacun se retrouvera confronté à un grand nombre de fournisseurs différents de services collectifs, ce qui, disent certains, rendra la vie particulièrement difficile. C’est déjà ce qui se passe dans la vie ordinaire lorsque nous allons faire nos achats dans un super-marché, ou lorsque nous désirons acheter une voiture, un ordinateur, une chaîne hi-fi, des vêtements, etc… L’hyper-choix est une contrainte que nous connaissons déjà bien. Pourquoi nous en tirerions-nous plus mal que pour les biens marchands ordinaires ? Si cela nous pose des problèmes, rien n’empêche l’Etat, ou tout simplement des entrepreneurs privés, de nous offrir l’accès à des services d’information et de conseils conçus pour nous aider à y faire face.

Un immense "problème" de coordination entre tous ces FOCJ. Si certaines activités doivent incontestablement se coordonner entre elles, vouloir absolument assurer la coordination de toutes les activités collectives n’est pas nécessairement un bien en soi. Ce concept est souvent abusivement utilisé pour justifier l’établissement de "cartels" politiques dont la finalité est de protéger les hommes politiques contre les exigences particulières de leurs électeurs (voir CEPR, 1993 ; Vaubel, 1994 ; Frey, 1994). En fait, dans certains domaines - comme celui des prestations sociales -, le besoin global de coordination sera diminué dans la mesure où la concurrence entre FOCJ, en les contraignant à s’ajuster à la dimension économique optimale correspondant à leur activité, réduira l’importance des transferts et externalités financières qui, dans nos société d’Etat providence, sont le plus souvent à l’origine de la nationalisation des mécanismes de prestations. Si de telles externalités subsistent de manière suffisamment importante, le système devrait conduire de lui-même à l’émergence de nouvelles unités de gouvernement conçues pour y remédier en regroupant entre eux les citoyens qui en supportent les coûts.

Redistribution. La principale critique concerne le fait qu’une telle forme de fédéralisme rendrait impossible la continuation des politiques modernes de redistribution. Cette crainte n’est pas justifiée dans la mesure , par exemple, où les citoyens restent libres d’exprimer leur sentiment de solidarité avec les plus démunis ou les moins chanceux en créant des organismes dont la fonction serait précisément de procéder à de tels transferts. Par ailleurs, une large part des besoins de redistribution relève tout simplement d’une logique d’assurance qui peut être couverte par l’offre du marché. Il n ’y a que lorsque la redistribution relève d’un problème de "bien collectif pur" qu’il peut effectivement y avoir quelques difficultés à éliminer les "passagers clandestins". Les recherches de Gold (1991), Kirchgässner et Pommerehne (1996) montrent toutefois que le fédéralisme reste compatibles avec des degrés substantiels de redistribution.

6 . Exemples historiques et contemporains de FOCJ.

Cette forme de fédéralisme fonctionnel, décentralisé et concurrentiel n’a rien d’absurde ni d’utopique. A bien y réfléchir, on en retrouve de nombreuses traces dans l’histoire européenne. La concurrence entre petites unités de gouvernement était la règle du Saint Empire Germanique, en particulier en Italie et en Allemagne. Beaucoup de ces principautés étaient de taille extrêmement réduite. Des auteurs sont aujourd’hui convaincus que c’est précisément à cet état d’extrême concurrence politique que l’Europe doit l’émergence de son inventivité technique, économique et artistique (Hayek, 1960 ; Jones, 1987 ; Weede, 1993). A bien des égards les Chinois étaient en avance sur l’Europe, mais l’établissement d’un empire centralisé a mis fin à leur supériorité (Pak, 1995 ; Rosenberg et Birdzell, 1986). L’unification de l’Italie et de l’Allemagne, le plus souvent présentée comme un grand pas en avant, a mis fin à cet état de concurrence et marqué l’avènement des grandes guerres entre nations européennes. Seuls quelques petits états comme le Liechtenstein, le Luxembourg, Monaco, San Marin ont échappé à ce processus d’unification territoriale. La Suisse aussi, qui en a tiré une nouvelle richesse économique.

Ces petits états n’avaient rien à voir avec les FOCJ décrits plus haut, sauf qu’ils en partageaient la caractéristique d’être largement ouverts à la concurrence tant pour ce qui concerne le marché du travail que le capital (y compris le capital artistique). Toutefois on trouve dans l’histoire d’autres exemples de juridictions plus proches de notre concept. La Pologne avait par exemple trouvé une réponse aux problèmes que lui posait la cohabitation sur son territoire de populations catholiques, protestantes et juives en créant des juridictions particulières, non fondées sur des bases territoriales et géographiques, qui fonctionnaient de manière assez similaire aux FOCJ (Rhode, 1960 ; Haumann, 1991). La Ligue Hanséatique, qui a dominé le commerce européen entre les 12ème et 16ème siècles, était en fait une association de cités qui fonctionnait comme une autorité de gouvernement fonctionnelle (et non territoriale) dont la spécialité était de fournir des règles d’échange et des instruments de commerce à des territoires qui, bien souvent, n’étaient même pas voisins. La Hanse regroupait des villes aussi éloignées les unes des autres que Lübeck, Brême, Cologne (en Allemagne), Stettin et Danzig (aujourd’hui en territoire polonais), Kaliningrad (toujours russe), Riga, Regal et Dorpat ( dans les républiques baltes), Groningen et Deventer (Pays-Bas), et même Londres, Bruges et Anvers, ainsi que Novgorod.

Aux Etats-Unis, l’institution des Special Districts se rapproche des FOCJ, mais sans en réunir toutes les caractéristiques. Ces districts jouent un rôle important au sein du système fédéral américain, et leur nombre a beaucoup augmenté au cours des dernières décennies. Certains disposent d’une autorité autonome et fonctionnent de manière démocratique ; mais la plupart ne sont que des constructions indirectes administrées non par des élus mais par des représentants des collectivités locales qui en sont membres. Selon Mehay (1984), les premières semblent fonctionner de manière bien plus efficace que les secondes. Mais les municipalités américaines mettent tous leurs efforts à éviter la multiplication de ces dernières. C’est ainsi que certains états imposent un seuil de population minimal pour la constitution de tels districts, ou encore en freinant l’émergence par l’imposition de règles bureaucratiques.

En Suisse, il existe en revanche un grand nombre d’unités de gouvernement qui se rapprochent fort de notre définition des FOCJ. Outre les 26 cantons, on y compte environ 8 000 communes de formes diverses. Les plus importantes sont évidemment les 2940 communes municipales qui servent de base à la citoyenneté helvétique (la citoyenneté suisse n’est pas fondée sur l’appartenance à une nation, mais à une municipalité). Ces municipalités jouissent d’une très large autonomie, en particulier pour tout ce qui concerne la définition des impôts, tant sur le revenu que sur la propriété. Il en résulte que les taux d’imposition d’une commune à l’autre varient considérablement - ce qui induit un véritable processus de concurrence intercommunale qui joue tant sur la qualité du panier de services publics assurés que sur le taux des impôts. Cela dit, aux municipalités se surajoutent environ 5000 "communautés spéciales" de nature fonctionnelle dont l’aire de fonctionnement chevauche le territoire des communes politiques. Les plus importantes sont les "communes scolaires" qui gèrent l’enseignement dispensé aux enfants d’une ou plusieurs municipalités. Il s’agit d’institutions publiques qui lèvent leurs propres impôts dont le taux est soumis au vote des citoyens. Un autre exemple de communauté fonctionnelle, à fonctionnement démocratique, et dont l’autorité chevauche celle d’autres institutions est celui des paroisses suisses, qu’elles soient protestantes ou catholiques. Tout citoyen suisse a le droit de choisir la paroisse dont il désire relever, mais une fois son choix fait il est légalement contraint de payer le denier du culte qui en assure le financement. A cela s’ajoutent enfin plusieurs milliers d’ "unités communales" fondées par les municipalités pour assurer en commun des tâches d’intérêt collectif comme la distribution d’eau, les égoûts, les services d’hospitalisation, les maisons de retraite, la collecte des ordures, etc. Ces organismes ne disposent toutefois pas du droit de lever leurs propres impôts, et ils sont rarement administrés par des dirigeants directement responsables devant la population. Ce rappel rapide de quelques institutions typiquement suisses (voir De Spindler, 1998) montre que le mécanisme des FOCJ est quelque chose qui existe déjà en partie, mais dont il reste encore à développer complètement le concept.

Actuellement on voit se développer dans le Cyberespace une espèce totalement différente et nouvelle de FOCJ. Un exemple nous en est donné par l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) qui gère l’attribution des noms de domaines sur Internet(3). Cet organisme est en train de prendre la forme d’une institution mondiale exerçant une autorité de réglementation, sans pour autant disposer d’aucun attribut territorial. Alors que les lois et réglements organisant le commerce relèvent de l’autorité des Etats, les échanges sur Internet se développent en dehors de toute juridiction territoriale. Les entreprises du Net peuvent librement déplacer leur résidence officielle en changeant la localisation de leurs serveurs. ICANN n’est pas une organisation gouvernementale (bien que ce soit le gouvernement américain qui en soit à l’origine). Son fonctionnement est fondé sur l’ouverture et le volontariat plutôt que l’application de régles procédurales rigides. Elle établit son autorité par l’organisation d’élections, la mise à disposition de procédures d’arbitrage reposant sur le volontariat, et s’ajuste très rapidement aux évolutions de la technologie. Cette institution caractéristique du Cyberespace partage plusieurs des attributs typiques des FOCJ : c’est un organisme dont l’autorité est purement fonctionnelle et totalement déliée de toute territorialité, qui cherche à fonctionner de manière démocratique, n’impose aucun droit d’entrée ni aucune contrainte à la sortie, mais assure soi même son propre fonctionnement (par le paiement d’une sorte de taxe acquittée au moment de l’acquisition d’un nom de domaine). Il s’agit d’un organisme dont le caractère est bien plus proche du concept de FOCJ que nous avons développé jusqu’ici, que d’une forme traditionnelle de gouvernement.

7 . Conclusions.

Vu tous ses avantages, comment se fait-il que cette forme de fédéralisme n’ait jusqu’à présent pas rencontré davantage de succès ?

Si l’organisation des Etats s’éloigne tant des principes ainsi présentés, c’est pour essentiellement pour deux raisons. La plus évidente, mais aussi la plus importante, est que tant les individus que les communautés politiques de base se heurtent à l’interdiction explicite de fonder de telles juridictions. Dans la plupart des Etats de l’Union Européenne, les municipalités n’ont même pas la liberté de collaborer sans solliciter l’accord préalable du gouvernement central (voir Sharpe, 1993).

La seconde vient de ce que l’établissement de tels organismes va tout simplement à l’encontre les intérêts personnels et corporatifs des hommes politiques et responsables officiels exerçant leurs talents au service de l’Etat central. Le mécanisme des FOCJ réduit le pouvoir des fournisseurs de services publics par rapport à celui des citoyens dont l’influence est renforcée par le recours plus fréquent aux règles de la démocratie directe, ainsi que par la liberté de sécession qui leur y est reconnue.

Cette nouvelle forme de fédéralisme ne se développera jamais si on ne fait rien pour renverser cette opposition. Pour que naisse ce nouveau fédéralisme, une condition impérative est la mise en place de nouvelles règles constitutionnelles qui rendent possibles la formation de telles FOCJ et donnent au citoyen ainsi qu’au gouvernement le droit de faire appel à une Cour constitutionnelle en cas de blocage.

La notion de FOCJ est une rupture radicale avec le postulat qu’il ne peut y avoir de pouvoir gouvernemental sans base territoriale bien définie et délimitée. La proposition que nous faisons n’est pas une utopie, mais est bien en ligne avec l’émergence de formes virtuelles de gouvernement à laquelle nous assistons depuis quelques années.

Professeur Bruno Frey. (Traduction Henri Lepage).

NOTES

1 Ce concept est le résultat d’un travail en commun avec Reiner Eichenberger (voir Frey et Eichenberger, 1995, 1996, 1999).

2 Le concept général des FOCJ peut être trouvé dans Montesquieu (1795). Burnheim (1985) en présente plusieurs éléments. En économie, une idée voisine est développée par Tullock (1994). Casella et Frey (1992) présentent le concept ainsi que la littérature y afférant. Le Center for Economic Policy Research (1995) développe la notion d’intégration flexible qui imposerait à tous les membres de l’Union européenne de participer à un "socle commun" comprenant les quatre libertés de base ainsi que certains programmes de transferts, mais laisserait à chaque pays la possibilité d’entrer selon son choix dans des "accords de partenariat ouverts".

3 Remerciements à Lawrence Lessig pour attirer mon attention sur cette institutions. Voir http://www.icann.org, ainsi que Engell (1999) pour une discussion générale des aspects légaux et politiques d’internet.

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