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Recension de l’ouvrage de Corentin de Salle

La tradition de la liberté

lundi 12 avril 2010

Le livre [1] que Corentin de Salle publie, avec le concours du Centre Jean Gol et du Forum libéral européen, présente la double particularité d’être à la fois un ouvrage d’histoire des idées politiques, de facture classique [2], et un ouvrage reproduisant de copieux extraits tirés de l’œuvre des principaux auteurs libéraux qui, depuis John Locke, ont façonné ce courant de pensée. En fusionnant ces deux aspects, Corentin de Salle ambitionne de restituer la profondeur, la densité et la saveur de ces œuvres majeures. Ce souci assumé de fidélité à chaque auteur impose à ses lecteurs de marcher sur les pas de ces illustres prédécesseurs, en utilisant le vocabulaire propre à chacun, en se calant sur les mouvements de sa démonstration, en faisant siennes ses illustrations.

Cet exercice, au final plutôt rare, conduit à saisir la profondeur indubitable de la tradition intellectuelle libérale. Elle est mouvante, plurielle, empirique, parfois contradictoire, mais c’est cette richesse même qui donne son sens : loin d’être une idéologie, au sens que Marx donnait à ce mot, le libéralisme est (ou n’est qu’) une doctrine, ni figée, ni dogmatique. Le libéralisme vise à généraliser de bonnes pratiques, découvertes grâce à la profondeur de la pensée de certains auteurs (on se souvient de l’état de nature de Locke, de sa conception de la société civile), ou par l’expérience (comme Hayek le formalisera).

Corentin de Salle rappelle, au travers de ces grands auteurs, la cohérence de l’éthique libérale, qui fait du respect des droits d’autrui le fondement de toute société.

C’est en partant des restes de la logique féodale que l’on comprend le libéralisme. Des principes généraux, qui fondent encore nos sociétés modernes, sont forgés par des intellectuels qui s’opposent à l’absolutisme royal, par les mots mais aussi par les actes, au moment de la Glorious Revolution. Ce sont ces idées-là qui, exportées dans l’Europe continentale comme dans le Nouveau monde, marqueront les jalons de la pensée libérale contemporaine.

Bizarrement, on réduit souvent le libéralisme à un discours productiviste, voire à un ensemble de techniques de management, ou pire encore en un ensemble de croyances irrationnelles sur les vertus régulatrices du marché. De la sorte, cette matière n’est quasiment jamais enseignée dans le cadre universitaire ou dans le supérieur. Le discours sur le libéralisme – qui, lui, est omniprésent – est donc quasi exclusivement détenu par des journalistes, des responsables d’ONG, des responsables associatifs ou des intellectuels qui ont tous en commun de n’être pas libéraux, dans le meilleur des cas. On fait même du libéralisme l’incarnation de la « pensée unique », ou une idéologie qui, à l’instar du communisme, serait au mieux dangereuse, au pire mortifère.

Corentin de Salle rappelle, en contrepoint à ce discours, et en se basant sur les écrits des principaux auteurs libéraux, que le libéralisme n’impose pas une vision du monde formatée, unique et exclusive à l’ensemble des membres d’une société. Le libéralisme ne connaît pas de dogme ; il ne fournit pas un système de pensée complet, ne donne aucune réponse aux questions existentielles de base (l’origine de la vie, la nature de l’univers, le sens de l’existence, …), ne définit pas de critères esthétiques. Loin d’être un système figé, le libéralisme est au contraire en perpétuelle évolution. Il se métamorphose indéfiniment pour répondre à des défis toujours nouveaux. Il fait preuve d’humilité par rapport au réel, qu’il observe constamment [3]. Il tient compte de l’expérience, tire la leçon des échecs d’une politique publique. Il ne prône pas la passivité ; bien au contraire, il encourage l’esprit d’entreprise et la prise de risques. Mais il oblige aussi le preneur de risques à assumer la responsabilité de ses actes.

A l’opposé des idéologies, qui tendent vers une finalité (en général, le bonheur de l’humanité), le libéralisme le vise aucune perspective téléologique, car il considère que le bonheur est une affaire privée.

Ce sont ainsi les libéraux qui, à partir du XVIIe siècle, posèrent le problème de l’émergence de la « Grande société » (terme initialement apparu chez Adam Smith, repris par Walter Lippmann et popularisé tant par Karl Popper que par Friedrich Hayek), en ces termes : comment faire coexister pacifiquement plusieurs millions d’hommes libres ? Dès cette époque, donc, les libéraux apportent la réponse institutionnelle, qui perdurera : ils inventèrent l’Etat moderne. Fondé sur la Rule of Law, sur des règles générales et abstraites, sur une justice impartiale, ils fondèrent ainsi une société dans laquelle chacun est en mesure de poursuivre ses fins particulières sans se faire imposer la réalisation collective d’un but commun qui ne répond pas nécessairement à ses aspirations. Ils précisèrent même, là encore à la suite de Smith, que lorsque l’individu poursuit ses buts égoïstes, il n’est reste pas moins, consciemment ou non, le serviteur de l’intérêt général [4].

A contrario le socialisme, mû par la volonté d’assurer l’égalité, préconise la multiplication d’exceptions et traitements préférentiels, pour protéger tel ou tel groupe de personnes, sous le motif que les membres économiquement plus favorisés d’une société sont tenus par un devoir de solidarité envers ceux qui le sont le moins. Le socialisme soumet ainsi les citoyens au bon vouloir des dirigeants, et rend la mise en œuvre de ces politiques rectificatrices à la fois imprévisibles et arbitraires [5]. En ce sens l’universalisme, c’est-à-dire le respect des règles générales et abstraites, reste l’apanage du seul libéralisme.

C’est ainsi qu’à travers la lecture commentée, approfondie, argumentée, de douze ouvrages fondateurs, Corentin de Salle relève l’actualité, la pertinence et la complexité de la pensée libérale. Chronologiquement, on étudiera ainsi le Second Traité du Gouvernement de John Locke (1690), De la démocratie en Amérique de Tocqueville (1835 et 1840), Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, de Frédéric Bastiat (1862-1864), De la liberté, de John Stuart Mill (1869), La Société ouverte et ses ennemis, de Karl Popper (1945), La Constitution de la liberté de Friedrich Hayek (1960), Droit, législation et liberté de ce même auteur (1973-1979), et enfin Capitalisme et liberté, de Milton Friedman (1971).

Corentin de Salle nous livre ici un ouvrage important, à la fois didactique et précis, qui constitue un excellent complément à un ouvrage de synthèse tel que les deux volumes de l’Histoire des idées politiques de Philippe Nemo [6], en ce qu’il permet d’approfondir et de mieux cerner le cœur de la démonstration de chacun de ces auteurs, à travers leur maître-ouvrage. Cette Tradition de la liberté n’en étant qu’à son tome I, gageons que la suite sera de la même qualité.


[1Corentin de Salle, La Tradition de la liberté, Synthèse détaillée de textes majeurs de la tradition libérale, tome 1, Forum Libéral européen ASBL, avec le soutien du Centre Jean Gol, préface de Didier Reynders, 2010.

[2Parmi les ouvrages les plus connus, et outre ceux de Philippe Nemo (cf. infra), Jean Touchard (et alii), Histoire des idées politiques, PUF, Quadrige ; Pascal Ory (dir.), Nouvelle histoire des idées politiques, Hachette, Pluriel, 1989 ; Georges Lescuyer, Histoire des idées politiques, Dalloz, Précis, 2001 ; …

[3On connait la célèbre citation de Friedrich Hayek : « L’individualisme est une attitude d’humilité à l’égard du processus social ».

[4Adam Smith écrivait : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de leur souci de leur intérêt propre. » Mandeville, dans sa célèbre Fable des abeilles, ne dira pas autre chose.

[5C’est tout l’objet du tome 2 de Droit, Législation et liberté de Hayek.

[6Philippe Nemo, Histoire des idées politiques dans l’Antiquité et au Moyen-Age, PUF, Fondamental, 1998, 784 pages ; Philippe Nemo, Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, PUF, Quadrige, 2002, 1428 pages.

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